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tome 1, Chapitre 15 « Okinawa, mon amour » tome 1, Chapitre 15

Je suis ombre sans lumière, prisonnière de mes fers

Je suis une lumière sans Ténèbres, prisonnières de mon ode funèbre

Je suis une lumière dans l’ombre, je suis l’ombre dans la lumière

Je suis là où se fondent lumières et Ténèbres

Equilibrium, Sceaux, 1940, A.E.

Paris, nuit du 24 au 25 octobre 2014

Au volant de sa Renault Fantômas, Charles veille. Il a raccompagné un peu plus tôt Henri chez lui ; depuis, il patiente et attend que les lumières disparaissent de l’appartement de son jeune collègue. Sur son tableau de bord, le cadran de l’horloge indique avec fierté 23h 37. S’il était raisonnable, il rentrerait à la butte aux Cailles sans tarder, car la fatigue le gagne. Mais il n’ignorait pas qu’il n’en ferait rien et, au lieu de repartir du côté du cimetière du Père-Lachaise, il conduit sa voiture vers la place de l’Opéra en direction du passage des Panoramas.

Alexandre a toujours été de bon conseil et d’une compagnie agréable ; il ne manque jamais de trouver les mots justes pour soulager les tourments de son âme endeuillée. À cet instant, Charles est conscient qu’il aura besoin de lui et de sa présence apaisante ; les derniers événements le troublent et le dépassent. Avant le jour des Grandes Ombres – et même par la suite –, jusqu’à leur quasi-extinction quelques décennies plus tard, nombre de crimes avaient pour mobile la passion ; les deux auxquels il était confronté semblaient entrer dans cette catégorie-là. Pourquoi alors une telle sauvagerie dans l’acte, une telle violence ? Henri avait parlé d’esthétisme, voire d’érotisme ou de symbolisme. Hélas, les arts ont toujours été pour lui un domaine des plus hermétiques. Cependant, il le reconnaît volontiers, le ou les tueurs ont agi avec une extrême méticulosité.

– Ah ! Tout cela ne mène à rien. Bougre d’une hypallage à gaufres, qu’est-ce que c’est que cette histoire de palimpseste ?

Les paroles du conservateur flottent dans son esprit :

– Malheureusement, le traitement des peaux lors de son travail ne permet pas une identification fiable de leur origine. Quant à retrouver des fragments d’ADN, c’est une utopie. Le bain de chaux dégrade tous les composés organiques. En revanche, vous pourriez, peut-être, envisager une comparaison chimique du parchemin et de… la victime. Un haut-le-cœur avait failli emporter le conservateur.

– Nous vous prêterons tout le matériel nécessaire, ainsi que nos spécialistes. En première approximation, je dirai qu’il est très récent et qu’il a été élaboré avec un soin extrême.

Voilà qui ne l’avance guère, même s’il est prêt à mettre sa main à couper que le parchemin a été réalisé à partir de la peau prélevée sur cette malheureuse fille. Hélas, c’est sans compter toutes les invraisemblances qu’ils ont pu relever. La moindre était l’état de décomposition du cadavre. Il avait commencé à pourrir.

– Bah ! Nous verrons bien ce qu’en pense Camille. Les résultats d’analyse du parchemin prendront du temps. Fie-toi à ton instinct. marmonne-t-il, alors qu’il arrive en vue de l’Obélisque, place de la Concorde.

L’horloge indique 23h 53. Charles s’arrête un instant, puis s’enfonce dans la rue de Rivoli. Il se sent trop fatigué pour une veillée et, finalement, rentre chez lui. Une fois couché, il ne tarde pas à plonger dans ce que d’aucuns appellent le sommeil du juste.

************************

Dans son salon, à demi avachi sur son canapé, Henri s’interroge encore sur ce qu’il lui est arrivé chez le commissaire Bréjac. Il se rappelle avoir évoqué avec lui les premières hypothèses qui lui étaient venues à l’esprit après sa matinée passée au Musée du Louvre, lui avoir soumis quelques suggestions et ensuite… ensuite il a oublié. Entre ses mains repose un verre, lourd. Du cristal ? Dedans, un liquide aux couleurs étranges et dansantes. Il semble vivant. Henri hésite. Le commissaire le rassure, le mélange est peu alcoolisé. En effet, il sent à peine la radiation brûlante, si caractéristique de l’éthanol. Il part à la dérive, ses souvenirs sont confus. Y aurait-il de l’éther fluctuant ? Certainement. Qui ne dit mot consent. Il y en a, de l’anis, de la réglisse et de la vanille des tropiques – en fait des souvenirs, les siens qui revivent, qui se ravivent. Henri pleure. Il se redresse, pantomime mécanique, et s’en va prendre une douche malgré l’heure tardive. Dans le lit, glissé sous sa couette, la tête sur un oreiller, il laisse ses pensées s’égarées. Elles fusent en tous sens, rebondissent, se heurtent, s’entrechoquent, explosent, balles élastiques dans un billard géant. Il se perd, se noie et, épuisé, s’assoupit. Il est un petit garçon qui dort.

