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tome 1, Chapitre 17 « Faux-Semblants » tome 1, Chapitre 17

Regarde-toi misérable, toi qui tant m’accable

Oui, là. Oui bien en face, dans ce maudit miroir

Et prends garde qu’à ce que je ne vienne à toi

Toi, qui de tout temps, me rends insupportable et misérable

Les Âmes Vides, Sceaux, 1900, A.E.

Paris, 25 octobre 2014

[tab]Assis à la terrasse de la Contrescarpe, Henri rumine sa matinée et sa visite à l’atelier d’artiste du 21, rue Lesueur. Heureusement, la vue du cadavre lui avait été épargnée. La flaque sombre au milieu de la pièce était son seul souvenir. La grande table, aux rigoles creusées à même le bois pour recueillir les fluides, était éclaboussée de débris en tous genres. Sur les établis et suspendue aux murs, s’étalait une théorie d’instruments destinés à travailler la chair et le cuir, dont l’usure ne laissait planer aucun doute quant à leur usage. Tous étaient soigneusement -- méticuleusement même -- numérotés, photographiés, puis mis sous scellés. Étrange ; alors qu’il se préparait à subir les assauts sensoriels de la putréfaction, il n’en fut rien. À son entrée, une simple odeur de renfermé vint lui chatouiller les narines. Lorsqu’il s’en était ouvert au docteur Freignier, celui-ci lui fit part de sa stupéfaction quant à l’état du corps.

– Voyez-vous, nous l’avons retrouvé intact ou presque. Une momie de cire.

Henri avait déjà entendu parler de ce phénomène ; des momies de moines, dans un extraordinaire état de conservation, avaient été exhumées au Tibet, en Mongolie ou en Sibérie. Au Japon, l’une d’entre elles était l’objet d’un culte dans l’un des temples de Yamagata. Ils avaient l’apparence de vivants tout en étant plongés dans un sommeil d’éternité.

Par curiosité, Henri aurait aimé l’examiner. Hélas, il était déjà parti pour la morgue, quai de la Râpée. Néanmoins, cela n’avait pas été là l’unique découverte macabre. Les restes d’un visage humain coiffaient la tête d’un mannequin de bois. Ses traits avaient été déformés par la pesanteur. Cependant, personne ne doutait de son appartenance à la jeune femme retrouvée écorchée sur un bureau des archives impériales.

– Que désirez-vous, monsieur ?

Surpris, Henri faillit lâcher la carte qu’il a entre les mains. Il est treize heures passées de quelques minutes et à cette heure les boissons sont à vils prix.

– Une Odalisque, s’il vous plaît.

La commande griffonnée, le serveur s’éclipse. Au passage, il se saisit obligeamment du menu et abandonne Henri à ses réflexions. Place de la Contrescarpe, le peuple évolue, des couples se font et se défont au gré d’un orchestre de jazz installé au centre. Le saxophoniste, un immense nègre au teint ébène, porte sur la tête un haut-de-forme d’où émerge une crête. De son instrument, il tire des notes vibrantes et enivrantes, auxquelles il enchaîne les cœurs et les corps. À la terrasse, certains, hypnotisés par les sombres accords, cèdent et se mêlent à la foule grandissante quand d’autres s’asseyent insouciants, inconscients, face à la menace sourde qui couve dans les ombres de la Ville lumière.

Deux meurtres suivis du suicide de leurs auteurs, le tout en deux jours : voilà qui dépasse l’entendement ! Et pourtant Henri le sent ; les mains sont différentes, mais non celui qui les manipule. La volonté, la pulsion sont les mêmes, bien que le dessein et son dessin lui échappent encore. Et parce que ce sont des gens ordinaires qui commettent ces forfaits si extraordinaires et si monstrueux, leur esprit ne peut y survivre. Enfin, ainsi envisage-t-il les choses, à la lumière de sa thèse sur l’origine des psychoses dans la portion nord-américaine de l’Empire.

