Un sujet normal est essentiellement quelqu’un qui se met dans la position de ne pas prendre au sérieux la plus grande part de son discours intérieur.
Jacques Lacan; Les Psychoses
Croyez bien que je suis maître de moi-même, autant qu’il m’en est permis par le seigneur.
Toutefois, si Dieu nous tient sous sa coupe, il n’en va pas de même de père. J’entends encore ses avertissements, inlassablement répétés. Peste soit des gens de peur ! Je lui ai déjà donné tant de gages au sujet de ce projet. Quand bien même s’y opposerait-il avec la dernière des volontés, que ma décision est prise.
En outre, c’est là un fort curieux paradoxe de sa part. Combien de fois ne nous a-t-il pas confié que la destinée d’un homme est entre ses mains et dans son ouverture au monde ?
Ma chère ! Je crois en ces paroles qui sont celles d’un homme sensé, tel que père. Après tout, n’est-ce pas avec eux qu’il a bâti ce que tant de gens ordinaires admirent. Ne peut-on pas renouveler cet exploit et donner à la foi un nouvel élan ?
En ce siècle jailli des ténèbres, nous développons plus de génie créatif, plus de puissance objective que l’humanité n’en a jamais eu auparavant !
La seule limite fixée est celle de Dieu. Il nous a façonnés à son image, infinie et pétrie de perfection. Peu importe qu’Adam ait fauté à cause d’Ève, qu’il ait eu plusieurs femmes avant elle, qu’ils fussent chassés du Paradis et de la Cité d’Argent. Il nous a octroyé les moyens de notre rédemption et elle passe par le chemin de la création et de la connaissance.
Oui ! J’ose vous l’affirmer !
Me rétorquerez-vous, Galilei Galileo, Tycho Brahe, Léonard de Vinci, Giordano Bruno, Jean-Baptiste Lamarck, Charles Darwin, Aristote, Sigmund Freud, ne sont pas des créateurs, mais des explorateurs.
Nenni ! Vous contrerai-je ?
En effet, qu’est donc l’exploration, sinon une autre facette de la création, puisqu’il faut une pensée nouvelle, une réflexion débarrassée des vieilles poussières pour oser sauter le pas ; une idée née des cendres de ces dernières.
La question serait plutôt : pourquoi se sont-ils ainsi heurtés aux représentants de Dieu ?
La réponse tient en ma question, ces hommes sont faillibles et ils ne sont que des intermédiaires entre Dieu et nous. Dieu nous a offert les outils intellectuels et manuels, il n’appartient qu’à nous de nous en emparer et d’exalter leur potentialité et je compte bien m’en saisir pour accomplir son dessein : La Rédemption de l’Humanité. Les anciens nous ont montré la voie : Abraham, Moïse, Jésus, Mahomet, et j’en oublie. Volontaires, ils sont si nombreux que je ne puis tous les citer. Tous ont été réceptacles des Mots de Dieu et en ont répandu les fruits. Plut à Dieu que nous nous en eussions fait usage avec sagesse et parcimonie. Au lieu de cela, ce ne furent que déchirures et guerres acrimonieuses pour se les approprier, oubliant l’essentiel. Mais je ne répéterai point leurs erreurs et le temps sera un allié puissant. Ne m’interrogez surtout pas sur ce point, car je ne puis vous répondre ; tout n’est encore que pure spéculation et je ne tiens pas à me donner de faux espoirs.
Hélas, il m’en coûte de rien ne vous dévoiler dans la chose. Mais j’appréhende que cela ne tombe entre de mauvaises mains, ce qui serait désastreux pour la suite de mon entreprise. La rédemption est à ce prix, celui d’un lourd sacrifice. À ce sujet, je crains de ne plus être en mesure de vous donner de mes nouvelles dans les semaines futures, un travail délicat m’attend.
Cependant, je vous prierai de ne rien en dire à Père. Il doit entendre ce que j’ai à lui confier de ma bouche. Le voyage sera périlleux, je n’en doute surtout pas et vous vous opposeriez une fois de plus à propos de cette entreprise, qu’il qualifiera de folle.