Dans la chambre, une saveur d’embruns et de roches salines flotte. À l’horizon, deux océans se mélangent, le soleil est incandescent. Se couche-t-il, se lève-t-il ? Impossible de le dire. Le goût douceâtre de l’algue sous la langue l’entraîne ; sous ses pieds, un sable noir et fin lui chatouille les pieds. Il rit, car il vient de tomber et ses mains se sont enfoncées dans les feuilles craquantes.

– Henri-chan ! pépie une voix derrière lui.

C’est une fillette toute de blanc vêtue.

Il n’ose la prendre dans ses bras ; Il a peur de lui voler son cœur. Il préfère rester assis sur les algues sombres recouvertes d’une croûte de sel et l’invite à prendre place à sa droite. Elle s’installe en tailleur, à côté de lui. Le vent a rabattu ses cheveux sur ses yeux, alors elle secoue la tête et les ébouriffe :

– As-tu faim ?

Il opine du chef tout en la regardant avec timidité. Il rougit presque. Elle ôte son sac et le pose devant elle. Henri le trouve amusant avec ses illustrations. Il l’avait déjà interrogée à propos de leur signification, il a encore oublié. Tandis qu’elle sort deux boîtes de bento laquées de noir et d’écarlate, il lui demande :

– Ryũko-kun, raconte-moi encore une fois l’histoire des dessins sur ton sac.

– D’accord Henri-chan ! Mangeons d’abord, lui enjoint-elle, tandis qu’elle lui tend l’un des coffrets en bois.

– Arigato, Ryũko-kun, murmure-t-il en s’empourprant, ce qui ne manque pas de déclencher chez elle des éclats de rire cristallins.

– Ne te moque pas Ryũko-kun, marmonne-t-il, boudeur.

Seul le ressac des vagues sur la grève lui répond. Ryũko s’est tue. Son regard se perd dans la contemplation de la mer, où se reflètent les rayons mordorés du soleil.

– Pardon, Henri-chan.

– Non, Ryũko. Un jour, je ne rougirai plus, promis !

– D’accord ! Tu reviendras pour me le dire.

Henri reste muet et prend une bouchée de son onigiri, car ce jour lui paraît si lointain et il est si petit. Néanmoins, il murmure :

– Hai, Ryũko-kun.

– Arigato, Henri-chan.

La brise emporte leur parole. Cependant, Henri n’est plus là. Il n’est plus sur cette plage Kawasaki avec Ryũko. Il est ailleurs, dans un horizon sans fin fait de tendresse et de paix. Dans le fond, il croit entendre une petite voix qui l’appelle, mais il est trop loin pour lui répondre et une douce chaleur coule dans tout son être. Il lui semble que le vent forcisse, car il sent les embruns salés se déposer sur ses joues. Les nuages bas sur la voûte céleste se parent de mauves et de bleus profonds du soleil levant. Il vole. Il est une mouette qui frôle les flots de la mer calme, où s’ébattent des bancs argentés de sardines et de harengs. Son instinct lui dicte de plonger et de s’emparer de l’un de ces poissons, mais il préfère planer, aller là où se mélangent les teintes chaudes, pour mieux oublier la raison.

Ses paupières papillonnent ; il tient encore son onigiri entre ses doigts. Il n’en a pris que quelques bouchées. Il tourne la tête en direction de la voix et reconnaît Ryũko. Le vent a ébouriffé ses cheveux – à moins que ce ne soit elle – et dissimule ses yeux aux nuances de l’écorce du chêne. Sur la plage, la mer recule toujours et dévoile de petits pitons rocheux et tortueux, volcans miniatures qui émergent des vagues.

– Tu ne finis pas ton onigiri, Henri-chan ?

– Si, si Ryũko-kun, lui répond-il , alors qu’il mord à pleines dents dedans. Ch'est délichieux. On dirait une carèche, de la tendrèche pure. Oh ! Ch'est indechriptible.

Ryũko s’esclaffe :

– C’est le goût umami. On pourrait le traduire par goût délicieux ; expression pauvre en regard des sensations, n’est-ce pas Henri-chan ?

