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Frankenstein ou le Prophète Ressuscité
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tome 1, Chapitre 4 « De l'Autre Côté d'un Miroir » tome 1, Chapitre 4

Boire du vin et étreindre la beauté Vaut mieux que l'hypocrisie du dévot.

Omar Khayyâm

Rubâ'iyyât

Ma sœur, il me faut vous rapporter un incident singulier. De prendre la plume pour vous en faire part, je tremble.

Est-ce la peur qui m’anime ? L’excitation ? La sidération ?

Je l’ignore, sans doute préféré-je qu’il en soit ainsi. Je me vois Pandore, la femme d’airain qui a ouvert la jarre et libéré les fléaux qui ont alors accablé les hommes et les femmes de ce monde.

Or voici donc : il me fallait me rendre au domicile du Docteur Jekyll ; l’un de ses confrères, le Professeur Everett devait lui apporter une copie de ses notes. Comme je savais ma chambre guère éloignée de sa résidence, je me suis proposé de les lui remettre. Ainsi, tandis que j’en prenais la direction, par acquit de conscience, j’interrogeais les riverains, de manière à ne point me tromper. Je remarquais alors que toutes se signaient avant de disparaître, avec une surprenante célérité, sitôt qu’elle m’avait répondu. J’imputais la chose à leur esprit simple encore superstitieux, peu au fait des sciences. Je ne compris leur accès de terreur à l’évocation du nom de Jekyll qu’en arrivant à son domicile qui, fait singulier, se trouve dans l’un des quartiers les plus huppés de Londres.

Ma sœur, rien ne pourrait être plus semblable à un autre appartement que le sien, pourtant… pourtant il s’en dégageait un sentiment d’indicible effroi, comme si le Diable lui-même y vivait. Tout y était si… lugubre. La veille, j’avais télégraphié l’heure de ma venue. Étrangement, quand je pénétrais dans sa demeure, je ne décelais nulle trace d’une quelconque présence humaine, aucune lumière ne filtrait d’entre les fenêtres claquemurées. Inquiet, je longeais un long moment les ruelles jusqu’à ce que j’aperçus les volutes d’une épaisse fumée. Sûr de mon fait, je me suis alors hâté à son domicile et c’est là que j’ai fait sa rencontre.

Ah ! quelle épouvante ! Il a surgi d’une coursive à peine éclairée et derrière lui était étendu le corps de ce que je devinais comme étant celui d’une fillette.

Que devais-je faire ? Qu’aurais dus-je faire ?

J’hésitais, mais déjà les portes s’ouvraient et les gens se précipitaient au-dehors pour la secourir. De ma cachette involontaire, j’entraperçus la silhouette de son agresseur passer le coche de maison du docteur Jekyll.

Je pense que vous comprendrez désormais le trouble et l’agitation qui m’habitaient alors. Enfin, il faisait nuit noire, l’éclairage au gaz était mauvais, aussi sans doute mes yeux auront-ils été abusés. Comme, suite à cet incident, je ne désirai pas m’attarder au domicile du docteur Jekyll – le smog faisait son apparition – j’ai prestement frappé à sa porte, puis remis le pli, avant de m’éloigner lâchement. J’ignore qui m’a ouvert, je discernais seulement des mains, terminées par des doigts crochus semblables aux serres d’un aigle. Sûrement était-ce son assistant Hyde.

Ma sœur, je préfère néanmoins oublier ce pénible incident et me concentrer sur nos affaires. Ma commission achevée, je me suis empressé de retourner à l’hôtel où j’avais loué ma chambre et d’où je vous écris, encore éprouvé par cette épreuve. J’ignore si j’aurai, dans les jours qui suivront, le courage de me plonger dans les notes de notre oncle, sur lesquelles j’ai mis la main en ce jour.

Ah ! Ma sœur ! vous auriez vu ce visage ! Il n’était que boursouflure haineuse ; une incarnation vivante du vice, et ces yeux ; deux billes vides emplies d’une abominable noirceur. J’ai toujours ma réserve de laudanum avec moi. J’espère que je ne céderai pas à la tentation, à moins que je ne sorte. Le propriétaire m’a entretenu d’un établissement, à quelques pas d’ici, qui serait à même d’apaiser mes maux.

