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La voix montait jusqu'au ciel...

Ou tout au moins jusqu'au plafond dont les écrans recréaient la voûte nocturne. La scène était comme suspendue au milieu de ce firmament, un vaste disque sur répulseur dont la transparence achevait de désincarner cette voie d'une sublime pureté qui s'élevait vers les étoiles.

Vincent n'avait pu se payer que la moins chère des places ; sa nacelle flottait si loin qu'il discernait à peine la chanteuse. Mais la voix demeurait si absolument parfaite, si incroyablement cristalline qu'il ne pouvait croire qu'elle était issue d'une gorge organique.

Quand un soleil virtuel se leva, illuminant la minuscule figure, Vincent activa le micro-objectif implanté dans ses yeux pour faire le point sur la cantatrice ; elle ressemblait en tout point à une humaine, par la fluidité de ses gestes, la grâce de son maintien. La robe métallisée qui enserrait sa forme svelte constatait avec sa peau sombre et veloutée, ses lèvres pleines, sa chevelure soyeuse et opalescente. Et cependant, au fond de lui demeurait l'intime conviction qu'il avait devant lui une machine – la plus parfaite, la plus aboutie qu'il lui ait été donné de voir.

Jusqu'à présent, aucun androïde – aucune gyndroide, plutôt – n'avait pu restituer le degré de sensibilité, de créativité, d'esthétisme dont étaient capables les humains. Et pourtant, en écoutant ce timbre divin, il sentait sa gorge se gonfler d'émotion, ses yeux se brouiller de larmes.

Evea Glint avait trouvé la célébrité quinze ans plus auparavant ; les plus perfides racontaient qu'elle avait subi de lourdes interventions au niveau de son organe vocal pour produire des sons merveilleux. Cependant, il était arrivé un moment où la microchirurgie la plus précise ne pouvait plus rien faire. Après quelques prestations décevantes, elle avait déserté la scène, pour revenir en triomphe quelques mois plus tôt, au sommet de son art. Si c'était bien elle... Vincent devait avoir la preuve qu'elle avait fait place à une miraculeuse création synthétique. Ce soir, il s'efforcerait de la rencontrer dans sa loge.

L'attente pour approcher la diva lui parut interminable. Il devait subir autour de lui la présence de nombre de représentants de l'humanité, qu'habituellement il évitait avec soin. Enfin, alors qu'il perdait espoir, la porte blanche s'ouvrit ; deux gardes du corps l'escortèrent vers le sanctuaire. Dans la pièce trop claire, trop lumineuse, elle trônait dans un énorme fauteuil bleu nuit ; elle portait toujours le costume d'Olympia, l'automate chantant des Contes d'Hoffman.

Le coeur battant à coups redoublés, Vincent tituba presque vers Evea Glint, qui posait sur lui un regard blasé.

Il la dévora des yeux, essayant de déterminer ce qui se dissimulait sous ce teint couleur de caramel. Il n'y avait plus de différence visible entre les peaux lissées par les derniers moyens médico-cosmétiques, et les épidermes artificiels des androïdes.

« Et bien quoi ? » demanda-t-elle avec un haussement de sourcils.

Le jeune homme s'approcha et saisit la main de la diva : sans doute pourrait-il faire la distinction, lui, le technicien, entre des os et du muscle, et un mécanisme élaboré de fibres carbonées et de métal. Evea ramena violemment son bras, tandis que les deux gorilles s'avançaient dangereusement.

« Où l'avez-vous mise ? demanda-t-il, d'un ton déçu et enfiévré.

- ... mise ? »

Evea Glint le fixait comme s'il était fou – et peut-être était-ce le cas. Mais il avait la certitude, cette femme n'avait rien de la merveille qu'il venait de voir chanter.

« La gyndroïde... »

Elle se leva à demi de son siège, les yeux étincelants :

« De quoi parlez-vous ?

- De votre doublure. Une divine mécanique, bien plus brillante que vous ne le serez jamais. Votre voix est abîmée, je l'entends déjà. La sienne restera pure éternellement, et elle y met plus d'émotion que vous n'y parviendrez jamais... »

Elle se rassit violemment, tremblante de colère :

« Sortez-le immédiatement ! »

Avant même que Vincent puisse réagir, il fut saisi par les deux bras, traîné vers la porte et jeté dehors.

