Pourquoi vous inscrire ?
Frankenstein ou le Prophète Ressuscité
icone Fiche icone Fils de discussion icone Lecture icone 0 commentaire 0
«
»
tome 1, Chapitre 3 « L'Ange de la Passion » tome 1, Chapitre 3

La perversion de la cité commence par la fraude des mots.

Platon

Ma sœur, je ne saurai vous décrire dans quel état d'excitation je me trouve. La nuit est si fort avancée, que je n'ai pu me résoudre à dormir ce soir. Nous avons discuté Crookes et ces messieurs longtemps encore après la fin de la conférence. Hélas, il nous fallut écourter pour dîner et nous dûmes nous rendre dans une auberge, le Cygne Noir, une taverne à quelques pas du King's College. C'était un endroit, bruyant et malodorant, pardonné par l'excellence de sa cuisine et de sa cave, surtout de sa cave. Nous avons dégusté un Bowmore de quarante ans d'âge – une pure merveille – qui nous a échauffé l'esprit et le cœur. Cependant, il n'était point question pour nous de nous ouvrir et de nous confier nos secrets mutuels en pareil lieu. Nous n'ignorons pas combien les oreilles et les yeux de Sa Majesté Victoria sont très au fait de ces choses. Je doute qu'ils goûtent la possibilité de voir quelques-uns de leurs précieux savants prendre la clé des champs, puis de se mettre au service d'une puissance étrangère, ennemi de surcroît. Enfin, peu me chaut, ce sont des problématiques qui me sont fortes lointaines, comme vous ne pouvez le méconnaître ; ils sont d'autres sujets, bien plus importants, qui me préoccupent.

J'ignore si je vous avais fait part dans mon précédent courrier de quelques-uns des domaines d'intentions du professeur Crookes. Cependant, il se pourrait que ceux-ci puissent coïncider avec les nôtres. Je modère, malgré tout, l'enthousiasme qui me gagne, de même qu'il serait prématuré de vous affirmer la chose possible.

Mais enfin, rendez-vous compte, ma chère !

Ah ! je n'en dis pas plus, les mots risquent de m'emporter et que nous ne puissions amener à bien notre entreprise me briserait le cœur autant qu'à vous. Or voici, en ce dernier jour, Crookes nous a présenté quelques-unes de ces dernières inventions avec lesquelles il espère mettre en évidence le flux vitae de l'énergie psychique qui circule en chaque être humain. En effet, les médiums et autres spirites possèdent toutes les qualités pour se prêter à ce genre d'expériences du fait de leur capacité à la concentrer, peut-être même réussira-t-il à isoler des courants anciens. Mais tout cela n'est que pure spéculation de ma part. Toutefois, si cela ne s'avère pas être une vaine chimère, alors j'entreprendrai ce voyage jusque dans les glaces boréales.

Je n'ai pas encore pu, à ce jour, rassembler toutes les notes du capitaine Walton et je le regrette. De même, je n'ai toujours reçu aucune nouvelle de mon antiquaire à Londres. Il m'avait pourtant promis de m'envoyer, une fois par semaine, un courrier faisant état de ses avancées. S'il a tenu parole les deux premières fois, voici presque un mois que je n'ai rien réceptionné de sa part. Serait-il parti avec ses émoluments, que je n'en serai guère étonné ? C'est un coquin, et de la pire espèce. Hélas, il est aussi fort habile à retrouver ces vieux objets qui nous font tant défaut. Peut-être suis-je un peu dur envers lui, car je dois bien avouer qu'il m'a toujours été fidèle et loyal. J'espère qu'une bande d'apaches ne lui sera pas tombée dessus à bras raccourcis, ou qu'il se sera fourré dans je ne sais quel mystère oriental. En outre, je m'inquiète d'une autre issue. Serait-il possible que l'on ait intentionnellement dérobé ou escamoté ces fragments du journal de manière à ne jamais retrouver ses restes ? Je m'interroge...