Il me hante, ma sœur. Oh oui ! il me possède.

Est-ce ce regard, dont parlait mon oncle dans ses notes quand la créature a ouvert les siens ? Je l’ignore. Je me demande si ce ne sont pas ses ressentiments qui teintent ainsi ses mots, car tout n’est qu’exhalation lorsqu’il se rend compte qu’elle prend vie, sauf ce qu’il y a cette chose au fond de ses yeux.

Y aura-t-il vu l’abomination en devenir ?

Ma sœur, c’est une chose sur laquelle il nous importe d’être attentifs. Nous ne pouvons reproduire ses erreurs. Nous ne pouvons le permettre, ce serait trop cruel, trop inhumain.

Aurez-vous la force, ma sœur ? Ou devrai-je me trouver une compagne capable de surmonter toutes les épreuves que je m’imposerai ?

Ah, pardonnez-moi ma sœur ! ma raison, mes sentiments s’égarent, mon esprit chavire, je ne sais plus ce que je dis. Ce visage… Ah, comme il me hante.

Est-ce que le laudanum me suffira à oublier ?

Affectueusement, votre frère.

H.F.

***

Évry, France, 16 février 2067

Défait, illusionné, Max contemple l’air absent le bâtiment qui se dresse tout en majesté. La main dans la poche de sa veste, il en tire son paquet de cigarettes qu’il frappe au creux de sa paume. L’une, sortie de son étui, il s’en saisit puis l’allume. Ses lèvres refermées dessus, il inspire un long moment, déposant les fumées âcres jusqu’au fond de ses alvéoles. Étranger, il expulse un jet bleuté qui se disperse aussitôt, emporté par un brusque coup de vent. Entre ses doigts, il tient la carte de la brasserie : L’Alptraumen. À sa gauche, un préfet métallique attire son attention ; il se sent perdu. Au-dessus de leur tête, un ballon drone navigue avec paresse.

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— Allez, viens ! lui lance Franz, tandis qu’il presse le bouton de l’appelle-piéton. Achille nous attend ; il nous ramène à la maison.

Sa voix n’est qu’un murmure étouffé ; ses oreilles bourdonnent comme s’il les avait bourrées avec du coton ouaté.

— À la maison, doux euphémisme pour parler d’un lieu qui depuis longtemps tombe en ruine, songe-t-il.

Las, il hoche la tête, fait quelques pas, puis s’arrête. Rêveur, il relit encore une fois les petites lettres dorées couchées sur le morceau de bristol, puis le range dans son portefeuille. En face, les véhicules s’en vont les uns après les autres. Au loin, quelqu’un les hèle. Une main sur l’épaule, Franz l’encourage ; il se sent abattu, déprimé. Le feu est encore au vert et les voitures mugissent en sourdine. Il ricane doucement.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Rien, répond-il. Je ris seulement de l’inutilité de nos efforts.

Franz aimerait le contredire.

Étendu sur le sol, le macchabée ouvre des yeux aveugles. Au fond de ses orbites, il y a le noir, l’obscurité, la pourriture, la décomposition. Redressé, parodie de zombies de pacotille, il écarte une bouche vide, dont les dents se déchaussent les unes après les autres.

Pendant ce temps, le feu est passé au rouge. Alignées sur la ligne de départ, les voitures sont toutes au garde-à-vous, prêtes à s’élancer.

— Viens ! lui intime Franz.

Mais il lui semble que son ton manque de fermeté. Lents, comme au pas du condamné qui se rend à la place de grève, ils s’engagent tous deux sur les zébrures incrustées dans le bitume. Sur le parking, il ne reste plus qu’un véhicule, celui d’Achille, une vieille Nissan décrépie, dont les moteurs sont si encrassés, que ce n’est plus qu’avec difficulté, qu’elle ouvre ses élytres pour capter la lumière d’un soleil fatigué. Écrasée par la masse imposante du bâtiment qui déploie ses étages derrière lui, elle paraît insignifiante, semblable à une cellule que l’on disséquerait sous un microscope ; en fait, un sujet d’expérience, rien de plus.