Enfin, rappelez-vous seulement ce qu’il vous en a coûté de l’avoir écouté ! Ne recommencez pas, je vous en conjure, ma chère. Vous avez failli vous perdre, vous n’êtes plus de la même constitution.
Je vous en assure je saurai m’y prendre et je ne commettrai aucune précipitation. Comme je vous l’ai laissé à entendre, je ne m’y engagerai que si je plie le temps, que s’il devient, comme j’ai grand espoir, mon allié.
Ma sœur, je termine ici cette missive. J’ignore quand elle vous parviendra, ni même quand je m’emparerai de nouveau de la plume pour vous écrire. Le travail m’accable autant qu’il m’accapare.
Votre dévouée H.F
Hailaib, Soudan, 24 juillet 2048
Dans la nitescence clignotante, le visage s'illumine, réminiscence d'un semblant de vie au milieu de traits tirés. Les doigts suspendus en l'air, ceux-ci retombent lourdement, imprimant une claque sèche et sonore à son instrument. Puis c'est le silence, pesant, entrecoupé des grésillements d'une source rayonnante sur le déclin. Soupir, l'attente est devenue insupportable. Délivrance, une machine s'ébranle et crache l'objet de son désir. La silhouette se lève, raide, comme si elle avait été trop longtemps assise, et s'avance dans la pénombre. Semblable à une ombre chinoise, son bras se détache, sa main se tend, ses doigts se ferment. Frottement du papier contre la peau, il se relit à voix basse ; chant mélodieux dans l'obscurité. Derrière lui, par la fenêtre, un lumignon asthmatique est à bout de souffle, ses extinctions sont de plus en plus fréquentes. Ce n'est plus qu'une question de minutes avant qu'il ne rende l'âme. L'homme expire, puis se dirige vers la baie vitrée. Lentement, il tourne le cylindre qui a alors tôt fait de lui masquer l'agonie du luminaire urbain. Enfin, il sera au calme pour accomplir sa tâche.
Mais est-ce cela qui le préoccupe ?
Un éclair haineux dans ses yeux sème le trouble. Cependant, il s'évanouit aussi vite qu'il est apparu. Sans hâte, il se dirige vers son lieu d'exécution. Par la porte entrebâillée lui parviennent les sons étouffés du couloir désert : respiration artificielle des ventilations mécaniques, soupirs graves des pompes à air, chuintement des rouages des caméras dissimulées dans les murs. Comme il aime ces moments où, seul, il partage avec lui-même ses pensées. Il savoure l'instant, puis reprend sa place dans son fauteuil dédié ; un siège aux ressorts délicieusement grinçants. Immobile, il étend un membre vers le meuble qui se dresse, puis le ramène. Le tiroir s'ouvre, avec lenteur, sans un bruit, car il l'a huilé avec soin.
Ses doigts l'effleurent, elle est si délicate ; il a oublié depuis quand il l'a en sa possession.
Deux, dix, vingt ? Plus ? Peut-être... Les années passent et ne font que l'effleurer.
À côté, la feuille vierge l'attend. Il fait trop sombre. Une lumière éclate. Ses paupières se plissent. Il n'apprécie pas, mais elle ne lui offre aucun autre choix. Il est ainsi, il préfère l'obscurité. Elle est comme une maîtresse et une mère. Ses yeux habitués à la soudaine source ardente, il s'empare d'un flacon noir, un cygne argenté gravé dessus. Il le dévisse. Le verre crie sous l'effet de la morsure du métal sur sa chair siliceuse. Sa bouche s'étire, car il a humé l'odeur de la nuit qui s'en est échappée. Il inspire, longuement. C'est son rituel. Ensuite, il se saisira de la pointe en cristal et en sertira sa plume. Son geste est ferme, sa main ne tremble pas. Elle plonge et ressort aussitôt, juste ce qu'il faut. Personne ne circule dans les couloirs à cette heure du soir. Il est seul et il le doit. À sa droite, comme pour se moquer de lui, une pile de papiers vacille. Il n'y prête aucun intérêt. Ce n'est qu'une illusion, provoquée par la désaccoutumance de ses pupilles à l'obscur. Il rit, puis reporte son attention à son devoir.
