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Il était une fois dans un royaume oublié de tous, un château des ombres, dont on disait qu’il n’apparaissait qu’une seule fois par siècle. De nombreuses rumeurs de trésors et de richesses cachés courraient et nombreux étaient ceux qui tentaient leur chance en pénétrant la forêt, dont on disait qu’elle l’entourait. Hélas, tout aussi nombreux étaient ceux qui n’en revenaient jamais et, pour ceux qui avaient la chance de ressortir de la forêt, ce n’était que pour raconter des histoires à vous faire dresser les cheveux sur la tête ; quand il n’avait tout simplement pas perdu l’esprit. Néanmoins, cela ne décourageait nullement les aventuriers de tout poil, qui poursuivaient leur quête dans ces bois, que tous savaient maudits.

Très souvent, le soir dans la taverne, troubadours et ménestrels narraient les heurs et malheurs de ces hommes et de ces femmes en quête de richesse, alors les gens se mettaient à boire coup sur coup pour se donner du courage à l’écoute, car les récits étaient tous plus effroyables les uns que les autres. Hélas, cela finissait généralement par l’assoupissement de l’assemblée ou du narrateur, voire par une bataille rangée, si la dose de bière ingérée était trop élevée. Or donc un jour, une femme, qui s’en était allée quérir quelques provisions, entendit cette histoire et en conçut un sombre dessein à son retour.

Chez elle, et alors que son mari rentrait, elle se plaignit de vilaines douleurs à l’abdomen. Son mari, un homme dévoué et brave, voulut s’en aller chercher l’apothicaire, car semblable mal avait déjà emporté sa précédente femme. Cependant, cette dernière l’en dissuada :

– Ah ! Il n’y a qu’une chose qui puisse apaiser mes douleurs. C’est une fougère qui ne pousse que dans la forêt. Tu la reconnaîtras, sa feuille est lisse comme de la soie. Rapporte-m’en quelques bourgeons, que j’en fasse une décoction qui me guérira.

À ces mots, l’homme frémit, car lui aussi avait entendu tous ces récits sur les montres qui rôdent dans cette forêt. Mais sa femme le supplia tant qu’il céda et sortit une lanterne à la main, son manteau sur les épaules.

Dehors la tempête s’était levée, poussant de lourds nuages noirs qui bientôt obscurcirent le ciel. Rabattant sa capuche et ayant accroché sa lanterne au bout de son bâton, il partit en direction de la forêt et s’enfonça dans la nuit noire. Devant lui, le chemin de terre demeurait le seul lien tangible, qui le reliait encore aux siens. En effet, qu’il tourne la tête de droite ou de gauche, ce n’étaient que des masques de démons grimaçants, des silhouettes de sorcières, des visions d’épouvante, qui s’offraient à lui, et ce n’était pas le sifflement lugubre du vent hurlant dans les cimes qui le rassurerait. Il lui semblait, parfois, entrapercevoir une ombre aux proportions extraordinaires, cependant il mit cela sur le compte de la peur et poursuivit sa route jusqu’à une clairière emplie de fougères ; celles-là mêmes dont sa femme désirait de jeunes pousses pour sa potion. Il marchait avec précaution, redoutant de se prendre les chevilles dans les racines affleurantes. L’homme s’avança jusqu’aux jeunes plantes, dont il cueillit plusieurs bourgeons. Quand enfin il eut rempli la bourse que lui avait confiée sa femme, il s’en retourna bien vite sur le sentier et rentra chez lui aussi vite que le lui permit la tempête.

– As-tu trouvé ce que je t’ai demandé ? le questionna son épouse, en proie à de vives douleurs.

L’homme se pressa de lui donner la bourse et elle en jeta le contenu dans une petite marmite, où elle avait mis de l’eau à bouillir.

– Merci ! Maintenant, va te coucher ! J’irai te rejoindre sitôt ma potion prise.

Il baisa la joue de son épouse et s’en fut dormir. À peine disparue, celle-ci jeta par la fenêtre dans un geste de blanche colère l’infusion. L’ombre ne s’était pas manifestée. Frustrée, elle se glissa dans la couche conjugale, sans même un regard pour l’homme endormi. Néanmoins, le lendemain, l’homme fut ravi, car sa femme ne plaignait plus de ses douleurs de la veille.

Hélas trois semaines plus tard, sa femme se plaint de nouveau de vilaines douleurs dans le ventre. L’homme supplia alors sa femme de lui dire ce qu’il lui fallait pour qu’elle guérisse :

– Va dans la forêt. Là-bas, près des marais pousse une étrange mousse argentifère. Ramène-m’en le contenu de cette bourse. Tu ne peux pas te tromper, elle reflète la nuit venue les rayons de lune, elle est la seule de son espèce.

Cependant cette fois, l’homme insista pour savoir s’il n’existait pas un autre remède. Mais sa femme entre gémissements et geignements le supplia tant et si bien qu’il finit par céder et de nouveau, sa pelisse sur le dos et sa lanterne au bout de son bâton, il s’en alla dans la forêt. Longtemps, il marcha sur le sentier, s’enfonçant encore plus profondément dans les bois maudits, jusqu’à arriver dans une clairière aussi brillante que l’argent. À l’aide de son bâton, il marchait avec précaution de peur de se perdre dans le marécage traître. Enfin, il arriva au bord d’une petite mare, où il ramassa la mousse si convoitée. Inquiet, il jetait fréquemment des regards effrayés, tant par les ombres qui dansaient, que par celles qui fuyaient. Régulièrement, il croyait revoir celle qui l’avait terrorisé cette fameuse nuit de tempête, quand il était parti cueillir des bourgeons de fougères. Enfin, il finit de remplir sa bourse de sphaigne et se leva pour partir. Alors qu’il faisait dos à l’orbe lunaire, il lui sembla entendre un craquement, suivi d’un gémissement. Paralysé de terreur, il n’osait se retourner et quand enfin il surmonta sa peur, ce ne fut que pour apercevoir une tache sombre sur le joyau de la nuit, qui le fit frissonner de tout son être.