— Dépêchez-vous ! J’en peux plus de cet endroit. Ils vont me rendre fou avec leur règlement. Heureusement que j’avais prévu le coup en apportant des tentes hermétiques, s’exclame Achille, pendant qu’ils s’asseyent.

À l’intérieur, une effluve lourde de désodorisant à la vanille bon marché imprègne les tissus usés de la voiture. À l’arrière, la banquette croule sous des monceaux de journaux déchirés et de livres à la couverture défraîchie, sans compter l’impressionnante pile de cristossons, qui dorment dans le coffre. Franz, plus grand que Max, prend la place du mort, avant de reculer le fauteuil, tandis qu’un concert de protestation monte de derrière :

— Hé ! Franz ! s’exclame Max, dont les genoux sont brutalement ramenés sous son menton. Je sais que tu es une grande asperge. Mais César est mort depuis plus de 60 ans. Avance donc un peu ton siège que je puisse étendre mes guibolles, sans craindre pour mes rotules.

— Désolé, Max, ahane-t-il, comme il s’agrippe à la poignée au-dessus de la fenêtre.

À tâtons, il se saisit de la barre métallique dissimulée sous le fauteuil. Mais à peine l’a-t-il soulevé qu’elle cède et qu’il se retrouve brutalement projeté en arrière. Max n’a que le temps de relever ses jambes que le dossier heurte le bord de la banquette.

— Achille ! braille Max. Est-ce que tu songeras un jour à faire réparer le système hydraulique de tes sièges ?

— Le jour où cette camelote tiendra le coup plus de trois mois, sans que j’ai une autre pièce à changer. Bon sang, Franz ! Ouvre donc ta porte. Tu vas m’aider à balancer tous ces journaux dans le coffre. Désolé Max, mais tu seras derrière moi.

— J’aimerais, lui rétorque ce dernier, alors qu’il s’acharne sur une poignée qui manque de lui rester dans la main.

Secondé par Achille, qui tire de l’autre côté, la portière finit par céder, avant de coulisser dans un grincement atroce. Le coffre ouvert, Max recroquevillé sur la banquette, Franz et Achille se relayent pour ranger les piles de magasines qui encombrent l’arrière de la voiture.

— Fluide Glacial, l’Écho des Savanes, À Suivre, Métal Hurlant, que de beau monde ! siffle Max, admiratif. Prends garde Achille, il se pourrait bien que je vienne t’en souffler quelques-uns.

— Tututu, quand j’aurai fait le tri, mon ami, lui rétorque ce dernier.

— Alors, autant dire jamais, renchérit Franz, hilare.

Les piles de magazines dans le coffre, Max peut enfin s’asseoir derrière Achille, tandis que Franz se range à la place du mort. Le regard tourné vers le rétroviseur, Achille fixe Max.

— Quelles sont tes conclusions ?

Les lèvres pincées, Achille pousse un long soupir, cependant qu’il enfonce le bouton du contacteur.

— Aucune pour le moment, sinon que l’étudiant est décédé d’un coup de styler chirurgicalement placé entre les vertèbres cervicales. Je suppose que c’est la même arme qui aura œuvré auprès de notre second client. Mais vous avez vu comme moi, il n’y a rien à en tirer. Au moins, ai-je réussi à obtenir une copie des banques de vidéosurveillance et la saisie du plafonnier.

— Et bien sûr aucune trace biologique, murmure Franz, comme la voiture s’engage dans la circulation.

— Bien sûr que non, soupire Achille, les yeux fixés sur la route. L’étudiant s’appelle Aditaya Saranuprabhandh, natif d’Islamabad, il était en troisième année de thèse, dans l’unité du professeur Selim Budowsky. Quant au second… les choses se corsent, car il s’agit du directeur du centre, le Professeur Marionni ; prix Nobel de médecin pour ses travaux pionniers sur la matrice artificielle.

— Pas sûr que je le regretterai, soliloque Max, le coude appuyé sur le rebord de la fenêtre.

— Moi non plus, grommelle Achille. Enfin, peu importe. Le problème c’est que ça va remonter aux oreilles des ministères et l’affaire va devenir politique, à tous les coups on se fera éjecter.