Ce dernier secoue vigoureusement la tête, un immense sourire peint sur ses lèvres.

– Il me semble que quelqu’un dans ton pays le comparait à une méditation sur le mont Fuji.

– Ah ! Henri-chan, je crois que c’est une légende. Gardes-en l’image, elle est belle.

Alors que le soleil s’élève de plus en plus haut, un éclat insolite s’échappe hors de l’eau. Henri se redresse d’un bond et se précipite sur le sable humide, puis dans l’océan, où il soulève des gerbes d’écume. Ryũko se redresse à son tour et court après Henri, qui n’a même pas ôté ses chaussures.

– Henri-chan ! Que fais-tu ? lui crie-t-elle, pendant qu’elle enlève ses sandales pour le rejoindre.

Le voici qui ressort des flots gelés, un sourire aux lèvres, la figure trempée et la main gauche fermement serrée.

– Remontons sur la plage, Ryũko-kun. Je vais te montrer.

Assis sur la serviette qu’elle a prise dans son sac, Henri exhibe sa trouvaille : un coquillage nacré, tout tordu et biscornu.

– Oh ! C’est un sazaedô. Comme il est beau !

– Tiens c’est pour toi ! s’exclame Henri.

Puis il lui tend son trésor, détournant les yeux pour ne point se métamorphoser en pivoine encore une fois.

Ryũko referme son poing et lui murmure :

– Non, Henri-chan ! Tu me l’offriras quand tu auras cessé de rougir.

Le temps d’un battement d’ailes de papillon, Henri affiche une mine déconfite, qui s’efface brusquement dans une avalanche de rires.

– D’accord Ryũko-kun, je te le rendrai le jour où j’honorerai ma promesse.

Ryũko contemple (mire?) l’écume qui danse à la surface de l’eau, puis s’allonge sur le sable noir dans lequel se confond sa crinière.

– Que contemples-tu, Ryũko-kun ?

– Les kamis, Henri-chan.

Henri s’étend à son tour, les paupières plissées pour ne point être ébloui par le soleil et finit par s’endormir, serrant au creux de ses mains le sazaedô.

Soudain, une vague un peu forte vient s’écraser sur un rocher affleurant. Elle l’éclabousse généreusement et le sort de sa torpeur, tandis que Ryũko éclate de rire.

– Pourquoi pouffes-tu ? maugrée-t-il à l’adresse de la fillette à côté de lui.

– À cause de tes cheveux qui commencent à friser. Tu ressembles presque à un petit mouton.

Mais comme Henri boude, elle lui susurre :

– Dis-moi Henri, quel est ton rêve quand tu seras grand ?

– Mon rêve ?

– Oui, qu’est-ce tu veux être ?

– Nan, tu vas encore te moquer de moi, grommelle-t-il.

– Promis, je ne le ferai pas. Un rêve est une belle chose et elle ne prête pas à rire.

– Promis ?

Ryũko croise les doigts tout en envoyant un fin jet translucide vers l’océan avide et infini.

– Je serai jardinier, un jardinier des âmes. Maintenant que je t’ai dit mon secret, à ton tour Ryũko-kun.

– Tu vas me trouver bête Henri-chan. Je ne sais pas, je rêve d’étoiles.

– Alors elles te guideront et je suis sûr qu’au bout, tu y découvriras ta voie.

Ryũko s’apprête à lui répondre quand une voix gazouillante les appelle :

– Henri-chan, Ryũko. Il se fait tard et le dîner est prêt.

Cependant, ni Henri ni Ryũko ne veulent briser cet instant de magie où, dans un éclat de temps, ils se sont échangé leurs confidences. Aucun d’entre eux n’aperçoit ces étranges silhouettes, toutes baignées de Ténèbres argentées.

************************

Loki revenu, la vie se poursuit au Bar des Sombrures. Les clients s’éclipsent et Alexandre semble absent. Il a servi ses habitués avec son flegme légendaire. Néanmoins, quelque chose lui manque – cet éclair qui enflamme sa pupille. Enfin lorsque disparaît le dernier noctambule, il pousse un énorme soupir qui surprend son ami.

– Qu’as-tu donc ? Tu es si mélancolique. Tu es en retrait, ton sourire est là, pourtant il sonne faux. Tu es aimable et ton regard se meurt. Que t’arrive-t-il ?