Apeuré, il courut tout au long du chantier, ne marchant que pour reprendre le souffle qui lui manquait. De retour à son foyer, il confia sa cueillette à sa femme et se coucha immédiatement, sans souffler mot de ses doutes, se jurant de ne pas retourner dans la forêt, car c’est le Diable qui y habitait. Pendant ce temps, sa femme jeta la mousse dans les flammes et resta à méditer devant le foyer, jusqu’à ce qu’elle se fut entièrement consumée. Puis elle alla se coucher le cœur empoisonné par la rage.

Quelques semaines plus tard, de nouveau elle se plaignit de vives douleurs, encore plus fortes que les précédentes. Affolé à l’idée de devoir retourner dans la forêt pour y chercher un remède, l’homme voulut s’en trouver l’apothicaire. Mais encore une fois, sa femme sut si bien s’y prendre, qu’il n’en fit rien :

– N’en fais rien, mon tendre époux ! L’apothicaire n’a nul remède. Si tu ne m’apportes pas les baies pourprées, alors je mourrai.

Devant le spectre d’une telle tragédie, l’homme, de nouveau, s’en fut affronté la forêt et ses terribles ténèbres. Dehors, sa pelisse sur les épaules et sa capuche rabattue sur la tête, sa main tenant fermement son bâton-lanterne, il jeta un dernier coup d’œil en direction de sa chaumière, comme s’il s’attendait à ne jamais la revoir. Juste avant de partir, il avait dit au revoir à sa fille endormie et à son chat pelotonné tout contre elle.

Sur le sentier, il se remémora les paroles de sa femme :

– Va dans la forêt et trouve les baies pourprées, tu les trouveras là où poussent les cornouillers.

Rassemblant tout son courage, il reprit le chemin des bois, alors même qu’il s’était promis de ne pas y retourner. Or, ce soir-là, la nuit était claire et la lune de nouveau pleine et les seuls bruits qui lui parvenaient étaient ceux des chats-huants, des chouettes et autres hiboux qui hululent, parfois les sifflements des rongeurs, ou les pépiements des chauves-souris en quête de nourriture, en quête de nourriture, venaient troubler le bel ensemble. C’est alors qu’il aperçut un bosquet fort bien entretenu, où s’enchevêtraient de magnifiques vignes, des cornouillers, des mûriers, des sorbiers et autres figuiers, tous chargés de fruits bien mûrs. Hélas pour l’homme, tous étaient de couleur pourpre et il était bien incapable de choisir. Aussi se résolut-il à en prendre une de chaque sorte, ainsi guérirait-il sa femme. Mais à peine étendit-il la main, qu’une voix grinçante jaillit de derrière lui :

– Alors cher Monsieur, vous me volez mes pourpres. Ne vous avais-je déjà pas mis en garde, lorsque vous êtes venus piller mes fougères et mes sphaignes ? Sur ces méfaits, je puis fermer les yeux, mais il se trouve que ces pourpres sont ce que j’aime le mieux au monde. Vous jouez de malchance, car vous pouviez tout prendre dans mes domaines, sauf mes pourpres. Et il se trouve que ce simple vol mérite la mort.

L’homme implorant se retourna et fit alors face à son bourreau. Un gigantesque diable, avec des sabots à la place des pieds, une queue fourchue et une peau velue, le toisait du regard. Entre ses jambes se mouvait un serpent, ses mains, posées sur sa taille, finissaient par des ongles crochus aussi noirs que sa peau, sur son crâne une paire de cornes démesurées encadraient un visage de cauchemar, fendu d’une bouche féroce, au-dessus de laquelle brûlaient deux puits incandescents, tandis qu’une langue bifide et noire s’échappait de son mufle, soufflant une haleine infernale et soufrée. Devant pareille vision, semblable à ses pires cauchemars, il faillit défaillir et se mit à genoux, avant de le supplier de lui laisser la vie sauve.

– Pourquoi reviendrai-je sur ma parole ? Vous m’avez volé, vous devez payer, reprit le démon d’une voix rugueuse et lugubre.

L’homme lui expliqua alors qu’il était venu à la demande de sa femme qui se plaignait de douloureuses crampes, qui menaçaient de l’emporter.

– Très bien, je saurai être magnanime. En échange de votre vie, vous me donnerez celle de la première créature vivante qui posera ses yeux sur vous à votre retour chez vous, et vous la ramènerez ici, dans cette même clairière, demain à minuit. Si vous ne vous exécutez pas, c’est moi qui viendrai me repaître de votre âme.

Le diable disparut du bosquet dans un sinistre éclat de rire, laissant l’homme seul à son malheur.

– La première créature vivante qui me verra, mais cela ne peut être que le chat, pensa-t-il.

Soulagé de cette pensée, il cueillit rapidement autant de baies et de fruits qu’il put et se hâta de rentrer chez lui.

Hélas, à peine eut-il franchi le seuil de son foyer, qu’il sentit son cœur se figer, car ce n’était pas le chat qui l’attendait, mais sa fille assise dans les escaliers qui, inquiète de son absence, l’avait guetté toute la nuit. Prenant sur lui, il alla trouver sa femme à qui il confia sa bourse emplie de pourpre, puis sa fille à qui il fit signe de monter dans sa chambre et la suivit. Pendant ce temps, sa marâtre qui n’avait pas perdu une miette de la scène, s’en fut tendre l’oreille pour en percer les mystères. Dans la chambre, le père pleura longuement tandis qu’il racontait à sa fille bien-aimée l’atroce marché qu’il avait conclu pour avoir la vie sauve ; persuadé que ce serait le chat, non elle, qui poserait en premier les yeux sur lui.

– Père, j’irai de mon plein gré dans la forêt et je tracerai un cercle autour de moi, ainsi le diable ne pourra s’approcher et s’emparer de moi. De cette manière, vous renoncerez à votre marché.

– Mais tu ne peux demeurer ainsi prisonnière de ce cercle.

– Ne vous en faites pas père. De ce que vous m’en avez dit, l’eau et la nourriture y sont en abondance. De plus, nous le savons, il ne se manifeste que la nuit, jamais le jour. Ainsi demeurerai-je la nuit à l’abri de ses maléfices.

