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tome 1, Chapitre 22 « Henri au Bal de Jack » tome 1, Chapitre 22

Mariage infernal du métal et de l’incarnat

C’est l’ombre de Jack qui s’en va semer l’effroi

Noces funèbres de la misère et du bourgeois

C’est l’ombre de Jack qui s’en va ouvrir le bal.

Les Noces de Jack, I.P. Sceaux 1897

Paris, nuit du 25 au 26 octobre 2014

D’elle, il ne demeure que le parfum de rose d’hiver, étrange et envoûtant en cet automne vieillissant. Aurait-il dû la suivre au lieu de la laisser s’enfuir, l’emmener combattre le pot de fer depuis les rues de l’Arbalète et de l’Épée en bois, ou bien rejouer encore une fois l’évasion de l’insaisissable colonel Ulrick, depuis la fameuse maison du passage des Postes ? Henri a envie de bien des choses et il se sent tout chose ; enfançon qui s’ouvre au monde. Ensemble, ils ont marché sur l’Île de la Cité, traversé la Seine sur le pont de l’Archevêché, ainsi cheminé jusqu’à la Mutualité, avant de se retrouver, égarés, mais pas apeurés, devant la mythique gare de Port-Royal. Là Henri, amateur éclairé des aventures de Blade et Mortemer d’Edgar B. Jacobs, s’est précipité au grand étonnement de Marie-Angèle vers le surplomb des voies ferrées qui, bien que modernisé, n’avait rien perdu de sa superbe ni de son atmosphère si particulière. Même le temps s’est ajouté à la partie ; le ciel était déjà gris, manquait plus que la pluie battante.

À l’instant où la rame arrive, Henri s’attend presque à découvrir, surgi de nulle part, le colonel Blade qui, pour échapper à ses poursuivants Sharpey et Freddy, se hisse sur les verrières qui surplombent la voie ferrée. À le voir ainsi dans tous ses états, Marie-Angèle lui a alors proposé de réaliser ensemble un roman photographique. En échange, il lui promet de visiter avec elle tous les lieux qui ont inspiré tant de poètes. Puis ils se sont séparés. Distancés, ils se rapprochent et s’échangent un tendre et discret baiser.

Un geste de la main et elle disparaît au carrefour de l’avenue de l’Observatoire et Denfert-Rochereau. Henri, lui, s’en va. Il trotte le long du boulevard de Port-Royal en direction du quartier Mouffetard. Sur la route ses pensées volent d’un visage à l’autre, d’une grâce à l’autre. Visage mâtin, visage mutin d’une demoiselle surprise en chemin. Henri, insouciant et nonchalant, marche d’un pas rêveur non vers l’élue de son cœur, mais vers la rue où repose son cœur. Une rue peuplée de drôles de gens, de fées, de sorcières, et d’un épicier arabe dont les enfants vivent des aventures extraordinaires ; l’on y trouverait, paraît-il, une grenouille à cheveux. Comment savoir ? Elle est chauve à présent.

Non ! Ce soir, une prose d’une toute autre nature l’attend Henri ; une prose composée de mots plus lourds, plus sombres, chargés d’ombres et de démons. En effet : il a reçu un peu plus tôt un message de Charles Bréjac l’informant de l’expédition d’une copie des rapports d’autopsie du Docteur Freignier. Le courrier en transit dans les réseaux pneumatiques est très certainement disponible dans le bureau des Postes, en face de chez lui. Là-bas, il le récupérera auprès de l’automate ; le bureau sera déjà fermé à l’heure où il se présentera. Ce qu’il trouvera à l’intérieur sera d’ombres, dont les saveurs auront un tout autre attrait.

Perdu, il passe sans les voir devant les hôpitaux Cochin et du Val de Grâce, puis remonte le boulevard des Gobelins jusqu’à l’église Saint-Médard. Face à la vitrine de l’Arbre à Livres, il hésite un instant lorsqu’il aperçoit l’album de Super Bedon, In Vitro Veritas, de Gotlibre. Hélas la librairie close en décide pour lui, et il poursuit dans la rue Mouffetard en direction de celle de l’Epée en Bois. Un détour par le bureau des Postes et il rentre chez lui. Cependant qu’il marche dans le hall d’entrée, il remarque un pli qui déborde de sa boîte aux lettres ; deux enveloppes épaisses et filigranées, sans marque d’affranchissement ni nom d’expéditeur. Hélas, Henri a bien d’autres choses à l’esprit. Lorsqu’il franchit le seuil de la porte de son appartement, l’étrange correspondance achève son fabuleux voyage sur son bonheur du jour, situé dans son salon.