Bercé par le ronronnement du moteur, Max ferme les yeux. Étendu dans le siège, Franz fait signe à Achille qui se déporte pour emprunter les coursives, plutôt que la voie express qui ceinture la cité anciennement nouvelle. Enfoncé dans le dédale, le véhicule passe devant des immeubles anonymes, barrés décolorés enserrés de bosquets maigrelets.

Agressive, l’odeur du liquide aseptique le saisit à la gorge, alors qu’ils franchissent le seuil de la maison de reproduction. À l’intérieur, les teintes contrastent avec son impression première, lisse, de teinte crème, les murs sont dépourvus de cette blancheur apure, clinique, qui était si prisée à une certaine époque.

Apaisement ; bienveillance ; sérénité ; tels sont les mots premiers qui lui viennent à l’esprit. Mal à l’aise, il se prend l’envie de voir, de gratter le mur pour découvrir l’envers du miroir.

Du blanc, du noir, du gris ? Du bois, du plâtre, du béton ? Quoi d’autre ?

Et si ce n’était rien de tout cela. Et s’il n’y avait rien derrière. Et si c’était le vide qui était habillé, le néant vicié, la vue sur la pièce d’à côté. Il s’imagine : fouiller le mur, en arracher les briques, lever le voile sur les mystères qui entourent ces lieux.

Au plafond, muets, les luminaires contemplent la foule incessante. Eux aussi ont perdu de leur agressivité ; à la place, ils diffusent une chaleur bienvenue.

Encore une fois, est-ce voulu ? Est-ce tout ici n’est que manipulation destinée à rassurer la parturiente ? Rassurer, ou bien dissimuler ?

Soudain, une main se pose sur sa cuisse.

— Eh bien, tu rêves ?

Il cligne des yeux. Quelqu’un est assis à côté de lui. Un parfum de bouton de rose flotte dans l’air.

Où était-il ?

Il a pris place dans un fauteuil aussi laid qu’inconfortable. Mais peut-être est-ce parce qu’il est conçu pour recevoir un autre genre de clientèle ; pas d’hommes, sinon les fondus de maternité masculine. Une affiche holographique collée en face rappelle les dix commandements de la grossesse sereine. À côté, une seconde met en garde le public contre les toutes dernières générations de MST. Quant à la troisième, il s’agit un avertissement aux couples en période préconceptuelle, avec le détail de toutes les démarches qualités et de santé à entreprendre. Sur le mur adjacent, une plaque énumère les noms des médecins présents, ainsi que les services auxquels ils sont rattachés.

— Avec qui as-tu rendez-vous déjà ?

— Elle, chuchote-t-elle, en pointant de l’index une femme à la figure trop lisse pour être naturelle.

— Et pourquoi fais-tu cette tête ? Tout s’est bien passé jusqu’à présent. Non ? ajoute-t-elle.

Amer, il sent sur ses épaules, pesé un peu plus encore, le malaise qui le hante depuis qu’il a cédé.

— Oui, bien sûr, songe-t-il. Après tout, nos amis qui sont autour de nous nous le prouvent chaque jour, de même que les chiffres du ministère de la Santé et du Mieux Vivre. Alors , pourquoi suis-je si anxieux ? À cause des exceptions sans doute, même si tout est fait pour les limiter.

N’est-il pas en train de se mentir ?

— Tous les futurs pères sont ainsi, tu ne crois pas ? murmure-t-il, comme pour l’apaiser.

— Et les mères ? ronronne-t-elle. Rassure-toi, ils savent ce qu’ils font et les protocoles sont là pour parer à toutes les éventualités.

Il sourit, mais ce n’est qu’une façade, un masque pour donner le change.

Soudain, la pièce devient floue ; un chaos, sa tête heurte le mur, c’est la portière d’une voiture

Les paupières entrouvertes, il aperçoit deux ombres indistinctes devant lui. L’une d’entre elles se retourne et prononce quelques mots, lointains, éthérés ; il s’en moque.

— … Esolé,… Ax !… os… âne !

À côté, l’autre fait un signe. De la main ? Sans doute.