La jeune fille argumenta encore longuement, si bien que son père finit par céder et lui prépara un baluchon avec quelques provisions. Pendant ce temps, la marâtre n’en avait pas perdu une miette et en conçut un profond soulagement, dont elle ne laissa rien paraître en se couchant.

Le lendemain soir, après qu’ils eurent achevé les préparatifs, le père et sa fille s’en furent dans la forêt jusqu’à la clairière aux bosquets de pourpre. Là, le père fit ses adieux à sa fille et une fois que ce dernier se fut éloigné, elle dessina tout autour d’elle, soigneusement à la craie, un cercle. Si bien que lorsque le diable arrivera, il ne pourra s’avancer et l’enlever. Comme le vent se lève, elle se mit à l’abri dans un massif de cornouillers. Autour d’elle, des paires d’yeux s’affolaient et les ombres dansaient. C’est alors que l’une d’entre elles, plus grande et plus noire que toutes les autres, s’approcha. Sentant la menace, la jeune fille se recroquevilla et, rassemblant ses forces et son courage, s’époumona :

– Ombre diabolique, je suis venue de mon plein gré, à la place de mon père, comme vous le lui aviez ordonné. Allez-vous tenir votre promesse et lui laissez la vie sauve ?

– Bien sûr, je n’ai qu’une parole. Et maintenant, je vous saurai gré de me suivre, les nuits sont fraîches par ici et je ne souhaiterais nullement avoir à vous forcer.

– Je regrette, je n’en ferai rien. Et puis vous ne pouvez venir, car le cercle me protège.

– À votre grand désarroi, madame, il me faut vous dire qu’aucun cercle ne vous protégera de moi. Suivez-moi, je vous en prie.

– Mais n’êtes-vous point le Diable ou un démon, ainsi que me l’a rapporté mon père ?

– Ainsi est-ce de cette manière qu’il me voit, soit. Hé bien, non ! madame, je ne suis pas le diable, pas plus que d’aucun des monstres, que l’on aura pu m’attribuer au fil des années. Allons, madame, entrons dans mon château, il n’est qu’à quelques pas de là.

– Oui, mais promettez-moi de ne me faire aucun mal.

– C’est bien là une chose dont je serai capable. Cependant, vous n’avez rien à craindre de moi. Et maintenant, suivez le sentier entre les figuiers. Je vous attends de l’autre côté.

Comme elle allait protester, les cornouillers s’écartèrent, lui dévoilant un sentier, bordé d’arbres vénérables au tronc noueux, au bout duquel elle devinait une formidable masse sombre. Hélas, il ne lui était guère facile de se diriger ainsi dans le noir, surtout depuis que la nuit s’était brusquement assombrie, et, comme si elle avait été exaucée, un porte-lanterne vint à sa rencontre. Il arrivait du bout de l’allée en sautillant comme un faon et s’arrêta à sa hauteur. Assuré de sa présence, ce dernier fit demi-tour, ne se retournant que pour s’assurer d’être suivi.

Nullement surprise, la jeune fille le suivit jusqu’à un pont-levis, où elle fouilla longuement le lieu du regard, à la recherche de son mystérieux hôte. Cependant, elle ne vit que des ombres, certaines plus grandes, ou plus sombres, plus obscures, plus épaisses. Cependant, aucune ne ressemblait à celle qu’elle avait dévisagée dans la clairière. Le porte-lanterne lui fit alors signe de traverser et elle tomba nez à nez face à un magnifique visage coulé dans le bronze.

– Mon maître vous fait dire que votre couche est prête. Il vous verra demain, au coucher du soleil.

Le visage se tut, puis la porte massive en chêne s’ouvrit sans un bruit et se referma aussitôt la jeune fille entrée à l’intérieur. À l’intérieur, elle découvrit une large pièce à peine éclairée par quelques torches judicieusement placées, qui semblaient lui indiquer le chemin. Dans le fond, le tic-tac d’une grande horloge trouble à peine le silence, en la regardant plus attentivement, elle lui sembla vivante, en fait comme beaucoup de choses dans cet étrange château. Cependant qu’elle suit les torches, celles-ci s’allumaient et s’éteignaient à mesure qu’elle avançait. Sur les murs, des portraits ou des scènes, des paysages ou des natures mortes peintes avec délicatesse, certains la troublaient, car il lui semblait qu’il leur manquait quelque chose. Mais alors qu’elle arrive devant une porte en merisier, une main invisible tourna la poignée, telle une invite à entrer.

Dans la chambre richement décorée, une coiffeuse avec un grand miroir l’attendait, une brosse à manche d’ivoire posée délicatement dessus. Au chevet de son lit à baldaquin, une lampe à pétrole diffusait une lumière apaisante, qui tombait en une fine pluie sur l’armoire, dont les battants s’ouvraient sitôt qu’elle s’en approchait. Dedans, des robes, des chemises pour la nuit, tous les habits qu’il faut pour transformer une jeune fille en princesse. Se saisissant au hasard d’une étole, elle s’en alla vers la porte, pour en pousser le verrou. Rassurée, elle se déshabilla, derrière un paravent finement décoré ; sur le premier, une fondrière de fougères, aussi légères et délicates que de la soie, sur le second, un marais aux reflets d’argent et sur le troisième, un jardin de pourpres, où repose une ombre. Revêtue de son habit de nuit, elle se coucha tandis que dans les sombres couloirs une ombre rôdait et composait.

Le lendemain matin, les rayons du soleil perçant les lourdes tentures la réveillèrent, à son chevet la lampe lui souffle la chose suivante.

– Mon maître vous fait savoir que votre petit déjeuner sera servi sur la terrasse, vous n’aurez qu’à nous suivre.

– Merci, murmura-t-elle à l’adresse de la flamme.

Elle se leva et ouvrit les fenêtres dissimulées derrière les épais rideaux. De l’autre côté s’étendait un jardin tout en colonnades en direction duquel s’étire un escalier de marbre assailli de glycines et de clématites, croulant sous les grappes de fleurs. Perdu dans sa contemplation, elle ne vit pas l’ombre furtive déposée une lettre sur la coiffeuse, à côté du peigne. Ce ne fut que lorsqu’elle se saisit de ce dernier qu’elle en découvrit le contenu ; une écriture fine et délicate :

Madame, je vous prie de m’excuser de ma brusquerie hier soir. En attendant ma venue pour le dîner, profitez donc des jardins et du reste de la demeure.

