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tome 1, Chapitre 21 « L'Ombre de Charles » tome 1, Chapitre 21

Viens donc petit colibri, viens donc trouver abri

Loin de l’homme miroir, l’homme sans savoir

Viens donc petit colibri, viens donc par ici

Loin de l’homme mirage, l’homme sans courage

Une Ombre dans le Sable, I.P. Sceaux, 1919

Paris, nuit du 25 au 26 octobre 2014

Une fois chez lui après une paisible et agréable promenade au milieu d’un Paris abandonné à la nuit naissante, dans son appartement de la butte aux Cailles, un homme au ventre proéminent musarde dans sa bibliothèque à la recherche d’une pièce rare. Ses doigts effleurent les tranches, virevoltent, tourbillonnent, hésitent, s’arrêtent le temps d’un soupir, se suspendent, puis reprennent leur course folle jusqu’à… jusqu’à un trou ! Oui ! Un trou ! Un trou qui n’a pas lieu d’être. Interrogatifs, vindicatifs, attentifs, compulsifs, injonctifs, excessifs, furieux, acrimonieux, impérieux, sentencieux, les doigts cognent nerveusement le bois, glissent sur l’étagère et rageurs s’enfuient de l’autre côté. Ce qu’il manque pour le combler est là. Oui, là ! Un simple oubli. Ridiculisé, risible, le disque est remis à sa place. Le trou rebouché, les doigts s’en retournent, surveillés de près par une paire d’yeux inquisiteurs.

Que vont-ils choisir ?

Pour le moment, ils ont déserté les profondeurs métalliques et s’en sont allés vers des plaines plus aériennes, plus humides aussi. De nouveau, les doigts hésitent. L’index tournoie sur lui-même, tandis que le majeur se tâte. C’est l’auriculaire qui l’emporte. Ah, le bougre ! Il vient de se noyer dans un lac, non loin d’un aquarium coincé entre un groupe de kangourous et un troupeau d’ânes.

Installé dans son fauteuil, Charles s’abreuve des harmoniques. Dans le fond, Asimov prospecte le monde à la recherche des sectes et de leurs monstrueux gourous. À aucun instant, il n’interrompt le concerto. Soudain il ouvre les yeux ; il réalise l’énormité de la situation. Comment a-t-il pu ? Lui ! Oui, lui ! Lui, le commissaire Bréjac. Mais, oui ! Comment aura-t-il oublié une chose pareille ? Non ! C’est inconcevable, abominable, inenvisageable ! Aussi est-ce avec une célérité dont peu le soupçonneraient, qu’il se précipite vers son appareil téléphonique. Le pauvre en a la tête toute retournée ; une voix fluette s’échappe :

– Allô ! Du Nez à l’Oreille, que puis-je pour vous ?

– Bonsoir mademoiselle ! Je souhaiterais passer commande : un steak tartare avec son œuf à cheval et sa salade de roquette. Le tout, bien sûr, accompagné d’une part de tarte Tatin. Est-ce encore possible ?

– Mais tout à fait monsieur. Désirez-vous autre chose ?

Charles n’aurait rien contre un petit pichet de Bordeaux ou de côte du Rhône. Mais non, il sera raisonnable et se contentera de l’infusion qui chauffe sur sa cuisinière.

– Non, merci.

– Puis-je avoir votre adresse, monsieur ?

– Bréjac, Charles. 11, rue de la Butte aux Cailles.

– Merci, monsieur.

– Merci, mademoiselle.

Soulagé, Charles raccroche. Un sourire flotte sur ses lèvres.

Dans la cuisine, la bouilloire siffle les trois coups. Il est temps de la reposer et d’infuser le Démon de Minuit – mélange de fruits et de perles confites.

Une tasse fumante à la main, Charles interroge Asimov :

– As-tu trouvé quelque chose d’intéressant ?

– Je ne saurai vous répondre, monsieur. J’ai découvert ceci monsieur : la Famille de Charles Milles Branson et la secte Aum Shinrikyō, de Chizuo Matsumoto, dit Shoko Asahara.

– Merci Asimov.