Néanmoins, cela n'entamera en rien ma détermination, non plus que je ne cesserai mes travaux en la matière. De bien entendu, il serait plus aisé de le voir partager avec nous ses procédés, plutôt que de reprendre depuis le début le processus.

Pardon, encore je digresse.

Demain, je m'en retournerai à Londres et me rendrai à sa boutique ; sa fille s'en occupe en son absence. Si cette visite n'aboutit pas, je me mettrai en relation avec le Docteur Jekyll et son assistant Hyde. En effet, Crookes, dans l'incapacité de se déplacer dans les jours à venir, m'a confié plusieurs courriers et documents que je dois leur faire parvenir. Je ne suis pas au fait de leurs travaux, tout juste ai-je saisi qu'il étudiait la stratification de l'esprit humain. Serait-ce une voie possible pour le projet que je nourris ? Je l'ignore.

Ma sœur, assurez-vous bien que je sois en excellente condition et qu'il me tarde de vous retrouver pour vous faire de mes avancées. Je ne sais pas à quelle date vous parviendra mon présent courrier, tant je sens que je serai accaparé les prochains jours.

Votre dévoué frère.

***

Évry, France, 16 février 2067

Assis l'un en face de l'autre sur une table en mélaminé verni, authentique. Franz écoute d'une oreille distraite la musique qui passe en bruit de fond, un vieux tube des années 70, 1970, Planet Caravan de Black Sabbath.

We sail through endless skies

Stars shine like eyes

The black night sighs

The Moon in silver dreams

Falls down in beams*

Négligent, il tire une dernière fois sur sa cigarette puis l'écrase dans le cendrier posé au centre de la table. Pendant ce temps, Max, un verre à demi rempli à la main, le regard vide, contemple le fond de sa boisson. Absent, il s'empare d'une serviette en papier, puis dessine dessus une série de motifs géométriques sans queue ni tête. Gourd, son trait devient soudain plus dur, plus nerveux.

— Merde ! jure-t-il quand la mine du crayon se casse, avant de déchirer la fine toile cellulosique. Un instant, il fixe l'objet mutilé, puis avale une nouvelle gorgée de café.

— Ah ! Bon sang ! vitupère-t-il.

— Froid ? lui demande Franz, la bouche en cœur.

En guise de réponse, Max lui renvoie un regard peu amène, puis renonce ; il a encore sur le langue les arômes puissants du café torréfié, bien qu'il ait attendu trop longtemps avant de l'achever. La main tendue vers le billet glissé sous un carton, Franz lui saisit brusquement le poignet.

— Laisse, mon vieux ! lui rétorque-t-il. C'est pour moi !

— S'il te plaît, insiste-t-il, alors que Max s'apprête à protester. Je t'en prie, tu as déjà payé la note la dernière fois.

De mauvaise grâce, Max acquiesce, tandis que Franz se lève pour se diriger vers le comptoir, l'addition entre les doigts.

— Vas-y ! Fait comme tu veux, Franz. Mais la prochaine, c'est moi qui régale ! Oublie pas ! lui balance-t-il, le nez sur la serviette déchiquetée.

Un instant, Franz hésite, puis s'en va vers le bar, où s'agglutine désormais la foule des habitués. Parmi eux, un jeune homme à la mine avenante s'affaire. Chevelure gominée, barbe tout juste naissante, un costume trois-pièces tout droit sorti de la blanchisserie, il ouvre une mallette noire bourrée de prospectus holographique. À l'écart, occupé à essuyer ses verres, le serveur l'observe lui aussi.

— Il y a des choses qui ne changent jamais : de Vive La Crise à la Bio Nation, en passant par la Start Up Nation, les requins de toutes eaux auront toujours les dents longues, songe-t-il en le regardant déballer ses belles promesses.