S’il vous manque quelque chose, soyez assurée que je vous exhausserai.

Elle chercha la signature, mais à la place elle découvrit un ver :

De même qu’en chaque heure, en mon cœur, je sens grandir son ombre.

Déçue, elle reposa la carte et entreprit de coiffer ses cheveux, puis s’habilla d’une robe de velours écru. Elle sortit ensuite de sa chambre et partit vers la terrasse, où devait l’attendre, ainsi que le lui avait soufflé sa lampe de chevet, son petit déjeuner. Dans les couloirs, les murs étaient couverts d’une mosaïque dansante et chatoyante. Intriguée, elle voulut les toucher, mais s’aperçut que ce n’était là que le jeu savant des vitraux des fenêtres, dont on avait ouvert les volets. Cependant, elle était bien trop affamée pour y prêter plus d’attention, d’autant qu’elle avait perçu d’alléchants fumets et se fit la réflexion, qu’elle aurait bien le temps de percer les secrets de ces lieux.

Sur la terrasse surplombant plusieurs jardins d’agrément, où dans une mare dormaient quelques cygnes, oies et autres canards ; un peu plus loin sur des colonnes de bois, où veillent de vierges vignes, des paons et des faisans font la sieste, entourée d’une forêt sombre et inquiétante, où nulle lumière ne semblait oser pénétrer. Devant elle, un copieux petit déjeuner l’attend, un thé fumant aux accents de bergamote, de la brioche et des crêpes soufflées, du beurre frais et des fraises, le tout accompagné d’une confiture de sureau suave et parfumé. Avant que celle-ci n’ait pu se saisir de la chaise, celle-ci se recula, de même que sa tasse se remplit toute seule. Amusée, elle regardait ses tartines se couvrirent de beurre et de confitures, puis les fraises roulées dans les crêpes qu’elle dévora ensuite avec entrain. Son petit déjeuner achevé, elle descendit dans le jardin, où elle s’extasia des mille et une fleurs qui le composaient.

Mais où qu’elle aille, elle ne voyait trace d’une quelconque présence ; pas le moindre domestique, ni femme de chambre. Quand elle eut achevé son petit déjeuner, il en fut de même au déjeuner, les choses apparurent et disparurent, sans qu’elle n’eût pu remarquer quoi que ce soit.

Le soir venu, alors qu’elle marchait dans des couloirs de plus en plus obscurs, une voix lui murmura :

– Mon maître vous fait dire qu’il vous attendra dans la bibliothèque, à l’est de la terrasse, face aux jardins d’hiver.

Curieuse, elle s’y rendit, mais la porte était close, filtraient seulement les notes graves et profondes d’un violon. Alors par le trou de la serrure, elle voulut y glisser un œil. Hélas, elle ne put rien voir, car une clé y était enfoncée. Dépitée, elle repartit dans sa chambre, où l’armoire lui suggéra de revêtir pour le soir, une robe en soie, de la couleur de la nuit profonde, qui siérait à ses cheveux et à ses yeux, aux couleurs de l’automne. Assise devant la coiffeuse, cependant qu’elle peignait ses cheveux, elle crut apercevoir une forme dans le miroir. Vivement, elle se retourna. Il n’y avait personne derrière elle, néanmoins quelqu’un avait déposé une lettre sur le meuble. C’était la même écriture fine et délicate, que celle qu’elle avait trouvée à son réveil. Elle l’ouvrit et lut :

S’il vous plaît madame, ne cherchez pas à me voir, avant le soir.

Croyez bien qu’il ne s’agit nullement d’un châtiment de ma part.

Votre dévoué.

Son ombre qui devient mienne et me dévore de l’intérieur.

Elle reprit alors la première lettre et relut à voix haute les deux premiers vers, tant et si bien qu’elle crut entendre pleurer sa lampe de chevet. En face d’elle, dans le miroir de gauche, un visage se matérialise et lui glisse :

– Mon maître vous fait dire que le dîner est prêt et qu’il vous attend dans la grande bibliothèque.

Elle le remercia et partit en sa direction, guidée par les chandeliers, qui s’allumaient au gré de sa progression dans l’obscure demeure. Arrivée devant la majestueuse porte, elle y frappa trois coups et celle-ci s’ouvrit en silence. La jeune fille s’avança et découvrit une pièce entièrement tapissée de livres et de rayonnages. Dans les hauteurs, un lourd lustre en cristal dominait la salle ; sa lumière était si vive qu’il en occultait presque les salons aménagés dans les hauteurs. Au centre, une table richement garnie l’attendait. Autour, quelqu’un avait disposé quatre chaises, dont une semblait faite d’ombre.

– Approchez madame. Il ne vous sera fait aucun mal, je vous en ai fait la promesse.

Un peu effarouchée et sur ses gardes, elle s’est approchée et la forme noire s’est levée, pour lui offrir sa place. Hésitante, elle s’était malgré tout assise et demanda, tandis que l’ombre prenait place à son tour :

– Pourquoi ne puis-je vous voir ?

– Je… je ne puis vous le permettre. Je préfère rester ainsi dans les ombres.

– Comme vous voudrez. Néanmoins accepteriez-vous de répondre à une autre de mes questions ?

– Posez-moi donc votre question, madame.

– Est-ce vous qui jou…

Cependant, elle avait perçu le trouble chez son hôte et elle se ravisa :

– Quel est donc ce poème, dont vous avez semé ces deux vers : de même qu’en chaque heure, en mon cœur, je sens grandir son ombre. Son ombre qui devient mienne et me dévore de l’intérieur.

Des sanglots longs s’élevèrent de la table, éphémères, car ils cessèrent aussitôt.

– Mangeons, Madame. Je… je vous répondrai après.

Comme il l’invitait à se servir, elle s’exécuta de bonne grâce, cueillant les fruits dans une coupe, piquant la cuisse dodue d’un faisan, amassant des légumes savoureux. En face d’elle, son hôte semblait ne rien toucher, se contentant de l’observer.

– Vous ne mangez pas ? l’interrogea-t-elle.

