L’un est le père, l’autre est le frère
Ce que l’un veut faire, l’autre veut le défaire
L’un et l’autre sont frères, l’un et l’autre sont pères
Chacun leur tour, ils s’affrontent pour battre le fer
Les Deux Empereurs, A.E. Sceaux, 1944
Paris, nuit du 25 au 26 octobre 2014
Quelques heures plus tôt, alors que les derniers clients s’en vont, il salue le patron qui, derrière son comptoir, nettoie ses verres en cristal ; un oiseau pousse un cri rauque. Dans sa main le verre se brise. Silencieux, il contemple sa paume, puis retire d’un geste sec l’éclat qui lui laboure les chairs, d’où s’écoule un liquide vermeil.
– Non ! murmure-t-il comme il rembobine le fil de la réalité passée.
Dans la pièce, les derniers clients viennent de partir et Alexandre se précipite en direction du bruit. Aucune question. Aucune réponse. Tout juste attrape-t-il de quoi se vêtir et ce sont deux silhouettes qui se fondent dans la nuit. Toutes deux sont de haute stature. Le premier, un haut-de-forme sur la tête, trace sur le seuil de la porte du bout de sa canne un pentacle, tandis que le second fait surgir un voile d’ombre qui, bientôt, les engloutit tous deux.
– Tu as fini ? souffle la voix d’un baryton.
– Presque. lui rétorque l’autre en écho.
A genoux, ils enfoncent leur poing dans le sol et illuminent le pentacle dessiné. Par le portail ainsi ouvert, une lueur aveuglante en jaillit, puis s’éclipse. De l’autre côté, une silhouette démente hurle dans la rue sous une pluie battante.
– Occupe-toi de lui, Alexandre. Je me charge de lui rappeler les règles de notre jeu, gronde l’élégante silhouette.
– En es-tu certain ?
– Oh oui ! affirme-t-elle, tandis qu’elle franchit le seuil.
Le pommeau d’argent disparu, la seconde silhouette le suit et se retrouve à côté d’un homme au regard fou, tourmenté par les ombres de son enfance. Autour de lui, la rue a laissé place à une forêt dense et noire, où des bacchantes dansent un sabbat sous l’œil attentif du dieu Pan.
– Tiens, mais qui voilà ! N’est-ce point donc Achronos, le grand dieu démon du temps ? Le dévoreur de tout temps, le voleur du temps ? ronronne l’homme aux jambes de bouc.
– Achronos n’est plus depuis longtemps, gronde son adversaire. Il n’est plus que le souvenir d’une ancienne vie.
– Ah ! Vraiment ? reprend Pan d’un ton doucereux. Il me semble pourtant… hum.
Une horloge surgit dans sa main. Son balancier est un cristal mordoré au milieu duquel pulse un cœur sombre.
– Rappelle-toi donc !
L’homme est prisonnier de son monde, en proie à la folie, incapable de choisir, enchâssé dans l’ambre du temps pour l’éternité à laquelle il s’est condamné, à laquelle il l’a condamné. De nouveau, il paraît devant lui ; démon splendide et fier, cependant qu’il s’avance vers le dieu au masque grimaçant, dont la bouche s’étire en un hideux sourire. Il s’empare de l’horloge que lui tend la divinité et la contemple d’un air gourmand.
– Donne-la-moi, susurre Alexandre.
À ses oreilles retentissent les cris, les hurlements de sa victime à jamais agonisante ;de nouveau il s’emplit de ce sentiment de puissance et de jouissance. Lui, le dieu déchu, le démon qui surplombait jadis Paris en tout temps, en tout lieu ; il déployait ses ailes pour mieux fondre sur ses proies, pour mieux leur dérober leur bien le plus précieux.
Toutefois, ce n’est que le masque d’une immense souffrance qui jamais, ne guérit. Il se souvient : le ciel déchiré dans la nuit voilée ; les ombres zèbrent la voûte céleste et se jettent sur lui ; elles ont entendu son appel. Son temps est arrivé à son terme et il désirait plus que tout anéantir sa chair et son existence. Lui, dont toute la vie durant, il avait œuvré, manœuvré, semé les conflits dans le seul but de faire germer les graines des ombres ensevelies avec lui, après que l’esprit maudit a fusionné avec lui. Un esprit étroit et étriqué, égoïste, dont la seule finalité était le chaos et la destruction de sa Némésis. Il avait pris possession de lui au fond de la Nuit, affaibli qu’il était par l’extinction des mythes.