Un tabouret libre repéré, il prend place, puis attrape l'une des cartes de l'établissement. Négligent, il jette par instant des coups d'œil l'intérieur de la valise : des prospectus d'une grande enseigne pharmaceutique qui, sous couvert d'information médicale, en profite pour faire la promotion de son dernier remède à la mode ; en bas, il aperçoit les visas étatiques.

— Comme il se doit, bien sûr, ajoute-t-il pour lui-même, écœuré, le regard maintenant porté sur le minuscule bout de carton.

Son dernier verre rangé, le barman s'avance vers le costume qui a déposé devant lui une épaisse liasse de papiers glacés. Sa mallette, elle, a réintégré sa place, au pied du tabouret.

— Désirez-vous boire quelque chose, monsieur ?

Cordial, aimable, presque onctueux, Franz admire le jeu faussement sincère de l'homme derrière le comptoir. Charmeur, il esquisse un sourire presque séducteur.

— Un kankoohii, s'il vous plaît.

— Je vois que monsieur est connaisseur.

Au bar, il lui semble que l'homme se crispe imperceptiblement.

Ses doigts se seraient-ils refermés un peu trop sur les liasses de ses documents ? Sa paupière aurait-elle tressailli ? Son dos se serait-il raidi ?

Semblable à deux adversaires qui se jaugeraient, chacun tente de saisir la faille dans laquelle il pourra s'engouffrer. De dos, le serveur s'occupe de la préparation de la boisson. Minutieux, ses gestes sont vifs, sûrs, la machine hurle, crache, fume. Cinq minutes plus tard, il revient avec une tasse brûlante. À sa surface flotte une baie rouge, déposée sur un radeau de feuilles de thé dépliées en une délicate rosace.

— Voici, monsieur. Cela vous fera cinq nouveaux euros et cinquante centimes.

Aimable, le jeune homme lui renvoie son sourire tandis qu'il glisse une main dans la poche intérieure de sa veste.

— Cela dit, je vous prierai de bien vouloir ranger vos effets. C'est que, vous me comprendrez, nous ne sommes pas un établissement de presse, ajoute le barman d'une voix douce, ses prunelles dissimulées par des lunettes fumées plongées dans les siennes.

Affable, Franz l'observe repousser de l'index la pile de prospectus, puis déposer la commande sur le comptoir.

Poli, flegmatique, exquis même, il ne s'est pas départi de son singulier sourire, non plus que son œillade équivoque.

— Mais nous pourrions aussi nous en entretenir, de manière plus intime, semble lui susurrer le serveur.

Une perle de sueur se forme à la tempe du jeune commercial, tandis que l'homme le couve de son regard incandescent. Hésitant, il tend une main vers sa liasse qui disparaît aussitôt, puis porte à ses lèvres la tasse toujours fumante. Quelques instants plus tard, il se lève, tout en glissant un billet de dix nouveaux euros sur le comptoir.

— Gardez la monnaie, lance-t-il tandis qu'il se saisit de sa mallette posée aux pieds du tabouret.

— Allons, monsieur ! Le service est compris dans le prix, s'offusque l'homme derrière le bar. En revanche, je veux bien l'une de vos notices, puisque vous nous quittez. J'apprécie toujours de conserver un souvenir.

Surpris, le démarcheur marque un temps d'arrêt, puis lui tend l'une des brochures qu'il a toujours entre les mains.

— Je souhaiterais vous demander encore quelque chose. Mais vous êtes tout à fait libre de refuser.

Étonné, le jeune homme le dévisage sans comprendre.

— Rien qui ne saurait vous mettre mal à l'aise, monsieur, lui murmure-t-il. Un simple paraphe...

Pesant, un étrange silence s'installe entre les deux protagonistes. Timide, le représentant s'avance, tandis que le barman lui tend un élégant stylo plume. Embarrassé, il s'empare de l'instrument et manque de peu de le lâcher.

— Un problème, monsieur ? s'enquiert-il, un coude posé sur le zinc.

— Non, non, bafouille ce dernier précipitamment, comme il couche sur la surface glacée une signature maladroite, avant de quitter les lieux sans demander son reste.