Des enfants jouent. Ils sont trois. Non ! quatre autour d’un ballon aussi haut qu’eux. L’un saute, quand les autres retiennent la sphère en caoutchouc. Soudain, il tombe ; salto arrière, son crâne heurte la moquette et s’ouvre. Les petits se figent, mais ne poussent aucun cri. Non ! ils l’entourent et font la ronde tandis que du sang s’écoule, teintant d’écarlate la tapisserie trop sombre.

Les yeux clos, il prend une grande inspiration. Mes fantômes, tes fantômes, nos fantômes.

— Oui… soupire-t-il. Ils sont là pour ça.

Pendant ce temps, la voiture poursuit sa route erratique, sans autre but que de rouler pour oublier. Las, sa main traîne sur la banquette quand elle heurte une chose froide et lisse : Scientic European, numéro spécial astronomie. Curieux, il feuillette un instant le magazine, où s’étalent des photos aux couleurs passées. Étonné, il regarde la date sur la tranche : juillet-août 2023 ; c’est à peine s’il marchait.

2023, comment était-ce ?

Derrière eux, la ville a disparu, happée par l’horizon et le dôme de pollution.

Sans doute pareil, car alors toutes les graines étaient depuis longtemps semées.

Qu’est-ce qui a changé ?

Le coude appuyé sur le rebord de la fenêtre, il observe le paysage qui défile, les champs l’ont cédé aux tours qu’il voit se dresser au loin, derrière la ceinture de béton et d’acier du président Pompidou.

Assis en enfilade, des personnes, des couples, des ventres plus ou moins rebondis qui respirent la santé, sourires radieux dessinés sur les visages irradiés.

Beaucoup de ses connaissances se sont adressés à eux, pourquoi pas lui ? s’était-il dit.

Combien l’ont-ils regretté ensuite ?

— On arrive Max ! claironne Achille.

Engagé sur le ruban de bitume, la voiture sinue à contre-courant de la marée laborieuse.

Ses index sur les tempes, il sent la migraine gagner en intensité ; pulsation douloureuse à l’arrière du crâne, qui remonte petit à petit vers ses yeux. Une main sur la poitrine, elle se glisse vers sa poche intérieure à la recherche de son paquet de cigarettes.

— Prends plutôt celle-là, lui balance soudain Franz, comme il lui tend un cône roulé. Cadeau d’Achille.

Bête, Max fixe un instant le joint, puis s’en saisit.

— Cadeau d’Achille, hein ! Et t’as mis quoi dedans cette fois ? De l’acide ? ricane-t-il, tandis qu’il en inspire une autre bouffée.

— Gâche pas le plaisir ! Contente-toi de le savourer. On en rediscutera dans les jardins.

Ivre, il est le bateau dans la tempête, la terre foulée par les sabots d’un millier de chevaux. Entre ses doigts, le joint se déforme en une grotesque chose aux yeux globuleux. Les paupières closes, il la devine qui accomplit une nouvelle métamorphose. Repliée sur elle-même, seuls ses appendices dépassent de la masse rose. Amoureuse, la migraine tend ses membres vers lui ; il fuit. Elle est rapide ; il esquive, car elle est sur son terrain ; corps sans tête qui le poursuit ; une course qui ne prend jamais fin ; une course qui ne connaît de répit que grâce à son ami et à ses talents de chimiste. Soudain, un murmure lui parvient. Ce ne sont que des sons inarticulés. Il en possède la signification, mais non la compréhension. En apnée psychique, son instinct lui dicte quoi faire. Son diaphragme se contracte et ses bronches s’emplissent de la brume psychédélique.

Blocage.

Il sent la médication lysergique diffuser au travers des alvéoles, son sang se gorge des molécules organiques, qui iront bientôt inonder son cerveau malmené.

Relâche.

L’air s’échappe de ses poumons, la forme s’essouffle, à peine. Il entrouvre les paupières, mais le soleil, trop haut, trop fort lui brûle les rétines.

Fermeture. Inspiration. Blocage.

L’hallucination reflue, elle lutte. Ses pieds déformés s’enfoncent dans le sol, transformé en boue. Lui est au bord du marécage. Elle lui tend des bras, encore palmés, pas encore dessinés.

