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tome 1, Chapitre 25 « Le Masque du Néant » tome 1, Chapitre 25

Et tandis que le diable mène la danse, un autre pense faire pénitence

Mais ce n’est là qu’un jeu d’apparence sans consistance, ni insistance

Mais alors qui des deux portent le masque de l’indifférence

Somme toute quelle peut-être la différence, ils portent tous le masque du néant

Le Masque du Néant, I.P. Sceaux, 1898

Paris, matinée du 26 octobre 2014

Alors qu’ils franchissent l’imposante arche de l’aile Richelieu, Henri s’arrête un instant pour contempler la pyramide décapitée. Elle médite sur le monde, indifférente sous son linceul d’argent, en dessous duquel s’étend un maquis de planches et de poutrelles. Henri devine la fourmilière humaine qui s’agite. Ce ne sont que des masses sombres, casquées et accompagnées de robots chargés de porter les objets les plus lourds et d’assister les ouvriers dans leur tâche. Plusieurs semaines seront nécessaires pour effacer les stigmates du meurtre et rendre sa superbe au Ben-ben.

Son regard tourné vers l’aile Sully, il imagine le malheureux Hans McEnroe, les yeux emplis de la folie, prêt à sauter dans le vide. Ne sauront-ils jamais ce qu’il s’est passé cette nuit ? Il pense au manuscrit.

— Vous venez ? s’exclame Charles, comme il ne voit plus Henri.

— Excusez-moi, commissaire. Je m’interrogeais au sujet de Hans McEnroe et de la nuit passée. Je ne peux m’empêcher de trouver étrange la confession de Lucien Carroney, en regard de l’absence de tout témoignage.

Charles hausse les épaules. Au fond de lui, il est aussi curieux qu’Henri. Cependant, il sait que la patience est mère de toute prudence et tôt ou tard la vérité se fera jour. Le tout est d’être encore en vie le jour où cela se produit.

— Allons ! En route, mon petit. Je crois que voici le comité d’accueil qui s’avance.

En effet, un couple, qu’ils prennent tout d’abord pour de jeunes étudiants, s’en vient à leur rencontre à grand renfort de sémaphores.

— Bonjour commissaire Bréjac ! Bonjour lieutenant Mersandier ! s’exclament-ils en chœur, arrivés à leur hauteur.

— Bonjour messieurs ! Alors, quelles nouvelles ?

— Ah ! Nous ne pouvons vous dire. Cependant, Myrtille faisait des bons de cabri quand nous l’avons quittée.

Henri, un sourire en coin l’imagine, créature au pelage mauve qui rebondirait sur tous les murs du sous-sol à mesure que l’excitation la gagnerait. De son côté, Charles ne pense qu’à une chose, la tarte qu’il mangera ce midi en guise de dessert.

— Suivez-nous ! Prenez garde, certains plafonds sont assez bas.

— Enfin, nous parlons surtout pour vous, lieutenant, renchérit le second.

Aussitôt, les deux jeunes gens leur ouvrent la porte. Derrière, quelques marches plus bas, un escalier débouche sur une cabine d’ascenseur.

— Montez ! Nous vous emmenons vers les laboratoires.

— Ah ! Pardon commissaire. Nous manquons à toutes nos obligations. Nous ne nous sommes point présentés. Je suis Juan et voici mon frère Don.

— Que voulez-vous, avec des parents qui ne jurent que par Mozart et Molière ! Ils ne se sont pas embarrassés du choix.

Comme mus par la même pensée, Charles et Henri se regardent d’un air entendu. Nul doute que ces deux frères, avec leur sourire enjôleur, doivent faire craquer plus d’un cœur, masculin ou féminin. Souhaitons-leur seulement un destin moins tragique que celui de leur homonyme. Cependant, le flot s’interrompt lorsque l’ascenseur ouvre ses portes sans un bruit, sur un couloir aux murs grisonnants.

— Si vous voulez bien vous donner la peine de nous suivre.