Pour l’un comme pour l’autre, leur gourou respectif professait l’apocalypse et à défaut de la voir déferler, ils désiraient la déclencher. Le premier en ordonnant l’extermination de citoyens blancs, le second en répandant des germes mortifères, puis du gaz neurotoxique dans le métropolitain de Tokyo ; des armes dont les stocks avaient été détruits après la Guerre, ainsi que leurs formules – ou du moins le pensait-on. Mais là n’est pas le point le plus fascinant. En effet, parmi l’arsenal coercitif utilisé dans les deux sectes, Charles découvre un usage intense des drogues hallucinogènes, sans compter le charisme envoûtant de ces messieurs. Néanmoins, des massacres aveugles n’ont rien de commun avec le raffinement des deux assassins. En outre, qualifier ces meurtres de crimes passionnels lui semble terriblement insultant et grossier, eu égard à la main qui les a exécutés.

Au fond, il trouve l’emploi du mot « tableau » par son jeune équipier, fort à propos quant à leur mise en scène. Cependant, ils ont été peints par deux individus différents. Pourtant, Charles ne peut s’empêcher de penser qu’une même et seule personne les aura guidés. Peu importe que le premier se soit grimé en faune ou en satyre et que le second l’ait écorché ; chez chacun d’entre eux les mêmes alcaloïdes ont été décelés, avec assez d’alcool dans le sang pour saouler un quartier entier. Quelqu’un leur aura obscurci le regard et les aura transformés en marionnettes tenues par des fils invisibles.

Charles n’a pas lu le journal de Lucien Carroney. Dans les notes que lui a transmises Henri, ce dernier mentionne la présence d’un mentor, d’un maître qui aurait inspiré les gestes de Lucien Carroney. Voilà qui conforterait sa propre hypothèse. Hélas, seules les empreintes du malheureux Lucien ont été retrouvées dans la pièce, de même sur les instruments. Rien ne laisse supposer la venue d’un complice. Or dans le journal, Henri relève que Lucien, comme son mentor, ont tous deux utilisé les mêmes instruments. Que doit-il en conclure ? Mal à l’aise, Charles repose le feuillet. Une sourde migraine assiège ses tempes. Lucien Carroney aurait-il été seul dans cet atelier au moment des faits ? Il n’ose croire pareilles sornettes. Sinon, pourquoi les entendrait-il ? Les cavaliers.

Lorsque Charles ouvre les yeux, il n’est plus qu’un enfant apeuré et terrorisé. Autour de lui s’étend un désert de pierres qu’un vent de terre réduit en poussière. Caché entre deux rochers, il les entend hurlants, soufflants -- une armée de démons sanglants. Chevaux au galop dans le désert, ils martèlent le sol caillouteux de la plaine. Ils sont les voleurs sur leur monture. Ils sont là, tout près, et Charles se terre. Il perçoit le grondement des sabots, qui frappent les dunes, sur les crêtes desquelles ils évoluent. À leur tête, un homme ! L’homme sans visage surgit de derrière les nuages, originaire de la cité de Sable. Le sabre au clair, dans sa lame se reflète sa face. C’est un homme qui hante depuis toujours ses cauchemars. Un homme sans visage et un homme sans âge. il est l’homme mirage, l’homme miroir.

La main sur la poitrine. La peur fuit Charles et tout est englouti, quand soudain jaillit de son esprit un nom : Le Vieux sous la Montagne. Il l’a lu il y a longtemps dans un roman d’Alberto Echo, Baudolino.

– Asimov !

– Oui, monsieur ?

– Cherchez-moi les occurrences suivantes, s’il vous plaît. Vieux de la Montagne, secte, assassin, haschich.

– Bien sûr, monsieur.

– Merci Asimov.

Charles avale une gorgée de Démon de Minuit. Cette fois, il ne devrait pas rencontrer d’obstacles. En effet, les problèmes ne surviennent que pour les documents de la période 1813 - 1945, le trou noir de l’histoire – Expression aussi élégante que sans fondement. Pendant ce temps, tout à ses cliquetis électroniques, Asimov s’interrompt :

– Monsieur ! Vous êtes attendu à la porte.

– Oh ! Déjà ! Merci Asimov.

Charles se presse vers le pas vers l’entrée où, de l’autre côté, une jeune femme patiente sur le palier.

– Bonsoir, mademoiselle Berchet. Je vous dois combien ?

– 13, 75, monsieur Bréjac.

Ce dernier fouille quelques instants dans ses poches et en sort deux billets azur. Échange de papier-monnaie contre repas gourmand, Charles sent son appétit s’ouvrir en grand.

– Gardez donc la monnaie ! Bonne soirée, mademoiselle !

– Merci ! À vous aussi !

La jeune fille disparaît, happée par les escaliers marbrés.