L’estomac vide, Henri se réfugie dans sa cuisine et la fouille à la recherche de quoi apaiser les ardeurs outrancières de son organe récalcitrant. Portes et placards, tiroirs et gros ouvrages grands ouverts, il improvise son dîner autour d’une variation du crumble aux pommes qu’il remplace par d’avantageux et frais pâtissons d’automne rehaussés de quelques mystérieuses épices. Épluchés, dépecés, écossés, épilés ils sont débités en petits dés, puis jeter dans l’eau bouillante. Il s’affaire à pétrir une pâte sablée, quelque peu insaisissable, qui lui file trop entre les doigts. Vengeur, il la saupoudre de poivre et de garam masala. Les cubes attendris, il les couche au fond du plat et les couvre de sable parfumé.

Dans le salon le mange-disque, nourri par Henri, passe Labyrinth de Murno Reactor dont le staccato des percussions, accompagnées par la voix éraillée et déformée du chanteur, fait vibrer la table basse. Négligent, il déchire l’épais pli récupéré un peu plus tôt. Quelque peu découragé par l’heure tardive et le four qui le sonne, il le repose sur la table et se lève. Quand il revient, une assiette fumante entre les mains, la lettre est grande ouverte et son contenu a été répandu. Surpris, Henri contemple les feuillets dépareillés, puis hausse les épaules ; il a trop faim. Entre deux bouchées, il survole avec une avidité mêlée de terreur les documents. Dans sa tête des pièces s’assemblent et un tableau prend forme. Pourtant, il n’ose s’avouer les choses ; la peur le freine. Doit-il saisir les faits bruts en omettant leur contexte, ou les envisager dans leur ensemble afin d’en dégager les motifs sous-jacents ? Étrange.

Malgré des mains différentes, tout laisse croire que c’est un seul et même esprit qui est à l’œuvre. Un esprit qui se condenserait, qui recouvrerait ses souvenirs et son savoir-faire, à moins qu’il n’explore et n’expérimente. Henri hésite entre les deux. À cause des remarques du Docteur Freignier à propos du degré de sophistication des mutilations et de la netteté de la gorge tranchée, il penche pour la première hypothèse. Pourtant, l’agencement, les corps lacérés, la symbolique des lieux, tout lui rappelle le romantisme noir, si caractéristique de certains courants littéraires du XIXe ; il doute. À moins, bien sûr, que l’une et l’autre ne se confondent.

Henri se perd en conjectures. Les questions s’accumulent telle la neige sur un glacier, jusqu’au moment où il cédera et emportera tout. Pourquoi le sommet de la pyramide du Louvre, pourquoi le choix de la salle dans les Archives impériales ? Quel message se cache donc derrière ces mises en scène violentes et grandiloquentes ? Il ne découvrirait pas de cadavres qu’il se croirait à une séance du théâtre du Grand Guignol, dont lui avait si souvent parlé son grand-père. De plus, il ne compte même pas toutes les étrangetés qui entourent les meurtres. Que trahissent-elles ? Encore une fois Henri n’ose prononcer les mots, comme s’il avait peur de réveiller une terreur enfouie. Rien dans le rapport ne dit que le parchemin retrouvé est en peau humaine et qu’il provient du corps de la victime.

Néanmoins, à la lecture du carnet, Henri n’a aucun doute quant à sa nature et à son origine. Il n’a aucune preuve qui puisse étayer son assertion, seulement son intime conviction. Un instant dans les ténèbres, il se souvient des mots du Maître : « Ah ! Ce que je cherche. Enfin, tu ne l’as pas encore deviné. Seulement la Vérité. Oui ! Celle-là même que tu gardes dans ton cœur, que tous gardent dans leur cœur. Verrouillée, cadenassée, emprisonnée, enfermée ! Ah ! Pauvre Vérité ! Ah ! Comme il est simple d’être. Quel besoin compulsif de se grimer, de se cacher derrière des faussetés ? Soit ! Élève-toi ! Apparais tel que tu es ! Sans artifices ni immondices ! »

Au fond, la pendule sonne vingt-deux heures. Henri se lève, dubitatif. Dans la cuisine, les mots résonnent toujours à ses oreilles, éclaboussant de leur crudité son esprit fatigué. Dans l’évier, un peu de vaisselle barbote. Pantin mécanique, il se saisit de son assiette et ses couverts, qu’il frotte sans grande conviction. Absent, il part prendre une douche. Longtemps, il demeure sous le jet fumant. Une serviette passée autour de la taille, il trace une ombre sur le miroir embué avant de l’effacer. Habillé pour la nuit, il compulse sa table de chevet couverte d’une épaisse pile de livres. Entre deux, il hésite : Alicia à l’Envers du Miroir, ou Cristal qui songe de Théodore Murgeon. Finalement, il se décide pour le second.