Aujourd’hui encore, il se rappelle le délice de son agonie lorsqu’elles le saisirent et l’éparpillèrent aux quatre coins du multivers, avant d’être aspirées par la porte ouverte au prix de tant de vie et de folie. Autour de lui, tout n’était que ruines et désolation. Des batteries entières de canons éventrés, des chars pulvérisés et leurs opérateurs, tous vaporisés. Il ne demeurait que leurs ombres figées à la jamais dans la roche-mère. Sur lui se penche un autre. Ce n’est pas Achronos, la face sombre. C’est Alexandre, sa face d’ombre. Il ramasse son crâne. Amusé, il lui rétorque :
– Depuis quand te prends-tu pour Hamlet ?
L’autre lui répond sur le même ton :
– Et toi pour Yorick ?
Tous ses souvenirs rejaillissent.
– T'imagines-tu vraiment que tu me soumettras... avec ton jouet? Usurpateur ! gronde la voix, maintenant gutturale, de l’homme flamboyant.
– Pourquoi aurais-je esquissé une telle pensée, Achronos ? Te réveiller en lui me suffit, susurre le faux dieu.
En face de lui, le démon ricane, tonitruant et incoercible.
– Qu’est-ce qui te fait rire ainsi ?
– Mais ce que tu viens de dire, voyons !
Le démon repart de son rire dément.
– Me croyais-tu à jamais disparu ? Lorsque Alexandre s’est emparé de mes cendres, il m’a intégré à sa substance et à sa personne où, en effet, je suis resté longtemps sommeillant…
– Jusqu’à ce qu’enfin nous nous affrontions et que je, nous triomphons …
– Nous avons conservé le nom d’ Alexandre Nocturnis, pour mieux nous rappeler d’où nous sommes issus…
– Et constate-le, en nous réunissant…
– En nous affrontant…
– En nous acceptant…
— Nous sommes devenus autre.
Il referme avec lenteur son poing sur l’horloge qui se brise dans un sinistre craquement, puis l’ouvre. Un nuage mordoré s’échappe alors du cristal. C’est l’âme d’un homme sauvé du temps, dont le tourment cesse enfin.
– Pourquoi ? s’étrangle Pan.
– Pourquoi ?
Alexandre tourne son regard vers le ciel ; la pluie fouette son visage.
– Parce que tel est mon choix, Ombre sans nom.
Puis il se penche vers l’homme vautré dans la boue et lui murmure d’une voix dépourvue de menace :
– Allons Henri. Donne-moi la main, que je te ramène chez toi.
Le faux dieu s’affadit et la forêt disparaît, en même temps que la chair de sa poitrine le brûle.
La paume sur le cœur, il couche Henri sur son lit. Il sait que son combat est fini, mais non le sien. Dans le miroir de la salle de bains, il contemple la marque apparue sur sa poitrine. Quelqu’un y a gravé, d’une encre de peur, la figure du mat.
Dehors, le déluge s’abat sur la ville, le silence seulement troublé par le raclement d’une pointe de métal sur le sol. De son visage plongé dans l’ombre, on ne distingue que ses yeux étincelants et sa mâchoire saillante. Assis sur le rebord d’une fenêtre, un homme coiffé d’une paire de bois de cerf saute à terre.
– Tiens, tiens. Mais qui voilà donc ? N’est-ce pas le fabuleux, le merveilleux, l’impétueux, l’orgueilleux Alvaro Estrango ? Vous nous aviez manqué…
L’homme ainsi interpellé demeure mutique tandis que l’autre poursuit :
– Mais sans doute préfères-tu un nom différent ? Avicennius… Oh, oh, oh, non ! Tu serais ravalé au rang d’esclave…
Sa main blanchit à mesure qu’il affermit sa poigne sur le pommeau en forme de dragon de sa canne.
– Bien sûr que non ! Ah, ah, ah, Issam Pierzi…
Le poing toujours refermé sur la canne, l’homme retient son souffle.
– Allons, dis-moi. Quel effet , comment se sent-on quand on égare son nom ?
L’homme aux bois de cerf s’interrompt comme pour savourer la tension qui les habite.
– Le Voyageur. Aurais-tu perdu ta langue entre temps? Je n’entends pas ton langage si fleuri et si châtié à la fois. Pas plus que je n’ouïs le son de ta voix. Ah, quel malheur ! Tu es devenu muet.
– Je réserve mes mots seulement à ceux qui en valent la peine.
Dans le ciel, l’orage se charge de fiel et se déchaîne, zèbre la voûte céleste de lumières sanglantes et menace par là même de noyer la ville entière.
– Hou ! mais c’est que j’aurai presque peur ! s’amuse son adversaire en sautillant tout autour de lui.
– Pour quelle raison te trouves-tu ici ? gronde l’homme, soudain déterminé.