La porte refermée, le serveur éclate de rire, puis sort un classeur d'une étagère placée derrière lui. Glissée dans une pochette transparente, la réclame disparaît bientôt à l'intérieur.

— Encore un que vous ne reverrez pas de sitôt, soliloque Franz qui n'a rien perdu de l'étrange passe d'armes.

— Comme vous dites, lui rétorque le barman.

Un instant, Franz tressaille. Mutique, il fixe un long moment l'homme debout derrière son comptoir, puis se ravise.

— Le troisième depuis le début de la semaine. J'ai ouï dire qu'il y a une prime plus qu'alléchante à celui ou celle qui réussira à placer sa marchandise dans mon établissement. À la fin, cela devient un jeu et chaque fois je réclame mon trophée. Vous voulez voir ?

Mais Franz décline d'un geste de la main, puis glisse leur règlement.

— Encore une chose, s'enquiert-il, comme il récupère sa monnaie.

— Le kankoohii ?

Hilare, l'homme se penche vers lui d'un air de conspirateur :

— Imbuvable, du moins pour nos palais. Ce mélange est tout ce qu'il y a de plus factice, depuis la fausse feuille de thé...

— ... jusqu'à une cerise en céramique creuse, n'est-ce pas, complète Franz, la queue du fruit entre les doigts.

Une seconde, leurs yeux se croisent, tandis qu'une main glaciale se referme sur son cœur. Où a-t-il déjà aperçu ses flammes ?

— Une boisson artificielle pour de jeunes gens qui le sont tout autant, soliloque l'homme au bar, tandis qu'il range son classeur empli de trophées. Ce ne sont que des ambitieux qui ont l'impression de s'encanailler en visitant mon établissement, alors même qu'il y a belle lurette qu'ils vivent dans le ventre de la bête. Cependant, désireriez-vous reprendre quelque chose ?

Indécis, Franz fixe un long moment la carte, puis coule un regard vers Max. Les yeux vides, le corps affalé dans son fauteuil, il paraît sans vie, tandis que s'éloigne de leur table une silhouette à la grâce féline.

— Et si je m'en remettais à vous ? lui rétorque Franz. Quelque chose qui nous rendra les idées claires.

— Les idées claires...

Un étrange sourire fugitif se dessine sur les lèvres de l'homme.

— ... je vous rapporte ça. Et votre collègue ?

Toujours absent, Max semble ne plus désirer redescendre.

There's a lady who's sure all that glitters is gold

And she's buying a stairway to Heaven

When she gets there she knows, if the stores are all closed

With a word she can get what she came for*

— Je vous fais confiance. Me permettriez-vous de vous emprunter votre lecture ?

Aimable, l'homme ressort son classeur, puis lui tend le prospectus dans son écrin de plastine.

— Bien sûr, tant que vous ne me l'abîmez pas.

Franz le remercie d'un hochement de tête, puis s'en va rejoindre Max, perdu dans les lumières du firmament. Assis, celui-ci ne semble pas l'avoir remarqué, tandis qu'il s'enquiert du contenu de la réclame.

Avez-vous pensé à faire un spermogramme ?

De sa qualité, dépend votre fertilité.

Aujourd'hui dans plus d'un cas sur deux l'échec procréatif est d'origine masculine.

Alors, messieurs, n'hésitez plus ! Faites-vous dépister !

Spermoprass©

Les mots scintillent de mille feux, étrange écho à ce cadavre fraîchement découvert dans un centre dédié à la reproduction humaine.

Désabusé, Franz secoue la tête, puis se lève. Au même instant, un plateau sur lequel quelqu'un a posé une large théière, accompagnée de deux tasses en grès, surgit.

— Merci, soupire-t-il à l'adresse de la femme qui leur a apporté leurs consommations.

— Et pourriez-vous rendre ceci à votre collègue ? ajoute-t-il comme il lui tend la feuille de papier glacé.