Un nouveau cycle s’amorce : Expulsion. Ouverture. Inspiration.

Il ne dépasse plus que le torse, au bout duquel se tordent encore les membres supérieurs.

Pour combien de temps ?

Il retient son souffle. Les épaules s’éclipsent, les mains torturées sont tout ce qui reste de l’être contrefait ; il demeure sur le bord de la ligne imaginaire qu’il a tracée.

Comment plaidez-vous ? Coupable ! Coupable ! Vous entendez coupable !

Il serre les dents, les poings, la chimie poursuit son œuvre ; elle la saveur sèche du désert, le goût âpre de la terre calcinée.

— Disparaît ! hurle-t-il dans sa tête, à l’adresse de la chose obscène qui l’observe. Je veux être seule pour pleurer les larmes amères de mon deuil.

Un son ! un son se propage dans sa tête. C’est un nom, son nom. Il crie. Son poing frappe le vide. Tout est vain, si vain.

— Max, murmure une voix. Est-ce que tu m’entends ?

Lointaine, feutrée, il croit la reconnaître.

Franz ?

Une paupière entrouverte, puis l’autre, il découvre un visage composé de facette. Dans le ciel, le soleil a disparu. À la place, c’est une voûte obscure, où se reflètent d’étranges sillons d’argent. Assis dans un fauteuil, son regard glisse. Bientôt, il identifie le mur punaisé de portraits de pin-up holographiques. Il pousse un long soupir, soulagé. En fond, la radio d’Achille diffuse des bandes originales de films antédiluviens, un chœur de voix, inquiétant et étouffant, qui le rassure. Quelqu’un lui passe une couverture sur le dos.

Maman !

Il redevient un enfant. De plus en plus, il rétrécit. Il désire retourner au début, fermer la boucle du temps et dérouler le film à l’envers.

— Max… Prends ça.

Doux, quelqu’un lui tend une tasse fumante, emplie d’un breuvage noir qui sent très fort. Des arômes puissants de chocolat et d’une chose indéfinissable flottent. Chaud, il souffle dessus, puis en prend une gorgée, tandis que le goût du cacao l’emporte.

— Qu’est-ce que c’est ? marmonne-t-il.

— Du maté et des fèves de cacao torréfiées. Un truc à réveiller un mort ; mon capitaine de section avait l’habitude de toujours en avoir sur lui en mission. Comment te sens-tu ?

Encore nauséeux, il se redresse avec difficulté. Les mains sur les tempes, il sent la migraine se dissiper, de même que les hallucinations aussi. Achille n’a mis qu’une dose infime de LSD dans le joint, bien insuffisante pour en générer.

La tête gourde, il éructe soudain. Pâle, en sueur, il aspire à grandes bouffées l’air vicié du bureau.

Qu’est-ce qui a bien pu déclencher chez lui cette nouvelle crise, surtout de cette intensité ?

— Est-ce que tu l’as vu ? le questionne Franz.

Blafard, il voudrait dire que non. Complice Achille échange avec Franz un regard lourd de sous-entendus. La vue toujours brouillée, il devine leurs silhouettes, semblables à des aquarelles trop diluées couchées sur une feuille de papier bien trop épaisse. Leurs paroles ne sont que les bribes d’une conversation décousue. Ses yeux lui font encore mal. Terrassé, il les ferme de nouveau. Ainsi, il sera à l’abri, dans la nuit, dans sa nuit, sans lui.

— Achille t’a préparé le canapé. Allonge-toi, nous reviendrons te chercher un peu plus tard, lorsque l’acide aura cessé d’agir. Le maté sera là pour éviter le flash-back. Tu peux lui faire confiance.

Oui, à lui. À qui d’autre ?

Franz lui passe un bras sous les épaules, puis le soulève, puis l’aide à s’étendre, avant de lui glisser une couverture en laine.

— Merci, marmonne-t-il.

Soudain, la pièce plonge dans le noir et ses yeux s’ouvrent, immenses et intenses ; deux puits de lumière incandescente.


Texte publié par Diogene, 21 décembre 2016 à 22h59
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