Nullement dépaysés, tant les lieux sont semblables au monde souterrain de la Tour Pointue, les deux hommes s’engagent à la suite de leurs guides jumeaux. Toutefois, la pièce dans laquelle ils débouchent n’a rien de commun avec la salle des Archives, à moins qu’elle ne se soit subitement métamorphosée en caverne d’Ali Baba. Du sol au plafond, en passant par les murs, les recoins, murailles et autres piliers de bar, ce ne sont que peintures, sculptures, dorures et ossatures. Il y en a même qui traînent, assoupis sur le plancher. Où que se porte le regard, ce ne sont que des chefs-d’œuvre de tous les arts et de tous les âges. Hélas, nombre d’entre eux ne sauraient faire oublier le sang versé et la misère de leur époque. En revanche, Henri ni Charles ne sont là pour deviser des fondations historiques de ces civilisations, désormais éteintes, dont leurs œuvres ne sont plus que les témoins muets.

Toujours précédés des deux frères, les deux hommes s’enfoncent dans la vaste réserve souterraine, jusqu’à une pièce de taille modeste où s’agite une femme. Myrtille, se souvient Henri. Ses cheveux noués en un épais chignon ont perdu de leur constance et s’égaillent maintenant en tous sens. Don s’approche le premier de la baie vitrée et frappe quelques coups qui font sursauter l’occupante des lieux. À peine le découvre-t-elle qu’ elle se précipite vers la porte et l’ouvre en grand.

— Salut Myrtille ! Voici les visiteurs que tu attendais.

— Entrez ! Entrez, messieurs ! Je m’appelle Myrtille Fleuret. Vous devez être le commissaire Bréjac et vous le lieutenant Mersandier, débite-t-elle à la vitesse d’un canon à électrons. Prenez donc le fauteuil tournant, commissaire. Tout le monde ne m’en fait que des compliments.

Ravi, Charles, qui avait déjà jeté son dévolu sur l’immense et sus-cité repose-séant, s’y coule avec un plaisir non dissimulé, tandis qu’Henri se contente d’une plus modeste chaise de bureau.

Ils sont si accaparés par le discours de Myrtille que c’est à peine s’ils prennent le temps de détailler la pièce. Derrière eux, les deux frères ont disparu.

— Ah ! Messieurs ! Je suis si excitée par ma découverte que je ne sais par où commencer. Ah ! Je n’en peux plus. Je suis épuisée. Mes pensées s’envolent comme des papillons de l’arbre de la connaissance, depuis que mes collègues des archives m’ont confié cette pièce tout à fait extraordinaire. Oh ! Oui, vous pouvez me croire. Je n’ai eu de cesse de désirer en percer le secret. Ah ! Tenez. En passant, des échantillons sont partis pour la datation, hi ! Malheureusement, cela prendra encore quelques jours. Un problème avec les étalons carbone. Ah, et puis je serai bien incapable de vous dire de quel animal provient ce parchemin. Cependant, je puis vous assurer qu’il possède un grain tout à fait exceptionnel. Malgré tout, je suis certaine qu’il ne s’agit pas de vélin. Ah ! Tout cela me chamboule la tête. Voulez-vous un peu de thé ? Je vous accompagnerai, naturellement.

Peu désireux de froisser l’auguste dame, tous deux acceptent malgré leur vessie qui commence à pousser des cris d’orfraie. Hélas, cette activité préparatoire n’entame en rien la logorrhée volubile de la dénommée Myrtille.

— Le parchemin en vieillissant garde sa couleur d’origine, à condition toutefois qu’il ait été conservé à l’abri de la lumière et de l’humidité. Vous savez, les moisissures et les bactéries sont très friandes de matière organique. Remarquez, les souris, les rats aussi. Or comme je vous le disais, la texture et la teinte du parchemin rappellent plus celle d’un individu adulte. Hum, dans la force de l’âge, je dirais. Le vélin possède une texture proche du velours – en plus doux encore – et, surtout, il est d’une exquise blancheur. Non, non, rien à voir avec le document que vous nous avez soumis.

Elle s’interrompt un court instant pour verser l’eau dans la théière et mettre en route un petit chronomètre mécanique.

— Ah ! Oui ! Je suis très à cheval sur le temps. Et les infusions nécessitent un minutage précis. Un peu trop ou trop peu, et le goût est gâché. Mais revenons à nos moutons. Comme vous le savez le temps d’obtention d’un parchemin est fort long, ne serait-ce que par le choix de la bête, mais surtout sa préparation – plusieurs semaines – en font un support très onéreux.