– Ils rêvent, dit-il, tandis que sa voix, sonore comme un tuyau d’orgue, s’amenuisait jusqu’à ne plus être qu’un murmure chargé de passion. Je n’ai pas encore trouvé d’expression plus juste. Oui, ils rêvent.

Zena attendit la suite en silence.

– Mais leurs rêves ont une vie propre dans notre monde à nous – dans l’espèce de réalité que nous connaissons. Leurs rêves ne sont pas des pensées, des ombres, des images, des sons, comme les nôtres. Ils sont faits de chair, de sève, de bois, d’os, de sang. Et il arrive même que leurs rêves restent inachevés ; c’est pourquoi je possède un chat à deux pattes, un écureuil sans poils et aussi Gogol, qui devrait être un homme, mais n’a ni bras, ni glandes sudoripares, ni cerveau… Tous ces êtres sont inachevés… Il leur manque à tous, entre autres choses, de l’acide formique et de la niacine. Mais… ils sont quand même vivants.

Henri poursuit sa lecture, mais ses paupières tombent d’elles-mêmes et il sombre dans les bras de Morphée. Soudain, un grattement derrière les volets le tire de sa nuit ; bruit d’un chat qui ferait ses griffes sur une vitre. Les yeux bouffis par le sommeil et la mine défraîchie, Henri sort avec précaution du lit.

– Qu’y a-t-il ? marmonne la voix endormie de Marie-Angèle.

Surpris, il hésite un instant.

– Sûrement rien. Mais je préfère aller voir. Recouche-toi, répond-il, alors qu’il passe sa main dans les cheveux auburn.

À tâtons dans les ténèbres, il s’avance en direction du salon, Henri s’interroge. Comment un chat ou même un chaton pourrait bien vagabonder sur des balcons absents ? Cependant, à mesure qu’il s’approche, le grattement redouble d’intensité comme si la créature était désormais dans la pièce. Dans le couloir, Henri s’immobilise, à l’écoute du silence. Sous la porte un air frais et humide s’infiltre et s’en vient lui caresser les jambes. Les doigts sur la poignée, il n’ose pas franchir le seuil, mais le désir est fort et la tentation encore plus grande. Dévoré par une curiosité mêlée d’un sentiment de peur, il ouvre la porte.

Sous ses pieds, la moquette est froide et possède le moelleux de la mousse ; sous ses mains, les murs ont la texture de l’écorce ; dans la pièce flotte une délicate odeur de sous-bois qui lui trouble les sens. Au centre, dans un cercle décrit par la lune, une masse sombre se découpe. La créature est vêtue d’une pelisse en laine, d’où émerge une paire de jambes couvertes de poils noirs et drus. Sans un bruit, elle tourne son visage, révélant un faciès grossier et pourtant humain. Baigné dans la lumière du ciel, il ressemble à un Pierrot lunaire. Dans sa main gauche, elle tient un curieux instrument à vent taillé dans un fagot de roseaux ; dans la droite, une longue pipe blanche et effilée.

– Bonsoir Henri, susurre-t-elle.

Un sourire se dessine sur les lèvres, comme elle contemple Henri. Sa figure est mangée par une barbe épaisse et fournie, tandis que ses yeux enfoncés dans leurs orbites le dévorent du regard. Au-dessus de sa tête, une paire de cornes de bouc surplombe son crâne. Sa voix suave semblable à de la soie est une invitation à la folie et à la passion et alors que la nuit engloutit sa face ricanante, la créature humaine ajoute :

– As-tu jamais dansé avec Jack au clair de lune ?

–  Henri ? souffle une voix sucrée et mielleuse.

Perdu, les mots s’insinue en lui pareille à une caresse au réveil. Que lui arrive-t-il ?

– Henri ?

La voix devient plus insistante. Dort-il encore ? Il l’ignore et ouvre les yeux. Face à lui, il découvre le regard tendre et malicieux de Marie-Angèle.