Servi, Charles referme la porte de son appartement et s’attable confortablement dans son salon, où s’égrènent les harmoniques paisibles du Lac des cygnes. Par la fenêtre, il regarde s’éteindre un à un les phares de la Ville lumière, plongeant la cité dans le sommeil d’une belle endormie. Tout à la dégustation de son tartare, Charles dessine dans sa tête un étrange puzzle : madame Cotille dans la nuit du 22 au 23 octobre, mademoiselle de La Rochebrune pendant la nuit du 23 au 24 octobre, et la nuit dernière rien. À moins bien sûr que l’on n’ait pas encore retrouvé le corps. Ou fera-t-il mentir le vieux dicton, qui dit jamais deux sans trois ?

Troublé par cette vérité, Charles suspend un instant sa bouchée, l’enfourne, puis la mâche machinalement. Peut-être que tout a pris fin avec la mort de mademoiselle de la Rochebrune. Cependant, au vu du rapport écrit par Henri, il a tout lieu de ne pas le croire, surtout s’il s’en tient au mobile du meurtrier. Que signifie donc la recherche de la Vérité ? En outre, Charles se sait endurci à la vue de cadavres et de viande froide en tout genre. Quant à ôter une vie, c’est une chose qu’il n’ose même pas envisager. Les armes font partie désormais des musées de cire – toutes ayant été recyclées, fondues, réduites à leurs plus infimes composants, surtout les plus infâmes. Elles ne sont plus que des ombres, témoins ultimes de la folie mortifère dont l’humanité a fait preuve dans les temps passés.

Tout à ses réflexions, Charles mange néanmoins avec entrain son dîner, lorsque soudain reprend la voix zézayante de son assistant qui l’interrompt au milieu d’une magnifique part de tarte :

– Monsieur ! Puis-je vous présenter les résultats des recherches que vous m’avez mandés ?

– Bien entendu. Je t’en prie !

Aussitôt la pièce est plongée dans l’obscurité tandis que danse au milieu figures, documents d’époque et reconstitutions animées.

– Monsieur, sur la période couvrant les années 1945 à 2014, seules deux communautés ont retenu mon attention : « La Famille » de Charles Milles Branson et la secte « Aum Vérité suprême », fondée par Shoko Asahara. Les autres ont été reconnus coupables de délits – pardon du mot – mineurs – en comparaison des crimes commis par La Famille et Aum.

Charles goûte l’euphémisme de son majordome. Cependant, il ne peut le blâmer et le laisse poursuivre ses explications.

– Enfin, en 1094, suite à une scission dans le schisme ismaélien, une nouvelle prédication naquit. L’imam Hasan-Î-Sabbâh, installé dans un fort érigé sur le mont Alamût, non loin de la mer Caspienne dont il prit le contrôle, en 1090, fonde ce que les croisées surnommèrent plus tard la secte des assassins.

Cloué dans son fauteuil, Charles écoute d’une oreille distraite les propos de son majordome. Il observe avec attention les portraits peints du Vieux de la Montagne, puis se reporte sur les photographies de Charles Branson et de Shoko Asahara. Tous deux le troublent par leurs regards – leurs regards profonds et empreints de fascination – (virgule) emplis d’un vide qui rappelle la folie. Charles se demande s’il n’en fut pas de même pour feu Hasan-Î-Sabbâh ; les peintres lui rendent si peu justice. Sur son compte bien des légendes courent, surtout l’origine du nom donné à la secte. Il dériverait du mot haschich, car le vieil ismaélien l’aurait utilisé pour conditionner ses fidèles en même temps qu’il faciliterait l’exécution de ses œuvres ; chose peu vraisemblable étant donné les effets de la drogue sur l’humain. Cependant, le monde à la fin du XIe siècle n’a rien à voir avec celui dans lequel il vit, alors pourquoi pas.

Les activités quotidiennes de ces jeunes gens étaient partagées entre l’apprentissage de la doctrine du ta’lîm, des langues étrangères, d’autres enseignements lettrés, et un entraînement physique intense. Dans un univers en proie à la guerre, aux vendettas et aux complots de toutes sortes, un homme comme Hasan-Î-Sabbâh n’aurait eu aucun mal à les convertir en leur promettant le paradis à leur mort une fois leur mission accomplie. En revanche, dans le monde post-apocalyptique dans lequel il évolue depuis le Jour des Grandes Ombres en 1945, ces méthodes n’auraient pu porter leurs fruits ; d’où un usage immodéré des substances psychotropes et hallucinogènes dans les communautés de Charles Milles Branson et de Shoko Asahara, ne serait-ce que pour marquer du sceau de la terreur leurs esprits, et surtout ôter tout sentiment d’empathie à l’égard de leurs victimes.