Elle contemple un instant ses interlocuteurs, visiblement perdus.

— Poursuivez donc mademoiselle, je vous en prie, s’exclame Charles, pressé d’écourter des explications auxquelles il ne comprend goutte.

— Oh ! Toutes mes excuses. Mais savez-vous ce qu’est un palimpseste ?

En face d’elle, les deux hommes hochent la tête en signe de dénégation, tandis qu’un sourire en coin éclaire le visage de Myrtille, ravie de sa victoire.

— Ah ! Donc, comme je vous l’expliquais les parchemins sont difficiles à obtenir, aussi dans les temps anciens, les lettrés ou les copistes avaient pris l’habitude de le gratter pour réécrire par-dessus. L’un des plus célèbres est celui d’Archimède. Vous vous rendez compte ! Au IIIe siècle av. J.-C., Archimède utilisait des méthodes mathématiques – la méthode d’exhaustion par exemple – qui ne seront redécouvertes au XVIIe siècle, comme la méthode des indivisibles de Cavalierie, ancêtre du calcul infinitésimal, qui a été inventé par Leibniz et Newton.

— Heu, oui, bredouille Charles, toujours plus perdu et à la recherche d’un bouton pour arrêter l’infernale machine.

— Ah ! Toutes mes excuses pour cette digression. Que voulez-vous ? Face à une découverte si excitante, je ne peux que déborder. Enfin, bref ! rassurez-vous, je vous passe les détails techniques, RMN, spectrométrie Bramann, biglotron, décontraction à rayons X…

Charles et Henri poussent un soupir de soulagement. Hélas, l’enchantement ne dure guère, car Myrtille, lancée, entreprend de leur expliquer par le menu les étapes qui lui ont permis sa découverte. C’est alors que les secours se matérialisent en la personne d’une sonnerie aigrelette.

— Ah ! Excusez-moi ! L’infusion est prête. Voyez-vous, si je ne l’utilisais pas, j’en perdrais la tête, poursuit-elle en retirant le panier de la théière.

Toujours à ses explications, elle sort trois tasses en grès décorées de figures de chats hilares, dans lesquelles elle verse un breuvage foncé.

— C’est un thé des sept sages, mélange de thé noir et de thé vert.

Elle interrompt un instant son flot de paroles, souffle sur sa tasse et en avale une gorgée. De leur côté, Charles et Henri font de même, savourant l’exquis mariage.

— Bien ! Si nous reprenions là où nous nous sommes arrêtés. Donc, comme je vous le signalais, la pièce que vous nous avez confiée est un palimpseste. Et qui dit palimpseste, du grec ancien palímpsêstos – littéralement gratté de nouveau – dit secret, mystère et surtout une magnifique énigme.

— Pourquoi cela ? s’enquiert Charles d’un ton un peu abrupt.

— À cause de la nature même de l’image. Enfin, ce serait trop long et trop compliqué à vous expliquer. Je vais plutôt vous montrer.

En aparté, Henri, comme Charles, s’interroge à propos de cette dernière remarque. Les propos et les pensées de Myrtille Fleuret sont si foisonnants et enchevêtrés qu’ils ont du mal à envisager des faits plus complexes encore.

— Asseyez-vous, la séance va bientôt commencer. Vous y serez plus à l’aise pour examiner la chose.

Charles reprend place dans le fauteuil tournant, se demandant s’il ne devrait pas installer le même chez lui. Henri prend place dans le canapé, tandis que Myrtille joue de la console et plonge la pièce dans la nuit. Au milieu de la salle naît une petite sphère opalescente qui grossit démesurément. Tout de suite, il identifie le portrait de la jeune victime sur son support organique. En fond, la voix de Myrtille illustre le spectacle muet.

— Ce que vous voyez ici est très ordinaire ; un portrait, ma foi, fort bien exécuté. Début du XIXe je dirai, période du romantisme noir. Hélas je ne suis pas une spécialiste de l’époque et de la lithographie, aussi ne serai-je pas capable de vous indiquer quel artiste pourrait en être l’auteur, ou plutôt l’inspirateur. Ah ! Pardon, je m’éloigne du sujet qui nous occupe ce soir. Tel que vous le voyez, il est en lumière visible. Mais, éclairé par des UV, que se passe-t-il ?