– Le sais-je moi-même ? réplique-t-il d’une voix maussade. Je t’en prie Loki, tu n’es pas en tort. Non ! Aujourd’hui, j’ai découvert des souvenirs. Pas seulement qui je suis. Et, et… j’en suis très troublé, déstabilisé même.

– Raconte-moi Alexandre. La parole soulage toutes les peines et met des mots sur nos peurs, ôte les voiles de ténèbres qui les obscurcissent et les font paraître terribles.

Alexandre se lève et murmure :

– Permets-moi de finir de remettre un peu d’ordre dans la salle. Nous nous installerons sur la terrasse, la lune sera belle. Qu’en dis-tu ?

Loki acquiesce et commence à placer les verres dans l’évier, tandis qu’Alexandre range nappes et fauteuils. Sa tâche achevée, ils se retrouvent tous deux, Alexandre appuyé sur la balustrade de son vaste balcon, et Loki perché non loin de là dans les branches d’un figuier entouré d’une forêt de bonzaïs centenaires. Dans sa main repose une longue pipe de laquelle s’échappent des bulles de rêves. A l’intérieur évoluent les personnages d’une mystérieuse pantomime, au milieu de montagnes glacées et enneigées.

Un homme dans une chambre sobre, où sont suspendus quelques cadres et contemple le panorama par la fenêtre. Un autre entre, élégant, accompagné d’une dame. Elle tient un carnet entre ses mains où elle écrit frénétiquement alors que ces messieurs devisent. Le premier, son patient, donne au second une lettre. Échange de regards entre lui et celle qui semble être son assistante, qui s’en vont bientôt.

Le malade se rassoit, trempe sa plume dans encrier, puis rédige à nouveau. Fondue, la bulle explose. Il en est un autre qui prend place. L’homme, un docteur ? La femme. On les devine tendus. Elle entame une lecture à voix haute tandis qu’il hoche la tête en signe d’approbation.

Au-dessus d’eux se dessinent des ténèbres, qui grossissent et qui emplissent la pièce de leur noirceur nauséabonde. Puis= surgit une tour, funeste et sombre. C’est une prison. La prison d’un homme dont le temps s’effondre, un homme dont la vie s’écroule ; un homme qui, du fond de sa geôle, cherche les réponses. Mais voilà que la tour s’éloigne jusqu’à ne plus être qu’un songe. Prison sans mot, prison sans barreau, prison sans nom, prison sans fond. Elle est le puits de larmes, le puits de lames, où s’enfonce son âme. Elle n’est plus qu’un point perdu dans l’immensité d’une cité d’ombre qu’un homme ailé au regard enfiévré surplombe. Il sait ce qui l’attend. Il sait ce que fera le temps, il sait qu’il vient à temps. À temps, avant que la cité ne s’écroule, avant que la cité ne coule. Il sait qu’il doit sauver cette cité d’ombres, car ce sont les siennes après tout. Alors que l’homme atterrit et enterre ses ailes tranchées, la cité se pare d’un voile d’obscurité. En effet, il n’appartient pas à un souvenir de citer la vérité.

La bulle implose, laissant place à une un étrange phénomène : un sablier hors de tout, dont le dernier grain tombe. Suspend l’instant, suspend le présent ; le temps n’est plus, le temps est paralysé. Alexandre ferme les yeux et pose sa pipe. Couché dans le figuier, Loki le regarde gravement :

– Où iras-tu Alexandre ? Jusqu’au bout et découvrir la réalité, ou bien te laisseras-tu porter par la seule destinée ?

Dans sa main, une lame de lune brille. Comme son âme, le poignard dont il s’était servi jadis pour se percer le cœur a subi une métamorphose, révélant sa nature profonde dissimulée dans les ombres. C’est un tantõ. Il sait ce qu’il a à accomplir. Cette fois ce n’est pas lui qui l’emportera, mais son ami Loki, qui se tient devant lui.

– Oh ! Qu’attends-tu ? D’abord, je suis immortel puisque je suis originaire de l’Onirie. Et que je sache, un coup de couteau – pardon de tantõ – n’a jamais tué un rêve. Sauf peut-être… Oh ! Bref, passons. Je disais, je suis immortel et si tu veux parler à Alvaro, hé bien, il faut ouvrir mon cœur. Tu connais un autre moyen à part me planter ton tantõ dedans ?

Alexandre éclate de rire en entendant la tirade de son ami.

– Tu ne perds pas le nord. En plus tu gâches mon effet de surprise ainsi que la tension dramatique. Rends-toi compte ! Que va désormais penser le lecteur ?

– Bah, il pensera que nous sommes les nouveaux Laurel et Hardy de la littérature fantastique.