La pointe est toujours au-dessus du seuil, ni trop ni trop peu, tel est la loi ; sa loi, immuable, parfaite. Rien ne tombe. Il est satisfait. Son front se plisse. Il marque sa concentration ; l'instant où il amorce son geste que n'arrêtera que la perte sèche de la substance rêve. Soudain, l'extrémité blanche s'envole, le mouvement est sûr, fluide, même les interruptions n'en sont pas ; elles sont le ballet. Il ne cesse que lorsqu'il en arrive à la dernière extrémité. Sa main retombe. La plume déshabillée repose dans son écrin, la tête boit avec avidité une eau limpide, vierge de toutes impuretés. Il se relâche. Il peut se le permettre. Mais son œil, comme un rappel à l'ordre, lorgne sur un bâton écarlate de quelques centimètres. À côté de lui brille l'éclat métallique de son instrument de feu qui bientôt fait surgir une flamme salvatrice. Au-dessus d'elle, la frêle baguette pleure des larmes de vermeil, qui tombent au bas de la page. Une, deux, trois, quatre, pas une de plus, il écrase sa bague signant sa lettre dans un marbre couleur sang ; un ange envolé au visage masqué. Refroidie, la cire a rejoint son écrin de velours, de même qu'il a étouffé le feu follet. Un peu de fumée s'en échappe encore. Il ne s'en inquiète pas. Le filet est trop fin pour être inopportun et donner l'alerte. Par la fenêtre, au travers des volets, l'agonie du lampadaire s'éternise. Il apprécierait de lui apporter le coup de grâce. Il se lève et marche dans la pénombre réconfortante.
— Ne regrettez point ma sœur de ne pouvoir contempler ce qu'autrefois j'eus nommé merveilles, soupire-t-il, le souffle empli de tristesse et d'ironie, à l'adresse de la nuit.
Une larme perle au coin de sa prunelle. Elle se détache, puis s'écrase. Au mur, indifférente, une horloge luminescente affiche de ses bras démesurés sept heures et quart. Le rituel s'achève. Il se rassoit. Une feuille de papier pliée avec soin l'attend.
— Puisse-t-elle vous parvenir, mon ami, murmure-t-il, comme il glisse avec grâce sa lettre dans l'enveloppe.
Cachetée et affranchie, elle repose sur son bureau. Solennelle, sa main en caresse la surface. Délicats, ses doigts la cueillent ; gonflée du mot qu'il a couché à l'intérieur. Les paupières closes, il prend une profonde inspiration ; il doit partir. Il est plus que temps.
Ne reste-t-il que lui, seul en ce royaume de presque pacotille ?
Parfois, il se demande si la sagesse n'aurait pas été de la suivre, se retirer du jeu, lorsqu'il contemple les choses autour de lui. De l'autre côté du volet, le lampadaire a rendu l'âme ; ultime trace de sa présence, une tache noire au milieu d'un bain jaunâtre. Dans la pièce, seules subsistent, îlots lumineux, les quelques lampes d'appoint qui parsèment les sombres couloirs de l'étage, ainsi que son écran souffreteux et poussiéreux.
Noir !
Du bout du doigt, il l'a éteint, comme pour mettre un terme à son existence. L'enveloppe à la main, il la glisse à l'intérieur de sa veste.
Dans quelques heures, elle rejoindra les autres dans une boîte située au coin d'une rue et d'une avenue. Plus tard, elle suivra le cours des choses qu'il a tracées pour elle.
Dans l'embrasure de la porte, une silhouette l'attend.
— Tu as fini ? L'interroge-t-elle.
Silencieuse, l'ombre contemple le bureau muet.
— Oui, souffle-t-elle.