Le portrait s’adoucit, s’éteint presque ; il ne laisse transparaître que très légèrement un motif ou un dessin sous-jacent baigné par la lumière noire.

— Mais il y a plus étonnant encore. En effet, malgré des analyses poussées, nous n’avons jamais pu mettre en évidence des traces de grattage. Pourtant sous ce portrait se dissimule bel et bien quelque chose et nous l’avons identifié.

— Que voulez-vous dire ? s’interroge Charles.

— Hé bien, lorsqu’un scribe ou un copiste désire réutiliser un parchemin, il en ponce la surface ou la gratte à l’aide d’un couteau. Or, aucun grain de silice ni même d’éclat de métal n’a été retrouvé incrusté dans le parchemin, pas plus que des empreintes de rainures caractéristiques. Entre nous, le suaire de Turin, dont nous ignorons tout encore du procédé de fabrication, ferait bien pâle figure à côté de lui. En effet, selon les mesures exécutées en fluorescence en 2D confirmées par la diffraction en rayons X, les pigments du second portrait sont situés dans les couches profondes de la peau et non à sa surface, comme nous aurions pu le penser. Mais enfin, passons. Je tiens à vous montrer ce qui se cache en dessous.

— Un instant, madame Fleuret, l’interrompt brusquement Henri.

— Oui ? Qu’y a-t-il, lieutenant ?

— Vous êtes en train de nous expliquer que ce portrait était un tatouage. Il a donc été réalisé soit du vivant de mademoiselle de la Rochebruon, soit après sa mort. Pourtant, autant que je sache, la peau doit cicatriser avant que le tatouage ne prenne ses couleurs définitives.

— Nom d’un tricycle à antanaclase réactionnelle ! s’exclame Charles, bondissant presque de son fauteuil. Bravo, lieutenant Bérandier, nous tenons notre toute première piste sérieuse depuis le début de cette affaire.

Derrière sa console, Myrtille pousse de petits cris admiratifs.

— Vous avez tout à fait raison. J’avoue, je n’avais pas du tout envisagé la chose, mais cela n’ôte en rien au caractère extraordinaire de la découverte.

— J’aurais encore une question.

— Bien sûr, lieutenant.

— Selon vous, à quand remonterait la réalisation de ce tatouage ?

— Difficile de vous dire, mais plus d’une quinzaine d’années, étant donné l’aspect presque effacé de l’image. Ou alors, elle se sera beaucoup exposée aux UV et aura altéré le tatouage.

— Ce serait bien étonnant de sa part. Les tatoués ne sont pas, en général, des adeptes du bain de soleil, ajoute Henri.

Dans son fauteuil, Charles couvre de notes un carnet, qu’il repose ensuite sur ses genoux.

— Place au spectacle messieurs !

Myrtille fait virevolter ses doigts sur le clavier et les deux images se dissocient. À droite, la beauté terrifiante du visage de mademoiselle de la Rochebruon. Détachée de son support, son apparence est que plus angoissante encore avec ses orbites vides, où l’on devine à peine le contour de l’iris. Sa bouche est tordue en une grimace hideuse, qui n’est pas sans rappeler les figures hagardes des survivants du radeau de la Méduse, ainsi que les a saisis Théodore Moricaud, ou encore le Horla de Trépassan. À gauche, c’est un masque lisse et presque sans surprise, sinon que chacune des deux moitiés est peinte, pour la première de blanc, la seconde de noir. Henri, peu à l’aise, n’ose détacher son regard de ce faux visage aux accents terribles et oppressants. Comme si par le seul fait de sa présence, le dépeceur venait d’apparaître. Le silence s’installe, pesant et sinistre, brisé en un instant par un cri :

— Non ! s’exclame Henri. Impossible ! Nom d’une baïonnette trigonométrique !

Surpris, Charles se tourne vers lui.

— Allons que vous arrive-t-il mon garçon ?

— Heu, pardon commissaire. Je… je crains que votre euh… langage fleuri n’ait quelque peu déteint sur moi, bafouille-t-il, gêné.

Facétieux, Charles éclate de rire, ravi de voir son jeune second converti aux vertus thérapeutiques du juron haddockien.

— Enfin, qu’avez-vous à l’esprit pour vous mettre dans des états pareils ?