D'un hochement de tête, elle acquiesce, puis s'éloigne. De nouveau assis, Franz secoue son compagnon, toujours plongé dans une douce torpeur.

— Max ? Tu rêves ?

Surpris, il manque de peu de bousculer la table.

— Qu'est-ce que... bredouille-t-il, cependant que ses yeux tombent sur la lourde théière ventrue posée sur le plateau.

— Oh ! Tu nous as commandé une infusion ?

Un sourire en coin, Franz acquiesce d'un hochement de tête.

— Remercie plutôt le patron de cet établissement, c'est lui qui nous l'a préparé. Je lui ai seulement demandé quelque chose qui nous rendrait les idées claires.

Max se retient de peu de rire : un étudiant malchanceux, un mort impossible, le tout dans un bâtiment dont la sécurité ferait pâlir la réserve européenne d'or. Décontenancé, il tend sa main vers la théière, quand un point lumineux, au-dessus de sa tête, l'attire.

Vous feriez une terrible erreur, monsieur.

Laissez-moi donc vous aider.

Mordorés, les mots flottent au-dessus du poignet d'une serveuse, à la figure encore plongée dans la pénombre. Interloqué, il remarque alors le bracelet relais passé autour de son avant-bras. Muette, presque certainement sourde, il avait ouï de ces appareils qui permettent de transmettre ses pensées à un projecteur holographique, via un implant dissimulé sous le cuir chevelu. Surpris, Max jette un regard à Franz, qui s'en étonne lui aussi, car de nos jours ce genre de handicap se résout sous le scalpel d'un neurophysiologiste.

Élégante, élégiaque, elle se penche en leur direction. Incapable de détacher ses yeux de sa silhouette, Max reconnaît l'ombre singulière entraperçue quelques minutes plus tôt. Souple, elle s'empare des bols qu'elle remplit à l'aide d'une louche en bambou. Chacun de ses mouvements est empli d'une grâce presque surnaturelle ; le fruit de longues années d'entraînement. Absorbés par le déroulé du rituel, les deux hommes en oublient tout ce qui les accable : les raisons de leur venue, les bruits dans le bar, leurs soucis conjugaux imaginaires, leurs existences solitaires, tandis qu'ils dérivent au cœur de cette oasis mystique, perdue au milieu d'un monde mécanique et sans surprise. Fasciné, Max tente de s'arracher à son emprise ; à côté de lui, Franz paraît s'en amuser.

Quel âge peut-elle avoir ? Vingt-cinq ? Trente ? Plus ? Non !

Au regard de ses presque cinquante, un long soupir s'échappe de sa bouche, comme il sent fondre sur lui le poids d'années qui compteraient doubles. Tout à coup, les lettres scintillantes le prennent au dépourvu.

Votre thé est prêt.

Je reviendrai vers vous, pour vous resservir.

— Merci, murmurent-ils en chœur, encore prisonnier du charme magnétique de la jeune femme.

Disparue, Franz reporte sur son attention sur son compagnon, dont l'esprit semble ne jamais vouloir redescendre. Amusé, presque envieux, il s'empare de l'une des tasses, puis la porte à ses lèvres. De l'infusion s'échappe des parfums de girofle et de cannelle.

Assis au coin du feu, il fixe la théière en métal suspendu au-dessus du foyer. En face de lui, un homme à la mine bourrue l'observe ; derrière lui, une silhouette s'agite, une femme maigre qui porte sur son dos un enfant enveloppé dans un large tissu ; lui aussi a le visage émacié. Dans le ciel, la lune se cache sous un épais tapis de nuages, de même que les étoiles qui l'accompagnent. Silencieuse, la femme se penche vers lui et place entre ses doigts une tasse en étain.

— Merci, murmure-t-il, pendant que son compagnon traduit.

La femme secoue la tête ; un éclair fugitif a illuminé le fond de ses prunelles. Le récipient porté à sa bouche, il avale une gorgée du liquide encore chaud.