– Si, mais pas de la même manière. Ne faites pas attention à moi et sustentez-vous autant qu’il vous plaira.

La jeune fille n’ajouta rien et finit son repas dans un profond silence. Quand elle eut fini, elle réitéra sa demande précédente :

– Venez, madame, murmura-t-il d’une voix fauve.

Elle vit une forme sombre se lever et s’enfermer dans ce qui pouvait ressembler à une robe de bure, dont on aurait profondément rabattu le capuchon. Au moment, où son hôte passa dans la lumière, elle pencha légèrement la tête pour essayer de découvrir son visage. Hélas, ce n’était là qu’un puits noir, au fond duquel brûlaient deux flammes qui ne pouvaient être que ses yeux. Résignée, elle le suivit dans la bibliothèque et, découvrant un escalier en colimaçon, ils se rendirent tous deux dans les hauteurs, où il la conduisit jusqu’à l’un des petits salons. Il y avait là, plusieurs ouvrages, l’un d’entre eux était ouvert ; à côté plusieurs feuillets, tous couverts de la même délicate et fine écriture manuscrite, accompagnés de leur plume et de leur encrier. Il en ramassa une :

– C’est là, madame, le seul réconfort qu’il me reste, avec tous ces livres, mes derniers compagnons.

De même qu’en chaque heure, en mon cœur, je sens grandir son ombre

Son ombre qui devient mienne et me dévore de l’intérieur

Elle me précipite alors, chaque fois un peu plus, dans mes sombres abysses

Où ne s’épanouissent ni fleurs ni couleurs, mais seulement mes sombres valeurs

De même qu’en chaque heure, en mon reflet, je ne vois que mon ombre

Ombre-miroir, ombre sans gloire, de celui qui fut jadis un seigneur

Elle me tourmente et me précipite dans la démence et le vice

Où ne s’épanouissent ni bonheur ni chaleur, mais seulement ma sombre rancœur.

Ayant achevé sa lecture, il reposa la page sur une pile, déjà fort garnie :

– Voilà madame, à chaque jour qui passe, c’est mon cœur qui trépasse, me soufflant et m’inspirant ces vers déments. Mais descendons plutôt, il se fait tard et vous devriez vous reposer.

Sa jeune invitée n’insista pas et le suivit jusqu’à sa chambre, où il resta sur le seuil :

– Passez une bonne nuit, madame.

Il s’est retourné, comme s’il s’apprêtait à se fondre dans les ombres, mais se ravisa soudainement et la fixa de ses yeux brûlants :

– Ma dame…

Sa voix se fit d’un coup plus pâle, plus ténue, presque invisible :

– Souhaitez-vous devenir mon épouse ?

Dissimulant son trouble, elle referma sa porte avec la plus grande douceur :

– Non, je regrette.

Derrière, l’ombre s’en est allée, avant de s’enfuir dans la nuit. Allongée dans l’immense lit, elle s’est endormie, portée par les flots de la poésie de mots, habités par des ombres. Le lendemain matin, elle se rendit tout de suite sur la terrasse, où le petit déjeuner l’attendait, comme la veille, ainsi qu’un couple de cygnes assoupi. De la bibliothèque, il lui semblait de nouveau entendre de la musique s’échapper, les sanglots d’un orgue. Cependant, se souvenant du contenu de la lettre, elle renonça à son projet et retourna dans les jardins, où un renard l’emmena vers des recoins sauvages, à l’abri des vastes arbres. Mais si elle avait retourné la tête, alors elle aurait aperçu son hôte, ou du moins le reflet de son ombre dans les carreaux, les yeux étrangement flous, étrangement fous. Et si elle les avait croisés, alors il se serait enfui, pour se réfugier loin de son regard inquisiteur. Et de nouveau le soir, ils dînèrent dans la bibliothèque, où il lui lut un nouveau poème, emprunt de chagrin et de tristesse. Et de nouveau, il réitéra sa demande, qu’encore une fois elle déclina.

Les jours passèrent, puis les semaines et un jour qu’il faisait particulièrement beau, elle prit le temps de contempler les mystérieux vitraux, qui, malgré les apparences, semblaient narrer une histoire. Comme elle fixait le mur où dansait la mosaïque lumineuse, elle entendit une voix délicate murmurer dans son dos :

– Jeune dame, je vous vois chaque jour mélancolique, lorsque votre regard se pose ici.

Mais alors que la voix poursuivait, une silhouette rugissante surgit. Rageuse et haineuse, elle fut surprise par la présence de son invitée qui se recroquevilla à l’ombre d’un pilier.

– Est-ce vous ? murmura-t-elle, en fouillant le couloir à la recherche de la présence. Pourquoi vous cachez-vous ?

– Non… non, ne me voyez pas ma dame. Vos yeux, vos yeux me brûlent, lui répond une voix en écho.

Mais la jeune femme ne l’entend pas et s’approche de lui, qui s’enfuit, incapable de soutenir son regard, en lui soufflant :

– Je… je ne peux madame. Je vous verrai ce soir au dîner.

Demeurée seule, elle sortit dans le jardin, alors que jaillissaient de la bibliothèque les notes lugubres d’un requiem. Cependant, cela ne dura guère. Bientôt elle fut rejointe par son hôte, toujours dissimulé par sa tunique d’ombre.

– Je vous prie de me pardonner mes écarts, madame, et… et si ma présence ne vous est pas désagréable, je… je me permettrai d’être plus présent.

– Mais de quoi voudriez-vous vous excuser. Vous n’avez pas à le faire. De plus, vous avez raison, votre présence m’apporte du réconfort.

– Merci, madame.

Ainsi se passèrent les jours et les semaines suivantes, chacun prenant plaisir à partager ces heures, malgré les refus que ce dernier essuyait de la part de sa jeune invitée, car malgré les efforts que son hôte déployait pour lui faire oublier le temps passé, son père ne cessait de hanter son cœur et ses pensées, et finit par s’en ouvrir :

– Vous me comblez de votre présence et chaque jour qui passe ici est un enchantement. Cependant, mon père me manque, ne m’avez-vous pas dit que vous exauceriez mes plus chers désirs ?