En effet : des travaux menés sur les rouages de la guerre et de la transformation d’un être humain en une machine à tuer, ont montré que l’entraînement du soldat consistait surtout en une suppression des mécanismes de compassion et en un aveuglement psychique. Dès lors qu’il apprend à ne plus voir l’humain dans l’ennemi, mais un étranger – un monstre, quelque chose d’inhumain – il effectuera sans honte sa lugubre mission. Voilà qui explique aussi pourquoi les exécutions par balle, du temps où la peine de mort était encore en vigueur, étaient le fait de soldats et non de civils. Néanmoins, quand ils étaient réquisitionnés pour les basses besognes, les condamnés avaient les yeux bandés et l’on affirmait aux civils qu’une balle à blanc était dissimulée dans l’un des fusils. De cette manière, on limitait le risque de désertion des désignés volontaires.

À cette lecture, Charles se sent soulagé, heureux de ne pas vivre dans un monde si sordide. Une fois, il était allé au musée Grévin contempler pour la dernière fois, avant sa destruction, la machine du sieur Guillotin. Combien de surnoms avait-elle gagné au fil des années ? Des dizaines à n’en point douter. De mémoire, il ne pourrait tous les citer, mais quelques-uns lui étaient restés : la Veuve, elle voit mourir tous les hommes couchés sur sa planchette1, la cravate à Capet, ou la Bascule à Charlot. Depuis, elle avait été transformée en bois de charpente et sa lame fondue pour servir de cerclage à un tonneau. Hélas, voici que des horreurs oubliées revenaient, et en grande pompe qui plus est. Heureusement, les journalistes demeurent sobres et pondérés. Le sensationnalisme, le racolage étaient des choses, comme la publicité outrancière, qui avaient disparu avec la fin de la guerre.

Asimov poursuit son monologue, ordonnant une sarabande endiablée aux documents, mais Charles n’est déjà plus là. Il erre dans ses pensées, car un détail le chiffonne, l’aiguillonne, le tatillonne, l’exaspère, le triture, l’abomine. Il a sous les yeux le rapport toxicologique de Camille. Hans McEnroe et Lucien Carroney avaient tous deux ingurgité des quantités fabuleuses d’alcool, en plus de diverses drogues dont le point commun était de générer des hallucinations. Que le premier fut en état d’ébriété fort avancé au moment de son forfait ne le gêne guère ; il n’en est pas de même pour le second.

Bien que peu goûteux des arts plastiques, Charles ne peut que reconnaître les qualités d’orfèvre de l’exécutant. Dans un état pareil, le sieur Carroney en aurait été fort incapable à moins de la présence d’un complice ; hypothèse pour l’instant laissée de côté en l’absence de preuves irréfutables. Ou alors, il aura absorbé ces substances après. Pourtant il a doute. Un doute aussitôt balayé par les cavaliers qui, une fois de plus, s’emparent de ses peurs et de ses angoisses pour mieux les enfermer.

– Quelle heure est-il, Asimov ?

– 22 heures, monsieur.

L’heure de se mettre au lit n’est pas encore arrivée, hélas la fatigue le gagne. La nuit porte conseil. Demain il se rendra aux Archives de l’Empire afin de mener une petite enquête sur le sieur Branson, car les massacres de la Famille ont été exécutés à l’arme blanche, pas avec un gaz mortel. Qu’il ne soit pas curieux des crimes perpétrés par Aum, Vérité Suprême, mais leur aspect grotesque – pour ne pas dire risibles de la secte – ne cadre pas avec la vague actuelle d’assassinats. Charles s’intéresse au plus près à la Famille, car il sent, sans pour autant se l’expliquer, un lien étroit avec l’affaire qui le concerne. Serait-ce alors l’Ombre de Charles et non l’Ombre de Jack qui planerait au-dessus de la Ville Lumière? Dans sa sagesse, il n’oserait parier. Ce serait comme de gager sa tête au Diable.

– Ah ! Pourquoi ai-je toujours cette désagréable sensation de fuite ? Pourquoi tout s’effrite dès que je mets le doigt dessus ? marmonne-t-il pour lui-même.