Inlassable marcheur, Henri repasse dans sa tête les événements de la matinée, à la recherche du moindre détail ; les techniciens qui s’affairent, les assistants qui traquent les empreintes, lui et Charles se joignent à l’équipe, ouvrent tiroirs et placards contemplent les œuvres entassées ou suspendues çà et là, des bibliothèques contiennent quelques ouvrages rares et remarquables. Plusieurs noms flottent à la lisière de son esprit : Rachilde, Jean Lorrain, Von Sacher-Masoch, Angela Carter… Quand soudain, son regard est attiré par un vieux carnet poussiéreux, qui aura connu de meilleurs jours. Pourquoi ? Que dégageait-il ? Sentiment inexprimé et inexprimable, qui s’est aussitôt saisi de lui lorsqu’il posa les yeux dessus. Il lui sembla qu’en cet instant plus rien n’existait ; le commissaire, Camille, les techniciens, tous avaient disparu, le laissant seul avec les souvenirs qui imprégnaient la pièce.

Maintenant, entre ses doigts maladroits, reposait le précieux document. Charles avait insisté pour que tous les prélèvements soient effectués en priorité avant de le lui confier. Il avait été ensuite protégé par un film organique qui en recouvrait toutes les pages et la couverture. Hélas, il ne goûtait pas autant son plaisir qu’il l’aurait souhaité, car au travers du revêtement, il ne pouvait sentir la texture du vieux cuir.

– Monsieur, votre Odalisque.

Henri lève la tête et découvre le serveur. Il pose devant lui un immense verre à cocktail dans lequel les couleurs s’empilent les unes sur les autres sans jamais s’entremêler.

– Merci.

Un peu plus loin, l’orchestre enchaîne sur un morceau de blues, qui emporte avec lui la foule tandis que Henri se plonge dans un océan de mots.

« Elle se moque de moi. C’en est trop ! Ah ! Pourquoi ne veut-elle pas me comprendre ? Pourquoi ainsi dénigrer mon travail, mon art ? N’est-ce pas ce qui lui avait tant plu ? N’est-ce pas par son truchement que je l’ai séduite, comme elle m’avait séduit avec son esprit ? Ah ! Cruelle déception. Je distingue enfin son vrai visage. Tant que les commandes affluaient et que l’inspiration était là, tout allait bien. L’argent rentrait. Et puis quand l’imagination se tarissait, il me suffisait de lui rendre visite, de baiser ses lèvres de velours, d’admirer ses courbes.

Retourne dans le passé ! Retourne le passé ! Cueilles-y les brassées ! Coupe donc les bractées !

Que s’est-il donc passé ? Je ne comprends pas. Je ne saisis pas. Elle m’échappe. Elle s’échappe. Je ne la connais pas. Je ne la connais plus. Me serait-elle devenue étrangère ?

Non ! Ce n’est pas possible ! Nous nous sommes encore parlé ce soir. Mes affaires sont dans le couloir, mais pour moi il est pareil à un laminoir qui engloutirait tout espoir dans son immense gueule noire. Elle me toise d’un regard aussi noir que méprisant. On dirait Méduse tant son envie de me voir déguerpir est glaçante, effrayante.

J’argumente. Je m’excuse. Je lui promets. En vain. Elle reste inflexible et me montre la sortie. Mes cartons sont déjà dehors. Je les rejoins. Sa porte claque derrière moi. Je les contemple. Elle me dégoûte. J’irai les reprendre demain matin. C’est mesquin. C’est ainsi. Sera-ce ici mon seul plaisir ? Certainement, oui. Je m’enfuis. Mon cœur, lui, est déjà parti. Je m’en vois le rejoindre, mon cœur à la dérive. La Seine est belle ce soir et les bars sont aussi bienveillants qu’accueillants.