Rouge, Henri marmonne d’une voix peu assurée :

— Commissaire. J’avais oublié, mais l’après-midi du 23 octobre, j’avais achevé la lecture du carnet de monsieur Carroney, je me suis fait la réflexion qu’aucun masque n’avait été retrouvé sur place. Et maintenant nous l’avons.

— Non d’une teinture allégorique ! Avec toutes ces histoires, cela m’était complètement sorti de la tête. Je me rappelle, un masque semblable a été retrouvé parmi les effets personnels de madame Cotille. Je me demande où en sont les analyses.

Comme il prononce ces paroles, un sourire illumine figure de Myrtille :

— Alors, je gage que la suite vous mettra en appétit commissaire, car depuis que vous avez envoyé ce masque au CEI, tout le petit monde l’archéologie ne cesse de bruisser. Des bruits courent et des rumeurs fuitent à propos de sa nature. Cependant, je ne suis pas là pour vous parler de murmures de couloir.

Au milieu de la pièce le masque flotte, énigme impénétrable. Si ce n’était la certitude de l’avoir vu avant son transfert, ni Charles ni Henri n’auraient pu dire qu’il leur était plus familier qu’ils ne se l’imaginaient. Hélas, les ombres des voleurs de songes sont venues et ont tout emporté, ne laissant derrière elles qu’un désert stérile.

— Avant que je ne poursuive, connaissez-vous l’origine de la légende de Belphégor ?

— Je vous demande pardon ! s’écrie Charles. J’ai toujours cru que ce personnage était tout droit sorti de l’imagination fertile d’Arthur Bernède.

— Détrompez-vous, son histoire s’enracine en 1923. À l’époque, au cours d’une nuit que personne n’a pu dater avec exactitude, une grande partie des œuvres du musée se sont vues affublées d’un masque semblable à celui-ci, explique Myrtille en pointant son index en direction de la sphère. Des témoins ont parlé de défilés de démons dans la ville. Malheureusement, les événements aidant, nous ne serons jamais certains de leur fiabilité. En revanche, des clichés pris à l’époque à l’aide d’un appareil photographique tout à fait extraordinaire – le delanotype – semblait avoir permis l’identification de l’un des suspects ou témoins de l’affaire de la Sorbonne, je ne sais pas trop. Les archives de ces années ne sont guère bavardes. De plus, ni les clichés ni l’appareil n’ont jamais été retrouvés. Néanmoins, il est une certitude, quelqu’un hanta le Louvre la nuit, pendant toute la période où demeurèrent les masques. Comprenez donc notre étonnement quand nous avons pu établir le lien – tout le mérite en revient à Eugène Paindavoine. Malgré son âge, il a encore une excellente mémoire. Après tout, il n’avait que cinq ans lorsqu’il l’a aperçu pour la première fois…

Un long gargouillis interrompt le discours de Myrtille.

— Navré, jeune fille, se confond Charles en essayant de faire taire son estomac récalcitrant.

— Ce n’est rien commissaire. J’allais tout juste vous proposer de déjeuner avec moi. Eugène nous rejoindra là-bas. Il vous en parlera bien mieux que moi.

Un quart d’heure plus tard, ils sont tous les quatre attablés dans un coin du bistrot du Cardinal.

— Alors, vous l’avez vu, n’est-ce pas ?

— Le masque ?

— Oui, le masque. Le masque du Néant. Vous savez jeune homme, je ne pensais pas le revoir. Il a disparu tout aussi mystérieusement qu’il est apparu.

— Mais… pourquoi l’appelez-vous ainsi ? Le masque du Né…

Henri ne peut achever sa phrase, interrompu par Eugène Paindavoine :

— Chut ! Ne prononcez pas ce nom à la légère, mon garçon. Il est une invitation aux Ténèbres.

Puis, sautant du coq à l’âne, il ajoute :

— Mangeons d’abord. Il nous faut être plein et non vide pour en parler. N’êtes-vous pas du même avis, commissaire ?

— Tout à fait, mon cher Eugène, affirme –-t-il, comme ses narines frémissent d’envie.

Henri n’ajoute rien, mais le nom professé, quelques secondes plus tôt, est bien trop lourd de sens à son goût. Perdu au milieu de ses pensées, il ne voit pas arriver quatre assiettes généreusement garnies.