– Si madame. Hélas, j’eus aimé ne jamais avoir réalisé ce souhait. Mais je tiendrai parole et vous pourrez revoir votre père. Mais avant que je ne vous renvoie chez vous, vous devez me faire la promesse de revenir au bout de trois semaines.

– Je vous en fais la promesse.

– Ne me remerciez pas encore. Je dois vous montrer quelque chose. Suivez-moi, s’il vous plaît.

Il l’emmena alors dans une aile du château, à laquelle elle n’avait jamais vraiment prêté attention, tant elle était sombre, camouflée par une végétation dense et verdoyante. Ils traversèrent ainsi les jardins saisonniers, ainsi que la serre du jardin d’hiver, au fond de laquelle une porte végétalisée débouchait sur un mur de vignes vierges et de vrilles de lierre.

– Où sommes-nous ?

– Dans mon sanctuaire, à moins que ce ne soit mon ossuaire.

Puis il se tut, avant de tracer plusieurs signes mystiques devant le mur, qui s’ouvrit sans un bruit.

– Entrez, je vous prie.

Un peu inquiète, la jeune femme franchit le seuil d’une salle entièrement nue, en pierre de taille blanchie à la chaux. Au plafond, elle apercevait les lourdes poutres en bois qui soutenaient l’étage et les lattes qui soupiraient, infusant un peu de lumière en ce lieu, seulement éclairé par quelques torchères. Passant devant, son hôte, toujours dissimulé sous son habit de toile, sortit une petite clé en argent, à l’aide de laquelle il ouvrit une porte peinte d’écarlate.

– C’est la salle du Miroir des Âmes, il vous montrera ce que vous devez savoir, avant de vous en retourner chez votre père… et… et sachez qu’il ne vous montrera que la vérité.

– Que dois-je faire ?

– Laissez la parole à votre cœur et le miroir vous montrera. Je vous laisse madame, je vous attendrai dans le jardin d’hiver.

Sur ces mots, il s’éloigna le cœur lourd, car il savait ce qui allait se produire ; la même chose qu’à tous ceux qui ont osé s’introduire ici, la mort ou la folie. Cependant, il ne reviendrait pas sur sa parole et, quand bien même il ne l’aurait pas donné, il n’en aurait pas été autrement. Le mensonge est un puits sans fond, qui vous dévore et vous berce d’illusions. Il était si perdu dans ses réflexions, qu’il n’entendit pas la jeune femme entrée dans la serre, pâle, la mine défaite et le regard vide. Cette fois, il ne pourrait le supporter. Il lui faut mettre un terme à tout cela. Hélas, il ne le peut ; il est immortel.

– Pardonnez-moi, madame, de vous avoir amenée en ce lieu. Mais vous deviez connaître la vérité, avant de partir. Souhaitez-vous toujours le revoir ?

À sa grande surprise, elle lui répondit :

– Oui. Mais expliquez-moi ! Pourquoi ses cheveux sont-ils devenus tout blancs et qui sont ces deux jeunes filles qui vivent sous son toit ?

– Venez avec moi dans la bibliothèque, nous y serons plus à l’aise pour nous entretenir.

Installés dans l’un des salons, au milieu d’un recoin de pénombre.

– Madame, lorsque vous êtes entrée dans ce château, je vous avais dit que j’accéderais à vos désirs les plus chers et les plus profonds. Quinze ans se sont écoulés depuis que vous êtes arrivé en ces lieux, êtes-vous toujours prête à retourner dans votre village et à revoir votre père.

– Plus que jamais, affirma-t-elle.

– Fort bien ma dame. Alors, permettez-moi de vous confier ceci, murmura-t-il en allant décrocher un petit miroir pendu au mur, puis l’une de ses bagues.

– Prenez-les, à l’aide du miroir vous pourrez me voir et cet anneau vous mènera instantanément à moi, où que vous soyez, il vous suffira d’en tourner trois fois le chaton.

La jeune fille cacha dans ses plis le miroir et enfila l’anneau à son annulaire.

– Je vous remercie. Mais comment puis-je rentrer chez moi ? Les choses auront bien changé en autant de temps.

– Ne vous inquiétez pas, je vais vous conduire auprès de quelqu’un qui saura y pourvoir. Venez.

Ils descendirent les escaliers et sortirent de la pièce, puis il l’emmena vers une tour, qu’elle avait déjà aperçue à son arrivée, où demeurait un magnifique cheval à la robe noire.

– Voici Morphée, il vous conduira là où vous désirez aller et vous ramènera chez moi, quand le temps sera venu.

– Merci, murmura-t-elle, avant de monter en selle et de disparaître dans la forêt.

Son hôte la regarda s’éloigner et, dès qu’elle a été hors de sa vue, il s’est précipité dans la bibliothèque, où il s’est mis à jouer sans que rien ne puisse l’arrêter.

Pendant ce temps, elle, qui chevauchait depuis environ une heure, aperçut soudain son père ; elle reconnut immédiatement, malgré ses cheveux grisonnants. Elle descendit de cheval et s’approcha de l’homme, fort occupé à déraciner une vieille souche d’arbre.

– Père, c’est moi, appela-t-elle.

Entendant cela, l’homme redressa la tête et se mit à hurler comme un damné :

– Non ! Ce n’est pas possible ! Tu ne peux pas être ma fille ! Ma fille est morte, il y a quinze ans de cela, après que je l’eus abandonnée dans les bois aux mains du Diable. Va-t’en ! Tu n’es pas ma fille !

Mais la jeune ne se démonta pas et lui mit entre les mains un médaillon, qu’elle portait autour du cou. Affolé, l’homme recula, puis le prit et l’ouvrit en tremblant, tombant à genoux en découvrant l’intérieur du pendentif, le portrait d’une femme.

– Mais… mais, bredouilla l’homme. Co… comment as-tu survécu ?

– Père, ce que vous avez vu n’était pas le Diable. C’est vous qui vouliez qu’il en soit ainsi. Au contraire, c’est quelqu’un de fort aimable et courtois qui n’aspire qu’au calme et…

– Non, non, et non ! Ma fille ! Je sais ce que j’ai vu cette nuit-là. C’était le Démon et personne d’autres. D’ailleurs, pourquoi n’as-tu point vieilli comme ton pauvre père ? N’est-ce pas là, une preuve de sorcellerie ?