Devant mon verre à moitié plein, à moitié vide. Bah ! Je m’en fiche. Je ricane bêtement. Quelle bêtise ai-je commise ? Après tout, je n’ai là que ce que je mérite. Hein ! N’est-ce pas ? Voilà ce qui arrive lorsque l’on délaisse quelqu’un. Crétin ! Imbécile ! Tu avais tout ! Te voici sans rien ! C’est une fin. Sombre navire qui coule sous les flots de ces larmes qui roulent. Pendant ce temps, je fais quoi ? J’égrène les heures, les minutes et les secondes, à coups de coude levés bien haut, je chante bien haut. L’alcool embrume, dissout mon esprit, floute mon chagrin, anesthésie mes souvenirs. Le videur me sort alors que je rends le tout sur ses chaussures. Il me jette un regard rageur et noir. Je l’emmerde et lui offre en supplément mon majeur majuscule.

Je rentre chez moi. Je ne sais comment. La lune sans doute, qui me guide jusqu’à mon lit.

Ah, quel silence ! J’aime quand les bruits ne sont plus dans mon atelier. Surtout quand je te contemple. Toi ! Oui, toi ! Toi, qui deviendras mon chef-d’œuvre ! Je t’ai délaissé, soit. Mais je vais te sublimer et te révéler. Mes instruments sont prêts. Il y a trop longtemps que je les ai mis de côté. Par quoi je commence ? Eux ou elle, elle que la vie n’a pas encore fuit ? La lame brille entre mes doigts, tranchante comme un diamant. À son extrémité, une perle d’écarlate s’égoutte et tombe dans la rivière sanglante qui s’écoule, se mêlant à la poussière en une boue scintillante.

– Sais-tu ce qu’est un palimpseste ?

– Quoi ? Que dis-tu ? Tu dis oui ? Ah, ah, ah, toi qui ne t’es jamais intéressée à mon véritable travail, sinon pour m’amadouer. Bah, je ne t’en veux pas, car au fond je me demande encore ce que j’ai bien pu te trouver.

– Mais si bien sûr ! Je t’ai vue et c’est cela qui m’a plu, et ce quand bien même tu dénigrais ce que je te confiais. Réjouis-toi, car je vais te dévoiler la vérité.

– Ah, ah, ah ! Oui ! Sois-en persuadée, car je vais t’ôter ta persona. Oh ! Bien sûr, cela sera douloureux, surtout quand celle-ci est calcifiée, solidifiée, figée.

– Patience, patience. Chaque chose en son temps venu.

– Comment ? Je ne t’entends pas. Tu marmonnes, tu gargouilles, tu n’émets que des borborygmes. Alors, reprenons depuis le début, veux-tu.

– Et non, non ! Toi ! Ne m’interromps pas ! Surtout quand je m’apprête à officier ! Tu sais que c’est délicat et abîmer une telle œuvre… Observe ! Apprends les gestes ! Ah ! Voilà qui serait pire qu’une faute de goût, une indélicatesse ! Tout de même, comme il serait regrettable que tu ne puisses l’admirer. De plus, suprême instance, tu pourras contempler son ego. Ah, ah, ah, ah…

– Où est-il ? Ah, ah, ah ! Petite sotte. Une fois de plus, tu n’as rien écouté de mes explications. L’ego est derrière la persona. Il est son verso si tu préfères. Recto, la persona, verso l’ego. Tu vois, comme cette pièce de deux napoléons qui tournoie. La persona est ce que tu montres. L’ego, lui, te cache ton monde, te cache au monde, en même temps qu’il le contemple.

–…

– Allons, donc, que mâchonnes-tu encore ? Articule, si tu veux que je te comprenne.

–…

– Ah ! Ce que je cherche. Enfin, tu ne l’as pas encore deviné ? La Vérité. Oui ! Celle-là même que tu gardes dans ton cœur, que tous gardent dans leur cœur. Verrouillée, cadenassée, emprisonnée, enfermée ! Ah ! Pauvre Vérité ! Ah ! Comme il est simple d’être. Quel besoin compulsif de se grimer, de se cacher derrière des faussetés ? Sois toi ! Élève-toi ! Apparais telle que tu es ! Sans artifices ni immondices !