– Avez-vous besoin d’autres chose, monsieur ?

– Merci, Asimov. Je vais me coucher.

– Bonne nuit, monsieur.

– Bonne nuit, Asimov.

Charles éteint la sphère mordorée qui s’épuise dans un soupir électronique.

Après un passage par la salle de bains et l’accomplissement de ses ablutions, dans un habit où s’affiche fièrement le loup des frères Tex et Avery, Charles prend enfin place dans son lit. Sur sa table de chevet, un livre de conte. Alicia à l’Envers du Miroir l’attend avec son marque-page enfoncé à mi-chemin. Voilà un ouvrage dont Charles se garde bien de se vanter ; il est son petit secret, et c’est dans le silence d’une nuit calme et paisible qu’il poursuit sa lecture du chapitre 12 : Le Pendu.

Il faut croire que c’est un jour sans, car madame Muscarie, professeur émérite de cartomancie, est absente. Elle ne s’est pas, paraît-il, encore remise de son précédent étirement. Il est vrai qu’elle fut l’an dernier, de nouveau vainqueur de l’épreuve de démembrement lors des festivités du 31 octobre. Enfin, à son âge, la chose est-elle raisonnable ? Alicia en doute. Dans l’amphithéâtre plein à craquer de toutes ces groupies baveuses et savonneuses, il n’y a pas d’autre mot plus juste, plus savoureusement grossier, plus agréablement défécatoire, plus urbainement malpoli, plus délicieusement injurieux, que le mot « merde » pour nommer son humeur de l’instant. Tout ça parce que le magnificent , l’admirable, le stupéfiant, l’insolent et indomptable monsieur Ben'zinic, corseté de ses cycles aromatiques, avait accepté au nez levé d’assurer le cours de cartomancie ; l’un des préférés d’Alicia. Le voilà gâché par cet avatar d’avorton.

– Aujourd’hui, je poursuivrai donc la leçon de votre professeur madame Muscarie. Rassurez-vous, elle est entre d’exquises mains. Maintenant, reprenons là où vous vous en étiez arrêtés. Il me semble que vous avez abordé le second septénaire ouvert par la justice. Cependant… Ah désolé, je n’arrive pas à relire ces (ses) notes. Quel arcane aviez-vous étudié auparavant ? La Force ou le Pendu ?

Aussitôt, une nuée de doigts disloqués et ballants se ldresse dans l’assemblée, provoquant chez Alicia un mauvais sursaut de dégoût. Dandy dégingandé et dévergondé, monsieur Ben'zinic prend son temps et pointe de sa verge l’une des jeunes filles au premier rang.

– Oui, mademoiselle ?

– La Force, monsieur, s’exclame-t-elle, presque au bord de l’extase.

Écœurée par tant de mièvrerie, Alicia morigène dans son coin :

– On devait étudier le douzième arcane.

Elle ôte alors l’un de ses yeux. Elle le jette dans la foule compacte des bacs inférieurs. Après plusieurs rebonds disgracieux – chaque atterrissage ressemble à la chute d’un flatulard – , ce dernier s’installe enfin auprès d’une gracieuse spongiderme. Galimatias, croit-elle se souvenir. Assis à côté de la jeune étudiante, son œil suivra le cours pour elle. Pendant ce temps elle s’en retournera, une fois n’est pas coutume, dans l’envers du miroir. Assurée de sa tranquillité, Alicia sort son jeu de tarot qu’elle étale devant elle. Elle trace un chemin qu’elle-même ne connaît pas, puis prend son élan avant d’ouvrir la porte ainsi dessinée. Elle découvre Le Chemin du Pendu, où du moins comme l’intitule le panneau au bord de la route goudronnée qui mène à la ville faite de miroirs et d’acier.

Le texte s’arrête brutalement. À la place se dresse une illustration en double page de la susdite ville ; croisement invraisemblable entre la Métropolis de Fritz Lang et Paris esquissé par Le Marbusier. Admiratif du talent du dessinateur Stéphane de Casanova, Charles referme le livre en même temps qu’il s’occupe de la lumière de sa lampe de chevet, avant de se laisser aller aux bons soins de Morphée.

Un peu plus loin dans la ville endormie, quelqu’un se voit proposer une singulière invitation. L’une de celles que l’on ne refuse pas, surtout lorsque c’est le Diable qui reçoit.

BL : Aislune


Texte publié par Diogene, 31 décembre 2017 à 16h23
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