Sa fille se tut, car elle savait qu’elle ne pourrait lui faire entendre raison.

– Mais oublions ces balivernes. Je suis si heureux de te retrouver. Viens et ne sois pas surprise. Bien des choses ont changé en ton absence, lui dit-il en l’entraînant dans la maison.

À son grand étonnement, elle découvrit un intérieur richement décoré, signe de bonne fortune. Accoudées à la balustrade, deux paires d’yeux la fixaient étrangement, tandis que sa marâtre descendait les escaliers.

– Ah ! Mon enfant, il faut que je te présente tes sœurs, des jumelles, Eugénie et Isabelle. Elles sont venues au monde, quelque temps après ta disparition.

Les deux jeunes filles ne disaient rien, se contentant de la regarder avec un mélange d’appréhension et d’avidité.

– Ne devrions-nous pas fêter comme il se doit ces retrouvailles, n’est-ce pas ? grinça sa marâtre.

– Bien sûr, je vais aller acheter de quoi festoyer en ville.

– Très bien, nous allons nous occuper de notre princesse en attendant ton retour.

Cependant, ce ne serait pas de telles paroles qui auraient jailli, si elle avait laissé son cœur s’exprimer. Néanmoins, elle n’agirait pas tout de suite, attendant que se passent les réjouissances et les libations, le petit oiseau tombé du nid ne s’envolera pas tout de suite. La soirée se passa ainsi, partagée entre joie et inquiétudes. En effet, comment expliquer que le temps passé n’eut eu aucune emprise sur elle ? Et ses richesses d’où proviennent-elles ? Malgré son amour et son affection, son père ne pouvait s’empêcher de voir grandir ses doutes, nourris de ses propres soupçons. Ce n’étaient pas, non plus, les demi-mots que lui glissait sa femme qui allaient le rassurer. Néanmoins, les jours passèrent et chacun semblait se faire et se plaire à son retour. Chaque nuit dans le lit, une femme instillait le poison du doute à son mari. Pendant ce temps ; tout à sa joie de retrouver son père, sa fille oubliait l’Ombre et ses poèmes, les jardins et son château, ses secrets et ses merveilles.

Seulement, elle avait fait une promesse et elle s’en ouvrit à son père, qui en éprouva une sourde colère, qu’il épancha auprès de sa femme. Celle-ci, dont la perfidie se mariait à merveille à la jalousie, lui tint à peu près ceci :

– N’as-tu point remarqué la ressemblance entre ton aînée et nos jumelles ? Faisons un échange et envoyons-lui Eugénie, ainsi ta fille pourra rester ici. Persuade-la de céder sa place, je sais qu’elle désire rester auprès de toi, tu n’auras aucun mal et elle oubliera cette chose dans le château.

– Mais n’as-tu point peur qu’il leur arrive quelque chose, tu aies entendu comme moi toutes ces histoires qui courent sur ce château et… et puis j’ai rencontré le Diable cette nuit-là.

– Et tu en es revenu.

– Oui, mais… en échange de ma fille.

– Mais ne t’a-t-elle pas soutenu qu’il n’en était rien ? Allons, soit sans crainte, Eugénie sera à même de duper cet homme ou cette créature, peu importe ce qu’il en est. Dors, l’on dit que la nuit porte conseil, acheva-t-elle en embrassant son mari, avant de souffler les lumières.

Le lendemain que sa fille voulut s’en aller, son père vint la voir et prononça ces paroles :

– Mon enfant, tu es encore jeune et tu as tant de choses à découvrir. Toutes ces choses qui se sont passées en ton absence. Laisse donc ta sœur Eugénie prendre ta place, ainsi tu pourras encore rester ici.

– Mais père, j’ai fait une promesse.

– Ne t’inquiète de rien, ce ne sera que le temps de tes découvertes, ensuite tu pourras repartir.

Finalement, son père se fit si persuasif, que sa fille finit par céder et laissa sa sœur cadette prendre sa place sur Morphée qui l’emporta aussitôt vers le château des ombres.

Le soleil étirait ses rayons du couchant, quand ils traversèrent la forêt et c’est dans la pénombre qu’Eugénie arriva sur le seuil de la demeure. Elle y entra sans même prendre le temps de s’annoncer et suivit le chemin dessiner par les torches, ainsi qu’elle l’avait entendu de la bouche de sa sœur. Elle traversa des couloirs et arriva enfin à la serre du jardin d’hiver. Au fond, une porte s’ouvrait sur une grotte sombre, où scintillaient des éclats d’or et d’argent. Alors curieuse, elle s’y précipita et découvrit, non un trésor, mais un miroir brillant. Derrière elle, une ombre immense refermait la porte. Mais ce n’est pas elle qui la fit hurler de terreur, mais ce qu’elle vit dans le reflet.

– Vous n’êtes pas ma fiancée. Vous avez voulu me tromper, gronda une voix sourde. Savez-vous qu’il y a un prix à payer ? Votre vie ou votre esprit. Je vous laisse le choix, madame. Restez donc ici la nuit. Je reviendrai vous chercher, quand vous serez prête.

Cependant, la jeune fille était trop terrorisée pour soutenir son regard ni même lui répondre. Elle se contentait de gémir misérablement et l’ombre l’abandonna à son sort. De rage, il s’enfuit dans la nuit, parcourant la forêt à la recherche de massacre et de carnage. Mais au lieu de cela, il s’arrêta dans la clairière des pourpres et se mit à pleurer.

Pendant ce temps, quelqu’un était tourmenté, en proie au doute. Elle ne pouvait s’empêcher de se demander ce qu’avait voulu dire son hôte à propos de ses désirs profonds, mais vaincue par la fatigue, elle sombra dans un profond sommeil, entrecoupé de sombres rêves. Elle y voyait son ami, nu, se diriger vers la tour abritant le miroir des Âmes. À l’intérieur, errait une femme jeune, marquée et meurtrie, rongée par ses propres démons. Entrait alors l’ombre, qui proclamait d’une voix terrible :

– Madame, voici votre châtiment ! Vous voilà aux prises avec vos propres tourments. Repartez chez vous ! Morphée vous attend.