–…

– Regarde-moi ! Ne suis-je pas magnifique, moi l’Ombre révélée !

–…

– Ah ! Mais que dis-tu là ? Silence, misérable larve ! Silence et contemple, car ce n’est là que la première étape du processus. Oui, vois-tu, j’ai encore besoin de m’exercer. Enfin, je ne voudrais surtout pas enlaidir la vérité ni même la travestir. Il lui faut un écrin digne de ce nom. Contemple-toi ! N’es-tu pas superbe ?

–…

– Cesse donc de m’interrompre ! Tu m’embrouilles l’esprit et j’ai besoin de toute ma concentration. Un mauvais geste et je te défigure. Est-ce cela que tu désires ? Est-ce cela, auquel tu aspires ? Que je te rassure, nous aurons de longs moments, toi et moi. Oui. Alors je t’expliquerai toutes ces choses qui, pour l’heure, te sont encore obscures. Obscures, car tu n’as jamais écouté que d’une oreille distraite ce que j’essayais de partager avec toi dans nos trop rares instants d’intimité.

–…

– Ah ! Mais je me réjouis désormais, car j’ai là toute ton attention.

–…

– Encore un peu de patience. Je me dois de préparer mes instruments, maintenant que je suis prêt. Regarde ! N’est-il pas magnifique ? Ah ! Si seulement tu pouvais admirer ce travail. Comme tu seras surprise de voir avec quelle facilité je tranche, je décolle, je soulève, j’écharne. Oh ! C’est presque de la soie, ou non, plutôt du velours doux, tendre et joyeux.

–…

– Ah, oui. Je te l’accorde, je brode. Tout cela est très grossier et il faudra du temps pour que s’accomplisse le Grand Œuvre. Le temps d’un rêve, le temps du rêve.

–…

– Comment ! Sache que tu me déçois grandement. Ah ! Encore une fois, tu ne m’as écouté que de cet ersatz d’oreille qui te sert de pavillon à sons ; seulement là pour me signifier ton intérêt poli et hypocrite.

–…

– Allons, allons. J’ergote, j’ergote et je n’avance pas. Oh ! Et puis, il est l’heure pour dormir. N’oublie pas : à chaque matin son pelain. Oui, je ne reviendrai pas là-dessus. Pelain mort, pelain blanc.

–…

– Non, je n’ai que faire de tes protestations.

–…

– Oui ! Tu m’as parfaitement entendu. Tu peux gémir, gésir, en finir, faire fi de tout, cela n’y changera rien. Je ne dirai rien de plus sur ce point. Il n’y a là rien d’intéressant. Rien de passionnant, rien de vivant, rien à creuser, ni à pleurer d’ailleurs. Sèche donc tes larmes, elle donne un goût amer à mes vers. Le temps du rêve, le temps d’un rêve.

–…

– Allons, allons, encore un peu de patience. Il ne me reste qu’un bain à donner et ensuite, oui, seulement ensuite, nous entamerons le processus de révélation, de sublimation.

–…

– Le temps d’un rêve, le temps du rêve, le temps coule à l’envers.

–…

– Oui ! Je soliloque et d’ailleurs le sot-l’y-laisse. Aussi peu m’importe tes jérémiades et tes récriminations. Veux-tu que je te dise ? Je n’en ai que faire. Maintenant, il est temps que je réponde à tes questions.

–…

– Comment ? Oui, tes interrogations ! Celles-là mêmes qui taraudent ta cervelle d’oisillon. Bien, bien. Je parle de vérité, d’ego, de persona et de tout un bla-bla où tu n’y vois goutte. Eh bien, sois satisfaite, car je m’en vais te fournir des explications. Reprenons, si tu veux. Ah, peste ! Pourquoi te demander, puisque tu vas m’écouter ? Remontons quelques années dans le passé bien avant ce petit d’homme qui a fini sur une croix. Hum, dans l’Antiquité grecque, pendant l’âge d’or du théâtre.