« Continuez et nous appellerons la police ! »

Le jeune ingénieur compris que pour le moment, il ne devait pas insister. Surtout s'il devait libérer celle qui était pour lui la véritable Evea et lui offrir la place qu'elle méritait.

Il passa les heures suivantes dans les environs de l'opéra ; il avait discrètement installé de minuscules caméras à toutes les issues. Enfin, à la nuit tombante, il vit sortir la cantatrice, encadrée par quatre de ses sbires. Sur un chariot à répulseur, un cinquième poussait un coffre métallique oblong, soigneusement scellé. Il soupira de soulagement : la véritable Evea existait, endormie dans cette boîte.

Le petit groupe monta dans une immense limousine où ils enfournèrent les deux divas. Vincent attendit que le véhicule ait pris un peu d'avance pour enfourcher son hoverscoot et suivre le convoi.

À sa grande surprise, la voiture ne se dirigea pas vers un hôtel luxueux, mais s'engagea dans le quartier qui longeait le canal ; il y subsistait quelques entrepôts des siècles précédents, rouillés et parfois à demi effondrés. La limousine s'arrêta devant l'un d'entre eux ; deux hommes en combinaison sombre les y accueillirent. Ils aidèrent la femme à descendre, sortirent la boîte du véhicule et menèrent leurs deux « invitées » vers l'intérieur du bâtiment. Vincent gara son hoverscoot dans un coin d'ombre et mit pied à terre, bien décidé à éclaircir ce mystère.

Après s'être assuré qu'il n'y avait plus personne au-dehors, Vincent s'approcha de l'entrée et déverrouilla la serrure électronique bon marché à l'aide d'un décodeur de poche. Quand il pénétra dans les locaux, il découvrit, à sa grande surprise, des couloirs blancs et aseptisés, comme ceux d'une clinique. Il n'avait pas la moindre idée de la direction à prendre pour retrouver son égérie. Dans un tel établissement, il redoutait ce qui pourrait lui arriver... Cet endroit ne ressemblait en rien à un laboratoire technologique : il sentait les os, la chair, le sang, les tripes... Et son état étrangement désolé n'arrangeait rien.

Après avoir erré un moment, il aperçut les vitres fumées d'un box de surveillance, derrière lesquelles clignotaient des écrans. Le jeune ingénieur pénétra dans le local heureusement désert et les examina un à un ; il finit par repérer ce qui s'aopparentait le plus à un atelier cybernétique. Il consulta le code de la pièce et la situa sur le plan numérique affiché sur la console.

Encore une fois, son module d'ouverture fit merveille. Il s'introduisit enfin dans la salle encombrés de systèmes électroniques, d'outils de découpage et de soudure... Dans le fond, il aperçut la boîte oblongue dans laquelle dormait sa diva. D'une main mal assurée, il déverrouilla les sécurités. Quand il releva le couvercle, il retrouva celle qui, pour lui, demeurait la seule Evea Glint. Ses doigts effleurèrent la peau lisse et veloutée. La gyndroïde frémit sous son toucher ; ses paupières s'entrouvrirent, ses lèvres tremblèrent légèrement. Les systèmes de son corps s'activèrent, donnant l'illusion qu'un soupir venait gonfler sa poitrine.

Soudain, des pas se firent entendre dans le couloir. L'ingénieur, le cœur lourd, se rabattit derrière une paillasse tandis que les gardes pénétraient dans le laboratoire. Un petit homme râblé, les yeux équipés de cyberprothèses de précision, entra à leur suite. Il remarqua immédiatement le couvercle relevé :

« Encore un caprice de cette fichue mécanique ! À croire qu'elle a hérité le sale caractère de son modèle. Enfin, ce sera bientôt fini. Emportez la vers la salle d'opération, nous allons commencer la transplantation sans tarder. »

La transplantation ?

Le jeune homme sentit son cœur sombrer. Il devait trouver une solution, et vite ! S'il intervenait maintenant, les gardes l'arrêteraient immédiatement... Il choisit de retourner à la régie de surveillance, toujours déserte : de là, il pourrait déterminer en toute discrétion où sa diva était emportée et s'y rendre directement.