Évry, France, 15 février 2067
La nuit, les ténèbres, l'hiver. Ses phalanges courent sur la fenêtre. Elle est gelée. Des étoiles de givre fleurissent çà et là. Avec douceur, il souffle sur la vitre, puis trace de l'extrémité de l'index un étrange signe qui bientôt disparaît. Au-dehors, le trou d'ombre l'attire tel un papillon de nuit. Il se retire. L'obscurité est profonde, comblant chaque interstice de sa noirceur ; il serait déraisonnable qu'il tarde plus. Sa main relâche alors les tensions accumulées, tandis que le volet retombe, fatigué. Englouti par les ténèbres, il s'y meut avec aisance, faisant fi de tous les obstacles, puis sort. Un sourire flotte sur sa figure, amère et emplie de regrets. Les yeux tournés vers le plafond, il se signe, puis embrasse les phalanges de son index et de son majeur, qu'il appose ensuite contre le mur ; il pousse un long soupir. Entre ses doigts, le porteur de feu roule, puis enflamme l'extrémité de ses lèvres d'où s'échappe un filet de brume azurée. Sa main gantée s'enroule autour de la poignée de la porte, qu'il entrouvre. Un air froid, chargé de miasmes et d'humidité s'engouffre aussitôt. Adossée contre un mur, au fond du couloir, une silhouette indistincte remue ; il s'en désintéresse. Immobile, il remonte la manche de sa veste ; à son poignet, les aiguilles phosphorescentes de sa montre indiquent dix heures trente. Derrière lui, le panneau se referme ; il ne se rouvrira plus, il aura disparu.
Les mains enfoncées dans ses poches, il demeure ainsi quelques minutes puis s'engage dans le corridor. L'oreille tendue, lui parviennent des bruits de vie, des bris de vie, morceaux choisis, parfois des cris, de plaisir, de douleur, mais il ne s'arrête pas. Il ne frappera pas à la porte, pas plus qu'il ne la forcera pour punir le pécheur, car tel n'est pas son rôle. Face aux ventaux d'un ascenseur maculées de graffitis et de tags obscènes, il passe son chemin, puis se dirige vers l'issue de secours, dont la veilleuse semble être la dernière lueur d'espoir en ce lieu sinistre. Encore accroché au mur, bien que couvert d'une épaisse couche de peinture, il devine l'avertissement inscrit dessus :
Ne jamais entraver la fermeture
Un instant, il s'y attarde, puis franchit le seuil. De l'autre côté, la puanteur de l'ammoniac l'agresse, tandis que l'obscurité l'engloutit. La main posée sur le pilier central, il descend les degrés à l'aveugle, indifférent au bruit de ses pas qui résonne dans la colonne. Dehors, dans le brouillard naissant, il s'avance, longeant des murs anonymes couverts de verrues. Au loin, il aperçoit la silhouette démesurée d'un bâtiment de verre et d'acier.
Évry, France, 15 février 2067
Une lueur bleutée et blafarde éclaire le bout du corridor. Son visage se contracte tandis qu'il crache un long jet de fumée, contrarié. D'un pas pressé, il s'engage en direction de la source. Derrière une baie vitrée s'agite une silhouette estudiantine qui se trémousse. Posé sur ses oreilles, un volumineux casque diffuse très certainement la toute dernière musique tendance du moment. De la poche arrière de son pantalon, en fausse zibeline, dépasse un boîtier noir. Il ignore s'il doit s'en réjouir ou s'en inquiéter. Sa cigarette toujours entre les doigts, il tire de nouveau dessus. L'extrémité vire à l'écarlate, tandis qu'une motte de cendres s'écrase sur le sol. Aussitôt, un léger ronronnement résonne dans le couloir, cependant qu'une forme oblongue s'avance vers le lieu du délit. L'homme s'émerveille ; il flatte du plat de la main la créature métallique, qui sitôt son travail achevé s'éclipse. De l'autre côté, le danseur n'a pas cessé sa chorégraphie, car le voici qui brandit un objet, avant d'en asséner un coup, violent, terrible. L'homme se retourne, soulagé. Son mégot entre les doigts, il le contemple incrédule. Il hésite, puis l'écrase contre le talon de sa chaussure. Il le jettera une fois dehors finalement. De nouveau, il arpente le couloir désert, presque silencieux, pour s'arrêter encore une fois. À sa gauche, la baie vitrée donne sur l'arrière du biopôle. Ici, ce ne sont que des haies et des forêts d'arbres alignés à perte de vue. La moquette épaisse étouffe le bruit de ses pas. Tout est si calme, il ne croisera personne et il en est mieux ainsi.