–…

– Pourquoi si loin ? Ah, que tu es sotte ! Ignare ! Persona, penses-y donc ! C’est un mot grec qui désigne le masque de terre cuite que portait l’acteur ou le comédien. Il y en avait de multiples sortes et chacune exprimait une émotion qui lui était propre : la colère, la tristesse, la joie, l’ironie, la haine, l’amour, l’orgueil, et ainsi de suite.

–…

– Moi ! Ah, ah, ah ! Je suis tout cela à la fois. Je les porte toutes. Entends-tu ? Clic, clic, clic, font-elles quand je les ajuste. Entends-tu ? Crac, crac, crac, font-elles quand je les brise. N’entrevois-tu pas ces engrenages mécaniques, organiques, orgasmiques qui, chaque fois qu’ils glissent, dénaturent mon axis ? Ah, mais assez parlé de moi. Je m’en vais plutôt te raconter l’histoire de la persona.

–…

– Et ne critique donc pas mon éthique, toi qui n’en as jamais eu. Or la persona. Que dirais-tu d’un cours de latin ?

–…

– Ne me regarde pas avec ses yeux, cela ne sied point.

–…

– Non, non ! Ne proteste pas ! Ce ne sera pas long. Vois plutôt comme je suis magnanime. Je ne désire pas m’assommer non plus avec ces histoires de déclinaisons et autres confusions. Ah, ah, ah ! Répète donc après moi. Per-sonare. Per-sonare. Per-sonare.

–…

– Voilà, voilà. C’est magnifique ! Reconnais-tu à présent ? « Sonare », la sonorité, la voix qui porte, la voix que l’on entend. Et « Per », percevoir, distinguer au travers. Per-sonare, parler à travers. La persona avait un emploi double : montrer au spectateur l’état émotionnel du personnage, en même temps qu’elle permettait une projection de la parole du comédien par un effet de résonance et de réverbération des sons. Ah, laissons cela de côté. Ce n’est qu’accessoire.

–…

– Pourquoi ? Tu me demandes pourquoi ! Benêt, bête, âne, crétin, imbécile, chose idiote ! À croire que tout ce que tu as dans les oreilles, c’est de la cire. Ah ! Rassure-toi, je serai tout de même magnanime avec toi et je te pardonne.

–…

– Pourquoi ? Parce que la colère altérerait mon jugement et risquerait de troubler mon geste. Un coup maladroit donné, voici une chose fort regrettable s’il en est. Maintenant, enjambons le temps des siècles avant le Christ. Passons au début du XXe. Il y avait un homme, disciple de cet obsédé sexuel de Freud, avec qui il a rompu aux alentours de l’année 1914. Ah, quel régal, mais pardon, je m’égare dans les méandres de mes propres délectations. Donc cet homme, Jung de son nom, cherchait à caractériser l’esprit humain, tout comme son mentor par ailleurs. Ainsi, selon sa théorie, la psyché humaine est structurée en archétypes, qui sont des formes instinctives de représentation mentale.

–…

– Ah ! Mais cesse de m’interrompre. Si tu veux te vautrer dans le sous-intellect, libre à toi. Cependant, tu as raison sur un point, et note comme je souligne la chose.

–…

– Maintenant, Jung explique qu’une part de notre psyché est dédiée au portrait social. Il a appelé ce complexe…

–…

– Suspens, suspens. Allons, ne me fais pas languir !

–…

– Oh ! Magnifique, sublime, tu m’en arracherais presque une larme. Ah, mais voilà que je m’étouffe de confusion. Oui, la persona ! Entrevois-tu désormais le lien qu’il y a avec mon travail ?

–…

– Non ! Non ? Ah, ah, ah. Je m’en vais te le confier moi. Je vais te répondre par une question. Que t’arrivera-t-il si tu te confonds ? Non ! Pardon ! Si tu deviens… Encore mieux : que t’arrivera-t-il si ta persona devient toi ?