En scrutant les écrans, Vincent repéra la véritable Evea Glint, revêtue d'une longue chemise blanche et couchée sur une table capitonnée, en discussion contre le médecin aux cyberbinocles. Il monta le son, bien décidé à découvrir ce que ces deux-là pouvaient bien fomenter.

« Cela ne devrait pas poser de problème. Votre impresario a peut-être financé la fabrication de ce pantin, mais il a contracté une assurance élevée... Quand il sera remboursé, il ne cherchera pas qui a pu enlever la machine et l'abandonner dans un dépôt désaffecté avec plusieurs pièces manquantes. Les matériaux carbonés de son larynx et de ses cordes vocales sont immédiatement assimilables par l'organisme, vous les tolérerez très bien. »

Ainsi, c'était cela que fomentaient ses monstres ? Vincent refusa d'en écouter plus : il devait agir ! Déjà, deux hommes dans l'arrière-plan étaient en train d'installer le corps de la gyndroïde sur une table d'opération, à côté de celle où allait bientôt s'endormir l'insupportable Evea Glint.

Vincent déchiffra hâtivement le numéro de la pièce et prépara le taser dont il s'était muni en cas de mauvaise rencontre : si c'était insuffisant face à des gardes entraînés, il pourrait venir à bout d'infirmier, grâce à l'effet de surprise. Heureusement pour lui, les cliniques illégales ne bénéficiaient pas d'un effectif pléthorique et fonctionnaient à flux tendu. Il traversa des couloirs déserts, espérant que son sens de l'orientation ne le déserterait pas à ce moment crucial.

Quand il découvrit la salle d'opération, il trouva la porte verrouillée. Son système eut plus de difficulté à l'ouvrir. Après un temps qui lui parut terriblement long, il finit par entendre le bip salvateur... Il poussa enfin le battant et fit irruption dans la pièce.

L'ingénieur fut salué par une vision terrible : l'homme aux binocles cybernétiques, avec deux aides derrière lui, se tenait au-dessus de la gyndroïde. Son scalpel laser s'apprêtait à entailler la gorge lisse, pour en extraire l'appareil vocal. Vincent bondit en avant, sans prêter attention à l'alarme qui s'était mise à retentir pour signaler son intrusion. Avant même qu'ils puissent réagir, il avait assommé à coups de tasers les deux assistants ; le chirurgien se retourna, son instrument toujours en main.

« Vous ne la toucherez pas ! » hurla le jeune homme.

Lâchant son arme, Vincent le cogna au visage, sentant les os comme la mécanique craquer sous son poing. Ses phalanges ensanglantées ne l'arrêtèrent pas ; il se pencha sur sa bien-aimée, posant ses doigts sur sa poitrine. Sous son toucher, elle s'anima, ouvrant ses délicates paupières sur un regard d'une émouvante pureté.

« Que faites-vous là ? »

Il se retourna, pour voir la femme assise sur la table, retenant d'une main le drap qui la couvrait sur son corps dénudé. La perfusion qui était censée la plonger dans l'inconscience s'était arrachée de son bras où coulait un filet de sang.

« Vous empêcher de commettre un crime., répondit-il durement.

- Quel crime ? Ce n'est qu'une chose, une poupée ! »

Vincent la contempla avec mépris : certes, cette créature organique était capable d'éprouver tout un panel de sentiments, de la tristesse, de la tendresse, mais aussi de la jalousie, de l'avidité, de la rancœur... Toute une gamme d'émotions parasites qui ne pouvait qu'entacher ses interprétations, autant que la chair éphémère qui la rendait fragile.

« Vous n'avez pas le droit ! »

Vincent posa les yeux sur le sol... Là se trouvait le scalpel laser du docteur. Le jeune ingénieur se pencha pour le ramasser, l'observa un moment... Puis il se marcha vers la diva encore étourdie par la dose d'anesthésique déjà passée dans son sang. Il n'hésita pas.

Levant le bras, il enfonça l'instrument dans la gorge dorée.

Quelques heures plus tard, Evea Glint réintégrait sa loge à l'opéra, où elle s'installa avec un sourire serein. Elle n'était qu'à l'aube d'une carrière plus magnifique que jamais.

Vincent y veillerait...


Texte publié par Beatrix, 20 novembre 2016 à 22h43
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