– Oh ! Pardon… je… mais euh… que s’est-il passé ?

– Je ne sais pas. Tu as tout d’un coup piqué du nez dans ton thé.

–… dans mon thé ?

Que lui arrive-t-il ? Est-il chez lui ? Il ne comprend pas. Les vertiges le saisissent et la nausée le gagne. Marie-Angèle est toujours en face de lui, floue. Mal à l’aise, il s’agrippe à la fenêtre. Dehors, la nuit est totale. Étonné, il reporte son attention sur le petit déjeuner dressé sur la table. Il porte à ses lèvres la tasse encore brûlante, puis la repose ; une odeur de mousse et de feuilles en décomposition s’en dégage. Pris d’un haut-le-cœur, il la fixe. Marie-Angèle s’en étonne et lui demande :

– Tu ne bois pas ? C’est ton préféré !

– Mon préféré ?

Marie-Angèle semble déçue et décontenancée. Bien sûr, elle y met tout son amour, comme à chaque fois qu’elle lui prépare quelque chose. Avec hésitation, il reprend sa tasse à demi renversée. Il hume un instant les arômes qui s’en échappent : de la fraise des bois et de la queue de cerise. Il se sera sûrement trompé. Pourtant, ce qu’il aperçoit dans le fond ne lui inspire que du dégoût. La tasse glisse entre ses doigts, rebondit sans un bruit sur la table, chute et se brise sur le parquet, sur lequel une boue noirâtre et saumâtre. En face de lui, Marie-Angèle le contemple de son regard plein d’amour et d’interrogations. Ai-je fait quelque chose de travers ? semble-t-elle dire au travers de ses yeux brumeux.

– Prends plutôt une tartine Henri et laisse donc ce mauvais thé. Quant à la tasse, je m’en occuperai après. Ce n’est rien.

La situation est grotesque. Jamais Marie-Angèle ne s’abaisserait ainsi, pas plus qu’elle n’agirait de cette manière. Au fond, la fragrance forestière est toujours présente. Sous ses doigts le coton de la nappe devient aussi rugueux que l’écorce du chêne. Marie-Angèle lui tend une galette et un peu de beurre. Il hésite un instant puis s’en saisit, mais les lâche aussitôt ; elle est habillée à la manière du petit Chaperon Rouge. C’en est trop. Il se lève et se précipite hors de son appartement. Dehors, le ciel s’est alourdi et un vent mauvais souffle dans la rue. Henri hurle tandis que s’abat l’orage. Sur son corps dégouline une eau sombre et poisseuse. Les lampadaires, indifférents à sa présence, déversent leur lumière jaune qui peine à transpercer le brouillard naissant, lui donne des allures de spectres grimaçants aux rares formes vivantes qui osent braver la tempête. En face de lui, le bureau des Postes ressemble à une nécropole prise sous les assauts des éléments. Sous ses pieds, la chaussée noyée s’est changée en un fleuve de boue, qui menace de l’emporter.

Perché sur un lampadaire, un mystérieux oiseau noir au regard bien trop humain l’observe.

Une lame de fond fauche Henri. Sa tête heurte un tronc.

– Henri, tout va bien ? Murmure une voix dans le lointain.

Quelque chose gratte à la fenêtre.

– Que…

– Ce n’est rien, seulement la grêle, murmure une voix rassurante. Inutile de te lever. Va donc te coucher. Tu vas prendre froid, mon ange.

Henri se ravise. Derrière lui, la pluie redouble d’intensité tandis que les grêlons s’écrasent avec une joie féroce sur les vitres et explosent en une myriade de glaçons. Dans ses yeux ne s’expriment que le doute et le vide. Depuis quand Marie-Angèle passe-t-elle la nuit avec lui ? N’est-elle pas retournée chez elle après qu’ils se sont séparés après (à) la gare de Port-Royal ?

– Hé bien Henri, pourquoi fais-tu une pareille mine d’épouvante ? Que t’arrive-t-il ?

– Je… je… Je ne souviens pas de ma soirée.

Marie-Angèle éclate de rire. Un rire cristallin, le rire d’un enfant sauvage qui court dans les bois.