— Ah ! Merci ! s’écrie Charles tandis qu’il admire la garniture.

Cependant que chacun attaque l’entrée, les mots d’Eugène ne cessent de tourmenter Henri, au point de devenir un étrange leitmotiv qui l’entraîne dans les cataractes du Néant.

En face de lui, Eugène le fixe de son regard perçant. Derrière l’innocent masque du grand-père se cache un enfant ; l’enfant qui a vu le Masque du Néant.

— Tu te demandes ce que j’ai vu, mon garçon ? semble-t-il ricaner.

Henri sursaute. Il est toujours à table, au bistrot du Cardinal. À côté de lui, Charles mange d’un solide appétit tout en étant en grande conversation avec madame Fleuret. Eugène déguste comme si de rien n’était son assiette. Ses lèvres ne sont là que pour s’ouvrir au passage du fromage et de la salade, que décorent encore quelques gouttes de rosée d’un pré.

— Mange Henri ! Les ombres aiment le vide. Il les attire.

La fourchette en l’air, Henri cesse.

— Vous ne mangez pas Henri ? s’écrie Myrtille.

— Oh, si bien sûr ! bafouille-t-il, tandis qu’il mange avec entrain son entrée.

Calme, le repas se poursuit ainsi jusqu’aux desserts : soupe de fruits de saison pour Myrtille, crème à brûler pour Charles, fromage à coings pour Eugène et une part de tergoule pour Henri. Chacun mange dans un silence seulement brisé par les bruits de mastication intense. Enfin, tous sont repus – Henri surtout, dont le ventre ressemble désormais à un oreiller moelleux.

— C’est bien Henri ! Tu as le ventre bien rempli ! Allons jouer, maintenant !

— Oui, murmure-t-il, assoupi, tandis qu’il court comme il peut derrière le petit garçon.

— Craignons les ombres. Elles sont pleines de méchanceté et de vide.

Devant lui, le petit garçon vole et se faufile entre les lignes. Henri a beaucoup de mal à le suivre, car il n’est pas aussi agile.

— Tu sais pourquoi je l’ai vu ? crie la voix enfantine.

— Non !

— Parce que j’ai été un vilain petit garçon. Et j’en ai été bien puni ensuite.

— Qu’as-tu donc fait ?

L’enfant s’arrête à côté d’une sculpture en marbre noir.

— Je me suis caché dans le musée et j’y suis resté.

Autour d’eux, le jour s’éteint ; il se coule dans la noirceur. Ne demeure que lui, dont le corps luit dans la nuit.

— C’est là que je l’ai vu !

— Qui ? souffle Henri.

— Lui ! C’était un géant, terrifiant et malfaisant. Lui, le porteur du Masque du Néant.

Henri ne dit plus rien ; en face de lui, Eugène est tout sourire.

— Allô ! Allô !

— …

— Oui ! Bréjac à l’appareil !

— …

— Comment !

— …

— Bien sûr ! Nous arrivons tout de suite.

Quelqu’un lui secoue l’épaule et prononce son nom. La nuit bascule et le jour renaît. Eugène n’a pas bougé.

— Lieutenant, je crois que nous tenons notre premier suspect, déclame Charles en rangeant son combiné dans sa veste.

Ses yeux papillonnent, ses pensées s’éclaircissent ; machinalement, il répond oui.

— À l’hôpital Sainte Anne. Avec les métros, nous y serons en moins d’un quart d’heure.

Puis, se tournant vers Eugène Paindavoine et Myrtille Fleuret, il ajoute :

— Navré de vous fausser compagnie, mais l’on vient de me dire qu’un témoin du meurtre de madame Cotille aurait été retrouvé. Pouvons-nous reporter à demain cette entrevue gastronomique ?

— Bien sûr, commissaire ! Eugène ?

— Aucun problème ma petite. Tu sais bien que j’ai encore mes appartements ici.

— Alors à demain ! Je vous appellerai ce soir pour vous confirmer l’heure.

Après quelques poignées de main échangées, Charles et Henri quittent le coin chaud et douillet du bistrot pour celui du métro.

BL : Aislune


Texte publié par Diogene, 8 janvier 2019 à 13h52
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