– Ah ! Il était temps. Je commençais à douter de toi. Enfin, tu te décides à poser les bonnes questions. Comme c’est ton jour de chance... Non, non, ne dis rien. Vois-tu, aujourd’hui je suis gentil, magnanime, bavard aussi. Tu l’auras sans doute remarqué. Allons, cessons de tourner autour du pot. Je compte te répondre, mon cher Sans Nom. Navré de t’affubler ainsi, je ne sais lequel choisir. Je suis seulement là pour tourmenter ton cher protégé… en attendant de pouvoir m’emparer de son âme.
La main sur le pommeau, l’autre sur le corps, Alvaro tire la lame de son fourreau, dont l’éclat renvoie les pâles éclairs qui se déchaînent toujours dans le ciel.
– Oh ! Oh, oh, oh… mais c’est que tu te mets en colère ! J’aime le feu qui brille au fond de tes yeux.
Alors que l’ombre prononce ces paroles, commence sa métamorphose. Il n’est plus un homme au bois de cerf qui se dresse, mais une gigantesque chimère dont la mâchoire avide claque dans le vide.
– Viens donc m’affronter si tu en as le cran ! Issam Pierzi ! Viens donc encore une fois me pourfendre !
Mais le charme est rompu et la colère reflue. Alvaro range son épée au fourreau ; il pose un regard triste sur l’Ombre :
– Je pense qu’Alexandre t’aura dit peu ou prou la même chose. Avicennius, Issam Pierzi, Le Voyageur… Peu importe, appelle-nous comme tu le désires. Nous nous sommes réunis et nous nous nommons Alvaro Estrango. En usurpant cette forme, tu as toi-même brisé le sort. Tu m’as rappelé à mon passé et j’ai fait le choix de la changer.
– Ainsi donc, tu me laisses la vie sauve…
– Oui, souffle Alvaro.
La silhouette se dissout dans l’éther ; ne demeure derrière elle qu’une sombre marque informe.
Au même instant, Alexandre retient un cri, car de nouveau il ressent la morsure de l’ombre dans sa chair ; insigne infâme de sa défaite. Un chariot tiré par deux chevaux, l’un droit et fier, l’autre borgne et revêche.
– Penses-tu vraiment qu’ainsi tu me chasseras et que j’en resterai là, Alvaro ? ronronne l’Ombre.
– Oui ! rétorque-t-il, implacable.
– Tu fais peine à voir mon cher. Tu es si naïf et si pétri d’ingénuité ! Je ne peux tout de même pas partir en vous laissant les mains vides. Quel dommage ! Moi qui suis venu avec une hotte emplie de présents. Tu ne refuseras pas que j’offre un cadeau à ton petit protégé.
Alvaro se sent blêmir, même s’il s’efforce de ne rien en montrer.
– Tss. Tu es bon acteur, Alvaro. Néanmoins, tu oublies que je lis les cœurs et tout particulièrement le tien. Après tout, nous sommes si proches. Sache que je connais déjà tes intentions, alors essaie de m’arrêter avant que je ne lui révèle ton, pardon votre secret.
La lame de nouveau au clair, Alvaro s’avance d’un air mauvais vers la masse sombre et ricanante. Devant lui, les rides d’eau s’écartent pour lui laisser le passage.
– Oh ! On dirait que j’ai touché de toucher la corde sensible de ta chair, Alvaro ?
Mais il ne répond pas. La mâchoire serrée, il marche d’un pas lourd et menaçant ; son épée brandie devant lui éclaire son visage lunaire.
– Oseras-tu lever la main sur moi et abattre ta lame sur ma personne, Alvaro ? Simplement pour m’empêcher de glisser quelques à son oreille ?
– Silence ! tonne une voix dans le noir.
De l’homme qui vient de parler, l’on ne devine que la lame luisante d’un poignard d’obsidienne.
– Oh ! Mais je t’en prie Alexandre. Frappe donc le premier ! Ou les deux en même temps ! Ce serait follement amusant, ricane l’informe.
– Ne prononce plus un mot, Infâme !
– Infâme ? Hou, mais c’est qu’il se met en colère, lui aussi. Hou, Hou, que j’ai peur ! Regardez, je tremble comme une feuille !
Sous leurs yeux impassibles, impossibles à déchiffrer, l'onde aquatiquesinue soudain, nourrie de la lueur blafarde des lampadaires.