– Mais voyons, je suis revenue avec toi au lieu de m’en retourner chez moi rue d’Alésia. Je t’ai accompagné à la Poste pour y retirer le pneumatique du commissaire Bréjac. Tu as hésité devant l’Arbre à Livres, mais la librairie était fermée et tu as renoncé. Ensuite, nous sommes rentrés et nous avons improvisé le dîner. Tu as survolé le rapport d’autopsie pendant que je somnolais sur tes genoux.

Henri l’écoute mais quelque chose sonne faux.

– Nous nous sommes couchés, mais ai-je vraiment besoin d’aller plus loin ? ronronne-t-elle, en lui lançant des œillades enamourées.

Bien sûr que non. Cependant, le masque se fissure, comme une pierre manquante à l’édifice.

– Ne bouge pas Henri, je vais la ramasser. Tu vas te blesser.

– Hein ?

Ce n’est pas de la faïence, mais de la terre qui macule le parquet. Dans sa main, sa tartine a la consistance d’un champignon spongieux.

– Hé bien que t’arrive-t-il, Henri ?

En face de lui, Marie-Angèle a pris un teint de cendre. Dans ses yeux vides se reflète le néant.

– N’es-tu pas curieux ?

Sa voix est devenue âpre et rugueuse.

– N’as-tu pas envie de découvrir… la Vérité ?

La Vérité. Henri hoquette violemment et repousse la table devant lui.

– Oh ! La vérité te ferait-elle peur ? poursuit la voix, en même temps que retentit le bruit du cuir qui se déchire.

Réfugié dans le fond de son salon, il assiste impuissant à la métamorphose ; derrière la jeune femme s’élève une ombre gigantesque. Au sommet de son crâne ce ne sont plus des cornes, mais des bois de cerf qui ornent son front. Penché sur le corps noir de Marie-Angèle, elle passe un doigt effilé autour de son visage, puis descend le long de son anatomie.

– Comment ? Tu me déçois, poursuit-elle en décollant la peau de son crâne.

Dans le fond, Henri suffoque de terreur.

– N’est-elle pas magnifique ? Ne bouge pas. Car, vois-tu, il faut toujours savoir prendre soin des choses, surtout les plus précieuses.

Un éclair brille entre ses mains et, dextre, la lame fend l’abdomen d’où se répandent les viscères, en même temps qu’Henri s’effondre sur le tapis.

– Bienvenue au Bal de Jack, Henri…

Trempé de sueur, il se réveille en proie à une peur indicible. Secoué de frissons, il tâtonne à la recherche sa lampe de chevet. Hélas trop fébrile, ses doigts la heurtent. Elle vacille un instant, puis se brise avec fracas. A tâtons, il cherche l’interrupteur incrusté dans le mur. Aveuglé par la lumière, il passe sa main devant ses yeux. Bientôt, l’éblouissement s’apaise et il peut enfin ouvrir les paupières. À terre gît le corps de faïence brisé. L’abat-jour a heureusement protégé l’ampoule. Avec lenteur, il se retourne et découvre, soulagé, le lit vide.

Par la fenêtre, le corbeau s’envole et se fond dans les ténèbres.

Henri s’interrompt. Il sent la peur refluer en même temps que les odeurs de pourriture et de sciure. Il est seul dans sa chambre ; les ombres ont disparu, enfuies dans la nuit. Il ne reste que les traces évanescentes des victimes sanglantes. Henri rit. Voilà qui lui apprendra à ne pas se plonger dans n’importe quelle histoire tard le soir. Son réveil indique deux heures et quarante-trois minutes. Incapable de refermer l’œil tout de suite, Henri reprend sa lecture de Cristal qui songe :

– Je m’explique, roucoula-t-il, vous comprenez, je voudrais par-dessus tout être aimé pour moi-même. Je suis navré d’avoir été contraint d’exercer une certaine pression sur vous. Ne voyez là qu’un désir ardent de réussir. Vous connaissez le dicton : « Tout est permis ».

–… « En amour et à la guerre, acheva-t-elle docilement.

Et elle pensait :'' il s’agit bien de guerre, en effet ; c’est un ultimatum : aime-moi pour moi-même ou gare… ''

– Je ne suis pas exigeant, susurra-t-il entre ses lèvres luisantes. Mais, voyez-vous, un homme a besoin de tendresse…

Elle ferma les yeux juste à temps pour empêcher le juge de les voir se lever vers le ciel. Pas exigeant ! Seigneur !

Tout comme Henri, gagné de nouveau par un sommeil qu’il espère sans rêve.

BL : Aislune


Texte publié par Diogene, 2 avril 2018 à 20h12
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