— Max, tu devrais le boire avant qu'il ne refroidisse, glisse-t-il à son camarade.

— Tu as raison, semble-t-il lui rétorqué d'une voix absente.

Cardamone et poivre se lient désormais sur sa langue. Il ferme les yeux et savoure les arômes ; en face de lui, Max rêve. Automate, il s'est emparé de sa tasse, puis l'a porté à son tour à ses lèvres. Au travers de la fumée qui s'en échappe, il cherche toujours l'étrange silhouette qui s'est éclipsée.

C'est le hasard qui l'a placé sur le chemin de ce bar minuscule, dont la façade ne payait pas de mine, coincé qu'il était au milieu des grands ensembles. C'est le hasard, encore une fois, qui lui a fait croiser la route de cette femme au charme singulier.

Soudain, il ne se sent plus seul.

En fait, toute la rue est un anachronisme pierreux avec ses pavillons de banlieue, tel qu'ils s'étaient mis à fleurir après la guerre ; une verrue temporelle qui aurait fait son nid au sein même de ce qui passe pour les canons de la modernité et de la bienséance. Dans un profond soupir, Max glisse sa tasse dans sa coupelle. Ses doigts le démangent, il a envie de s'en griller une ; dans le fond repose un peu de matcha.

— Que se serait dommage, songe-t-il, tandis qu'il s'abîme dans la scrutation du lieu.

Les paupières toujours closes, Franz semble s'être assoupi.

— Chacun son tour, s'amuse-t-il, comme il extrait de la poche de sa veste un paquet de cigarettes qu'il balance sur un coin de la table. Sorti de son étui, il contemple l'objet de son désir éteint d'un air absent, quand les lettres surgissent à nouveau.

Je reviens vous servir.

Il y a quelque chose de magique : une anomalie, comme ce quartier figé dans une époque qu'il n'a jamais connue, sinon par les films et les photographies. Et s'il se trompait. Et si l'aberration était l'ensemble autour. Quelle conclusion lui faudrait-il en tirer ?

Elle-même en fait partie. Plaisante, ses mains volent au-dessus du service. Encore une fois, le charme opère. Obérée par sa présence, la salle disparaît ; ils ne sont plus que tous les trois, lui, Franz et cette femme à la grâce hypnotique, prisonniers d'une bulle d'éther évanescente qui les préserve. À l'intérieur, le temps s'étire, file, sa danse n'en finit pas, ses doigts virevoltent, caressent les volutes de vapeur qui s'élèvent, dessinent d'invisibles origamis.

— Puis-je ? murmure-t-il en désignant le bracelet passé au-dessus de son poignet.

Souriante, elle le dévisage de ses grands yeux liquides, l'ôte, puis le glisse au creux de sa paume. C'est une sensation étrange qui se saisit de lui, quand sa peau satinée le touche ; elle paraît artificielle. Elle s'apprête à lui reprendre l'objet, mais il secoue la tête. Sa main est toujours là, contre la sienne ; il comprend. Certaines choses se passent de mots.

Merci.

Le mot scintille au-dessus de la table. Les lèvres de Max s'étirent ; il lui rend son bijou. Il ne se l'explique pas, mais il désire la revoir. En face de lui, Franz demeure silencieux, un sourire en coin, les yeux dardés sur lui.

Lui aussi a perçu l'étrange communion.

— Tu reviendras Max, aie en la certitude. C'est la meilleure chose qu'il puisse t'arriver, songe-t-il. Au fond, ne sommes-nous pas tous ici des naufragés échoués d'un monde déglingué ?

En fond, S.E.N.S remplace Tony Iommi et ses riffs et, malgré l'heure somme toute matinale, Franz se prend à rêver et à oublier. Ses mains s'échouent de nouveau sur le rivage de porcelaine, qu'il porte à ses lèvres. Un peu de mousse se colle sur sa peau, dessinant une fine moustache duveteuse. L'air absent, Max regarde stupidement son paquet de sèches posé sur le bord de la table.