Appuyé, contre le panorama, il rit. Il se rit des lieux et de leur perfection imbue. Il se rit de sa folie. Maître en un royaume, il règne sur une cour de bonimenteurs et de camelots. Il est seul à savoir et cela le comble d'une joie hallucinée. Solitaire, l'inflorescence incandescente de sa cigarette interdite se meut dans la nuit ; lui se fond dans les ténèbres, semblable à un spectre.
Mais n'est-ce pas ce qu'il est ? Un fantôme né d'un autre temps qui hanterait ses enfants. Ses enfants ? Ou bien son parent ?
Il n'aperçoit pas l'ombre qui brandit la lame d'argent, pas plus qu'il ne la sent pénétrer sa chair, car l'inconnu la lui a plantée dans la nuque, entre deux vertèbres. Raidi, son corps refuse un instant de tomber, puis s'écroule face contre terre, dérisoire poupée de chiffon, lorsque l'autre retire sa dague meurtrière. Deux doigts tâtent ses jugulaires à la recherche d'un pouls qui file, avant de mourir. Un temps, la forme demeure agenouillée comme hésitante, la main tendue vers les épaules du gisant. Mais elle se relève, esquissant par là même un signe de croix.
— Ainsi soit-il, murmure-t-elle en se fondant dans l'obscurité.
Charenton-le-Pont, France, 29 décembre 2066
Les yeux dans le vague, il devine sa silhouette. Lascive, elle s'avance, tandis qu'une à une elle ôte ses peaux qui l'habille. Pourtant, il voit autre chose, un sentiment de lassitude, de vide, le néant qui l'aspire. Toute proche, l'ombre se fait plus insistante, plus charmante aussi, comme ses caresses le font frissonner malgré lui.
— Toi, moi, à jamais, bruisse-t-elle tandis qu'elle s'enroule autour de son corps.
— Vraiment, soupire-t-il.
Mais l'ombre ne l'a pas entendu et poursuit ses efforts.
Pourquoi ?
Il sait que tout cela est vain, qu'il simule plus qu'il ne vit l'instant.
Pourquoi s'accrocher quand la pelote s'est depuis longtemps dévidée ?
Dans son entrejambe, ses lèvres se collent, le tourmentent, le titillent, l'excitent, alors même qu'aucun désir ne l'habite.
Pourquoi l'avoir accueilli ? Pourquoi lui avoir dit oui ?
Rageur, il le sent qui redouble d'efforts pour éveiller son ardeur. Mais dans son cœur, il n'est qu'un feu qui agonise, une flamme qui périt.
D'ennui ? De dépit ? De mélancolie ?
Les yeux fermés, il tente de se concentrer, lui offrit ce répit, cet instant de plaisir, répondre à son désir.
Semblant ravi, il le sent qui s'aiguise, alors même que tout n'est qu'artifice. Las, il lui laisse l'initiative.
Peut-être cette nuit sera la dernière, ou s'accrochera-t-il encore ?
Il l'ignore et, sûrement, s'en moque-t-il ; la vie n'est qu'évanescente quand, pour lui, elle est persistance.
Deauville, France, 7 avril 2042
Entre ses doigts, la carte plie, ploie, se déploie, s'enroule, se déroule, glisse d'une phalange à l'autre ; s'envole, pour ne jamais redescendre. Figée dans l'entre-deux, elle tournoie dans les airs, éclairée seulement par les rayons de la lune lointaine. Derrière lui, sur les écrans, des images clignotent, quand ailleurs des textes défilent, tandis que des fenêtres apparaissent et s'éclipsent dans un ballet incessant.
— Alors jolie souris, que vas-tu découvrir aujourd'hui ? soliloque-t-il, comme du bout des doigts il se saisit du carton qui s'épuise.
Face ricanante, il contemple la figure grimaçante du joker peint dessus, avant de la relâcher et de la voir, une nouvelle fois, s'envoler ; il pousse un long soupir. Les mains passées derrière la nuque, il ferme les yeux, cependant qu'il écoute les sons de l'électronique laborieuse, le ronronnement des ventilateurs, le bourdonnement des résistances, les gargouillis des têtes de lectures qui s'éveillent.