Dans ses yeux sanglants, flambait non pas de la haine, mais une profonde tristesse, à l’image du vide qui le rongeait depuis tant d’années.

Mais lorsqu’elle s’éveilla, elle avait tout oublié de son songe, et c’est à peine si elle remarqua la disparition de sa seconde sœur. Silencieuse, elle prit son petit déjeuner, tout comme son père qui n’osait souffler mot. Pendant ce temps, sa marâtre apprêtait sa seconde fille, comme la première était revenue, victime du maléfice. Si elle n’avait pas eu vent des richesses cachées dans ce château, elle aurait appelé la foule villageoise à la venger du démon, qui avait pris sa fille. En attendant, elle avait eu toutes les peines du monde à la calmer et à la rassurer, lui promettant que sa sœur obtiendrait réparation. Celle-ci partit peu avant midi et comme son aînée arriva au lever du crépuscule. Néanmoins, elle avait écouté avec attention le récit de la tragédie, elle s’était résolue à montrer patte blanche et à devenir la plus gentille et la plus aimable possible. Hélas, la laideur du mensonge est une chose qui jamais ne disparaît. Ainsi lorsqu’elle parut devant son hôte, celui-ci sut que de nouveau on l’avait trompé et la sœur fut châtiée. De même que sa sœur aînée, elle portait dans sa chair les stigmates de ses vilenies et de ses tromperies et fut renvoyée au village.

De nouveau cette nuit, elle rêva, mais oublia aussitôt le matin, malgré les doutes qui habitaient son cœur. Mais alors qu’elle était sortie pour se recueillir dans les prés, sa sœur revenait du château. En la voyant, sa mère l’enferma immédiatement avec sa jumelle, mais lorsqu’elle rouvrit la porte de leur chambre, les deux jeunes filles se balançaient, semblables à deux poupées désarticulées, aux poutres délabrées. Voyant cela, elle courut à l’auberge, où elle harangua la foule, les appelant à en finir une fois pour toutes avec le démon, qui habitait le château.

– C’est un démon d’Ombre ! hurlait-elle. Attaquons-le ! Maintenant ! Dans la lumière ! Traînons-le dehors, pour qu’il subisse le jugement de Dieu ! Puis, emparons-nous de ses richesses !

Quelques instants plus tard, le village se mettait en route en direction de la forêt. Et lorsqu’elle revint, celui-ci était vide ou presque. Saisie d’un mauvais pressentiment, elle se précipita chez elle, où elle trouva son père en train de boire un mauvais vin.

– Père ! Père ! Où sont allés les villageois ?

– Ah, peste ! Ils sont allés tuer ce monstre, lui qui habite le château, lui qui m’a pris ma fille, maugréait-il.

Mais déjà, elle ne l’écoutait plus et elle se précipita dans sa chambre, où elle se saisit du miroir sur la commode. Elle vit tout d’abord la forêt envahie par une foule en colère, qui saccageait tout sur son passage, tandis que déjà certains arrivaient dans les jardins et cherchaient à en abattre les portes. Mais surtout, elle le vit, lui, celui qui n’était qu’une ombre et non un monstre, lui que l’on traînait dehors et battait, jusqu’à le laisser pour mort, tandis que tous envahissaient le château. Alors lui revinrent ses mots :

– Tournez trois fois le chaton de votre bague et vous serez à mes côtés.

Elle prit l’anneau entre ses doigts et le tourna, le vent siffla à ses oreilles et quand elle rouvrit les yeux, elle était dans la clairière pourprée, son ami gisant dans une mare d’ombre. Il était encore habillé de sa robe et sa tête remuait faiblement. Elle s’agenouilla à côté de lui et voulut découvrir son visage, mais celui-ci murmura :

– Ah ! Madame, il est fort tard, mais je quitte ce monde heureux d’avoir pu revoir votre visage.

P– Non ! Non ! sanglota-t-elle. Ne partez pas ! pas avant de m’avoir entendue !

– Faite vite madame, je sens mes forces décroître.

Alors elle se pencha sur lui et fredonna ces quelques vers :

Si désordonné était le désert doré sous l’orage

Dans mon cœur défendant, déjà un haut-le-cœur défaillant

Me fait miroiter mille reflets aux horizons brillants,

Y composer cent virages d’ombre, chimère aux mille visages.

Là, j’ai vu mes vestiges morts flamboyer par-delà l’orange

Enivrant, affirmation enfin née d’un soupir damné.

Tu as frôlé mon âme, soufflé mes doutes et mes années,

Arrimé un avenir à mon présent navire de franges,

Ranimé de ta folle magie ma devise à la dérive.

Mon mirage de nuages t’accueille et te berce parmi les flots

Et les mots, pour que les maux s’effacent, que le rouge éclat vive.

– Merci, madame. Sachez que je pars le cœur enfin heureux et apaisé.

Sa voix, comme son regard s’était éteint. Il était devenu une ombre et tandis qu’elle pleurait sa perte, une voix douce et pleine de gentillesse a glissé dans son oreille :

– Voulez-vous m’épouser ma dame ?

Elle ouvrit brusquement les yeux et découvrit un homme aux yeux rayonnants de joie.

– Mais… mais… mais qui êtes-vous ?

– Je suis le seigneur de ce château. Grâce à votre amour, vous avez levé la malédiction qui pesait sur moi. Cependant, vous n’avez pas répondu à ma question.

– Oh… euh… oui, répondit-elle rouge de confusion. Mais… votre château, les villageois… Pourquoi avez-vous été changé en ombre.

– Ne vous en faites pas pour cela, il est plein de ressources. En ce moment même, mes gens doivent ramener ces paysans chez eux. À présent pour vous répondre, il y a de cela plusieurs dizaines d’années, des centaines peut-être, je ne le sais pas moi-même, une sorcière m’a jeté un sort, car je n’accordais d’importance qu’aux apparences. Elle avait ajouté que je ne serais délivré que par une jeune fille, qui saurait voir avec son cœur et non son seul regard.

Fin

Merci à Clyfia Shana, qui m’a prêté le temps de quelques vers sa plume poétique.


Texte publié par Diogene, 18 novembre 2016 à 09h39
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