– Et quel sort me réserves-tu? Ah pardon, j’oubliais, vous êtes deux. Quel incorrigible malpoli suis-je ! Mille excuses, mes doux sires. Qu’allez-vous donc me faire ? Me transpercer, m’écorcher, me dépecer, me démembrer, me décapiter ? Que sais-je encore ? Vous voyez, je pourrais continuer ainsi longtemps ma litanie si je ne craignais pas de vous lasser. Ah ! Que l’inventivité est riche en matière de mise à mort. Oh, oh, attendez ? J’en omets un, fameux et gouailleur : dessouder. Comme il sonne si délicatement. Ah…
L’ombre poursuit son palabre préfixé en radical « dé » .
– Rien, murmure la voix apaisée d’Alvaro.
– Oh, que je suis déçue d’entendre cela de ta bouche ! Me voici tout outragé ! Moi qui me préparais à un duel cinglant et sanglant, où vous m’auriez percé de vos épées, m’infligeant un châtiment à la hauteur de votre courroux. Oh, oh, vous me rendez toute triste mes sires.
– Réjouis-toi triste créature, s’exclame soudain Alexandre, en plongeant à deux reprises sa lame d’obsidienne dans la poitrine mise à nu de la silhouette, d’où jaillit deux Ombres qu’Alvaro s’empresse de pourfendre de sa lame d’argent.
Un hurlement déchire l’atmosphère.
– Comme d'autres l’ont dit avant moi, vous n’avez remporté qu’une bataille, non la guerre, siffle l’Ombre cependant qu’elle elle se fond dans les ténèbres.
Dans la main d’Alexandre, le poignard s’efface tandis que s’esquissent sur sa chair deux nouveaux tatouages : une sirène sur l’avant-bras et un Ryu vengeur dont la gueule se déploie dans sa paume. Pendant ce temps, Alvaro essuie à l’aide de son mouchoir les taches sépia qui maculent sa lame. Lentement, elle réintègre son fourreau et redevient l’innocente canne qu’elle semble être. Dans le ciel, l’orage se disperse et laisse place à la voûte céleste, dans laquelle toute trace du duel a disparu.
– Elle joue un jeu dangereux, Alexandre. Je ne l’aurais jamais pensé si téméraire, surtout après tout ce temps et autant d’événements. Tu sais tout comme moi combien elle peut être redoutable et revêche.
– Perverse, ajoute sombrement Alexandre.
– Oui. Toi comme moi, nous l’avons affrontée et, jadis, nous-mêmes.
Comment l’oublier ? Lui, le démon noir, assis sur son trône d’ivoire. Je le vois encore, sa face ricanante qui se moque de moi. Pourquoi m’a-t-il attiré là ? Pourquoi m’avoir ravi ma part d’ombre ? Et ma femme, que fait-elle à ses pieds, semblable à une tigresse prête à se jeter sur sa proie ?
Pourtant, je le sens jusqu’au plus profond des fibres de mon être. Il a besoin de moi. Mon Odyssée dans les Ombres de mon passé, à la recherche de mon identité, notre duel par étranger interposé. Tout n’était qu’un jeu, un jeu mortellement sérieux. Il m’a guidé vers lui ; il m’a conduit à lui. Et lorsque je l’ai découvert, j’ai sur ce que j’allais faire. De ma naissance à mon trépas, nous nous sommes opposés et dressé l’un contre l’autre, jusqu’à ce jour funeste, où j’ai glissé mon pied dans la tombe ; Loki recueillit mon âme, tandis qu’Achronos subissait la transmutation pour devenir son double, Alexandre Nocturnis.
Alvaro ramasse son chapeau dans la flaque de boue.
– Alvaro ! Avant que je ne m’en aille, je désire te poser deux questions.
Le regard encore durci par la colère, Alvaro se retourne vers Alexandre .
– Pourquoi as-tu toujours ta bague ?
Un large sourire se dessine sur son visage :
– La chose que je t’ai confiée n’est rien d’autre que son reflet. Une ombre lumineuse si tu préfères, alors que pour ma part je garde sa part de Ténèbres. Ainsi, les deux s’équilibrent. Aucun des deux ne peut le rompre sans se perdre lui-même. Quelle est la seconde Alexandre ?
Sa figure devient aussi pâle que la lune, puis il murmure :
– L’aurais-tu fait, Alvaro ?
Taiseux, il ferme les yeux. Il savoure l’air humide de la nuit.
– Qui peut le dire ? Mon frère, mon père, chuchote-t-il à l’adresse des lointaines étoiles, alors ses traits se fondent et se métamorphosent en un oiseau d’ombre.
– Rentre Alexandre. Je vais rester ici et veiller sur lui… et sur lui.
– Merci Loki.
– Alexandre ?
– Oui ?
– Un…
Mais ce dernier l’interrompt :
– Tu connais déjà ma réponse Loki. Je me le demande moi-même. Hélas, il n’est pas encore prêt… et nous non plus, sans doute.
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