Est-ce cet échange qui le plonge ainsi dans la mélancolie, ou ce cadavre de trop, découvert dans les locaux de l'institut ? Cette rencontre de l'étrange ?

Penché sur sa tasse, Max contemple au fond les grains de matcha ; grains de nuit perdus dans l'infini. À côté de lui, Franz tire sur sa cigarette, puis recrache un jet de fumée bleutée, la mine dégoûtée, avant de l'écraser dans le cendrier.

— Franz ?

Ses pensées au fil de l'eau, il ne l'entend pas.

— Franz ?

— Oui ?

Arraché à sa torpeur soudaine, Franz le dévisage avec gravité.

— Excuse-moi, Max. Je me suis égaré dans un souvenir.

Vêtu d'une large cape, il ramène sur sa tête la capuche, alors que les premières gouttes s'abattent autour de lui. Derrière lui, le village s'est endormi. En face de lui, la jungle sort tout juste de son assoupissement.

Mais, en cet instant, la jungle n'est plus et c'est un homme, de chair et de sang, qui le fixe, sa tasse à hauteur du visage.

— Franz ! Je deviens sans doute parano, mais tu ne trouves pas que c'est une bien étrange coïncidence. Achille vient de m'envoyer un message : d'après les relevés du bâtiment, le plafonnier est tombé en panne à exactement 3 heures 17 minutes ce matin, quelques heures après le décès de notre client.

En face de lui, Franz hausse les épaules, tout en dissimulant le trouble qui l'agite soudain.

— Je me fais sans doute des idées, mais nous tenons peut-être un indice, néanmoins corrélation n'est pas synonyme de cause.

Dans sa bouche, le thé lui dispense des arômes étranges, entêtants. D'après Achille rien n'a été retrouvé, aucune empreinte, aucun fluide, pas même un cheveu.

— Je ne sais pas, Max. De plus, comment expliques-tu l'état du cadavre ?

Un pâle sourire étire les lèvres de son compagnon tandis qu'il reprend une gorgée de sa boisson. Bien sûr qu'il ne résoudra pas l'énigme, personne ne le pourra... Comme dans toutes les autres affaires, une dextre, peut-être une senestre écrira : en l'état actuel des connaissances, aucune explication ne peut être donnée.

— Combien d'autres cas semblables ?

Franz soutient son regard cave, puis lève une main dont il replie quelques doigts.

— Trois, c'est ça, soupire Max.

Silencieux, Franz acquiesce, avalant au passage une large lampée de thé. Des clochards pour deux d'entre eux, un patient grabataire dans une maison de soin ; rien qui ne les relie entre eux. De plus, qui s'y intéressait à l'époque... personne, sinon quelques vagues curieux en mal de sensations.

— Trois en dix ans. Voilà qui est surprenant, soliloque Franz d'une voix éteinte.

Max hausse un sourcil.

— Tu as dit quelque chose ?

Mais Franz ne répond pas ; il paraît abîmé dans ses réflexions. Les mains passées derrière la nuque, Max ferme les yeux, se remémorant la grâce avec laquelle cette femme étrange leur avait servi le thé.

Pourquoi n'a-t-elle pas fait de chirurgie ?

Sous sa chair, il sent l'absence d'une phalange à son index gauche.

*Black Sabbath : Planet Caravan

Nous naviguons dans le ciel sans fin

Les étoiles brillent comme des yeux

La nuit noire soupire

La lune dans les rêves d'argent

Tombe en poussière


Texte publié par Diogene, 15 décembre 2016 à 20h55
© tous droits réservés.
«
»
tome 1, Chapitre 3 « L'Ange de la Passion » tome 1, Chapitre 3
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
2782 histoires publiées
1267 membres inscrits
Notre membre le plus récent est JeanAlbert
LeConteur.fr 2013-2024 © Tous droits réservés