–…

– Oh, non. Je t’en prie. Rassure-toi ! Prends ton temps ! Le temps d’un rêve, le temps du rêve, le temps d’un rêve éphémère. J’ai du pain sur la planche qui m’attend. Les écharnoirs sont prêts, de même que les étendoirs. Regarde-les bien, car bientôt se fera jour la vérité.

–…

– Comment ! Que je m’arrête de siffler ? Et puis quoi encore ! Je ne vais tout de même pas te faire la lecture ! Non, non et non ! Je n’ouvrirai la bouche que lorsque tu auras une réponse intelligente à me donner. Peste, dire que c’est l’un des plus grands canons de la religion. Oh ! Mais quel vilain garnement suis-je ! Voici que je distille des indices, que je te mets sur la voie. Allons, vas-y. Articule, que je puisse t’entendre pleinement.

–…

– Aurais-tu donc une once de réflexion ? Tu m’en vois déçu. Oh, quel malheureux je suis ! Tu parles de possession et d’autonomie de l’archétype. Ah ! Je me vois dans l’obligation de te tirer mon chapeau. Si, si, si je te l’assure. Tu m’arracherais presque une larme si j’étais capable de pleurer encore. Alors, distingues-tu où m’emmène ma quête ? Je te dépossède de ta persona pour mieux en révéler l’éclat. Cet éclat que tu as été incapable de deviner. Eh bien, moi je vais te le montrer. Je vais te montrer ce qui s’y cache.

–…

– Hein ? Pardon ? Qui te parle de laideur ou de malheur ? Balivernes que tout cela. Sornettes et cancrelats ! Aveugle du cœur, aveugle que tu es. Comme nombre d’entre nous, d’ailleurs.

–…

– Quoi ! Tu t’étonnes que je professe cela de moi ! Pourquoi ? Oui, pourquoi ? Il n’est là que pures vérités. Seulement, j’ai le pouvoir de révéler, crois-moi, ce n’est là que le commencement de l’enfantement. Patience, patience. Chaque chose en son temps. Chaque chose a son temps.

–…

– Ne me presse pas. Suis le geste avec amour. Il doit être encore plus doux qu’une caresse. Regarde ! Admire-toi ! Admire-moi ! Vois-toi ! Ainsi tu es, ainsi tu demeureras. Le reste n’est qu’accessoires et vanités, maintenant que j’ai sublimé ce que tu étais.

–…

– Moi ? Quoi, moi ? Ah, oui. Que vais-je devenir ? L’aurais-tu déjà oublié ? Je vais me révéler. Laquelle préfères-tu ? À moins, bien sûr que tu n’as aucune préférence, et alors il me faudra choisir, comme à d’autres, il vous faudra mourir (ce segment de phrase est maladroit, il faudrait reformuler). Ne bouge surtout pas, que je te montre. J’ai l’embarras du choix !

–…

– Ah, quel plaisir ! Ne t’avais-je point dit ô combien la révélation est jouissive, bienfaitrice !

Dans ma main, je tiens l’écharnoir ; sa pointe étincelle, sa lame couverte d’une poussière grisâtre. Je ne comprends pas. Pas plus que ces visions, mais ce n’est pas grave, je sais qu’il est là. Je perçois sa présence rassurante. Il me guidera, je le sais. Je peux presque sentir sa paume sur la mienne. La lame touche ma gorge, mais je n’ai pas peur, je devine qu’en agissant ainsi j’aurai raison de mon accablement et je transcenderai mon existence. »

En proie au malaise, Henri repose le carnet, son verre à demi bu devant lui. D’une main tremblante, il se saisit de son cocktail et le vide d’un trait rapide, sec. Il ne le soulage pas de sa détresse, mais au moins se rappelle-t-il qu’il est ici, à Paris, non loin de chez lui, place de la Contrescarpe, où résonnent encore les notes d’un vieux jazz.


Texte publié par Diogene, 13 août 2017 à 21h12
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