Seul... Enfin seul.
Soudain, une stridulation jaillit des entrailles des machines ; sur son visage, un sourire se dessine ; sur l'un des moniteurs, un message s'affiche :
Désirez-vous effacer l'intégralité des données :
Oui/Non
Un instant, son doigt flotte au-dessus du clavier, puis retombe, enfonçant la touche désirée. Pendant un court moment, rien ne se passe, les images clignotent, les commandes défilent toujours quand, tout à coup, une cascade de fenêtres s'ouvre et se ferme en rafales.
— Adieu, ED582080824COC.
Montreuil, France, 25 août 2062
Le temps n'est-il qu'une autre vaine promesse ?
Un verre à la main, sa bouteille dans l'autre, il marque une hésitation, puis se verse une large rasade de liqueur qu'il avale sans même en goûter la saveur. Écœuré, il le pose non loin du rebord de sa table basse. En face de lui, l'écran noir lui renvoie son reflet désincarné, simple halo luminescent noyé dans une flaque d'obscurité. Dans quelques jours, il reprendra son train-train quotidien ; son médecin a refusé de le prolonger.
Sa maîtresse toujours entre les doigts, il dévisse le bouchon et porte le goulot à sa bouche. Brûlant, l'alcool lui anesthésie les sens, tandis que son estomac proteste.
Oubliez, seulement oubliez.
Mais les souvenirs restent, s'incrustent toujours un peu plus.
Il rote.
Les yeux rougis, il contemple la chose vide.
— Bordel, gémit-il, comme la bouteille glisse sur la moquette.
Penché, il se saisit de l'objet, puis se relève ; la tête lui tourne. Autour de lui, tout n'est plus que chaos, heurts ; le sol se dérobe sous ses pieds. De peu, il se rattrape ; ses doigts agrippent de justesse le dossier d'un fauteuil. Les paupières closes, il prend une longue inspiration, puis les rouvre. En face de lui, il aperçoit la silhouette luisant de son réfrigérateur baigné par le clair de lune. Dans la cuisine, assis contre le rebord de son plan de travail, la bouteille posée à côté de la poubelle, il jette un œil par la fenêtre. Qu'il l'ouvre et il entendra les sons de la rumeur nocturne.
Désabusé, il se détourne, puis s'en va trouver une autre fiancée pour le réconforter ; il a encore toute la nuit devant lui.
New Singapor, République indépendante de Malaisie, 15 février 2045
— À quoi pensez-vous ?
Raide, sans doute à l'étroit dans son costume, son interlocuteur, considère d'un œil sceptique la cuve en polypropylène à l'intérieur de laquelle croit une masse à la forme indéterminée. À l'écart de la foule qui se presse dans les autres pièces, il l'a suivi, s'interrogeant désormais sur le sens à donner à cette invitation. Par instant, la chose semble s'animer et des bulles remontent alors à la surface.
— Dois-je vraiment émettre une opinion, maître Rikisaku ?
Mutique, ce dernier lève son verre, puis le porte à ses lèvres, tandis qu'un étrange sourire se dessine soudain sur sa figure.
— Nous avons tous nos propres opinions. Il ne tient qu'à nous de les partager ou non.
Dans le cylindre, la lumière à changer, passant d'un bleu profond, presque abyssal à un rouge écarlate. Dans sa matrice, d'hydrogel la chose demeure imperméable à ces changements, bien qu'il soupçonne la présence de photorécepteur. Pendant ce temps, un serveur est arrivé, son plateau chargé de coupes ; d'un geste l'invite. Lentement, son bras se tend, sa main plonge en direction d'un pied que ses doigts saisissent.
— En effet, il ne tient qu'à nous de les partager, maître Rikisaku, soliloque l'homme, comme il goûte la fine champagne.
— Délicieux, commente-t-il tandis qu'il s'approche de la cuve.
La main posée dessus, il en caresse un long moment la surface.
— Des embryons ?
Dans le reflet, il aperçoit le sourire équivoque de son hôte.
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