– Voilà qui n’est pas très sérieux pour quelqu’un qui marche dans l’imaginaire. Je suis un ancien démon et toi, mon ami, tu es une sombrure qui héberge l’âme d’un type décédé depuis presque soixante-dix ans.

– Alexandre ! Je suis sans doute mort et enfermé dans le cœur d’un oiseau d’ombre, pour autant je ne m’appelle pas Beethoven. Allez ! Plante donc cette lame ! Je sens que notre public s’impatiente.

– Tu es prêt, Loki ?

Ce dernier bombe le torse tandis qu’Alexandre plonge l’arme dans son poitrail, d’où jaillit un large jet de lumière.

– Au fait, quand tu auras fini, n’oublie pas de me cuire mon œuf, que je puisse renaître.

– Promis ! lance Alexandre, tandis qu’il disparaît dans l’éblouissement d’une silhouette argentée presque aussi grande que lui.

Autour d’eux, Paris fuit, Paris s’enfuit, cédant la place à une forêt de pins et de chênes, dont la langue s’achève sur une dune de sable noir léchée par un océan au couchant.

– Où sommes-nous ? interroge celui qui fut jadis un démon, habillé des couleurs de la nuit.

– Sur les rives du Memnys, derrière la forêt des sombrures, à moins que nous ne soyons déjà dans l’un des souvenirs d’Alvaro, répond le second vêtu d’un costume mercuriel. Marchons un peu, veux-tu. Il y a la souche d’un chêne à demi-pourri, nous serons à l’aise.

Alexandre acquiesce et le suit tout en savourant le paysage qui se déploie autour de lui. Le rêve est vaste et infini comme le sont nos réminiscences. Les deux hommes se regardent avec nonchalance, reflets d’un miroir imparfait. En cet instant, rien ne semble les distinguer, si ce ne sont leurs habits de noir et d’argent, qui bientôt se fondent et se mélangent.

– Enfin, je te retrouve mon frère de Ténèbres, porteur de Lumière.

– Enfin, je te retrouve mon frère de Lumière, porteur de Ténèbres.

– Jadis dans ce cœur noir, je t’ai arraché à mon âme.

– Jadis dans ton esprit, j’ai voulu détruire ton âme.

– Ainsi, je me suis libéré du mythe pour te déchoir de ta légende.

– Ce faisant, j’ai appelé vengeance pour te reprendre ma légende.

– Armé de ma Lumière, j’ai crevé tes Ténèbres pour y trouver ma vérité.

– Hélas, tu m’as exclu de ta vérité et fait de moi un être vide et amer.

– Car ma Lumière a aveuglé mes Ténèbres…

– Voilant les vérités qui y étaient cachées.

– Nous nous sommes tous deux trompés…

– En voulant nous rencontrer sans nous accepter.

Les deux hommes contemplent le couchant d’un levant, tandis que Ténèbres et Lumières ne font plus qu’un :

– Achronos, tu étais ma part de Ténèbres, oscillant entre chaos et destruction.

– Et toi le Voyageur, tu étais ma part de Lumière, arrogante et éblouissante.

– Que nous étions faibles en vérité !

– Chacun paré de ce qu’il croyait être la Vérité.

– Alexandre, l’être de Ténèbres, tu es devenu ma part de Lumière.

– Et toi, Alvaro, l’être de Lumière, tu es devenu ma part de Ténèbres.

– Ainsi, s’accordent les contraires…

– Dans le cœur de notre rêve.

– Je suis mort lors de ton émergence et, sacrifiant ta part de Ténèbres, tu as permis ma renaissance. En remerciement, reçois ceci.

Alvaro lui tend un étui de bois recouvert de cuir et d’éclat. À l’intérieur, un vieux jeu de cartes marquées par l’âge.

– Âme libre, je ne puis m’en servir. Aussi te revient-il. Il guidera tes pas sur la voie de la connaissance et de la vérité. Ces cartes sont autant de miroirs qui reflètent les ombres de tout être.

– Merci Alvaro. En échange, garde un oeil sur ses rêves et ceux de ses compagnons.

– Et toi sur lui. N’oublie pas qu’il est le dernier veilleur à présent.

– Mais n’aie aucune inquiétude, ajoute-t-il en exhibant la réplique onirique du jeu qu’il vient de lui confier.

Alexandre reste muet et, dans un sourire, prend Alvaro dans ses bras qui lui rend cette fraternité jadis occultée. Désormais, chacun porte la marque de l’Ombre : raie d’argent pour Alexandre, raie de Ténèbres pour Alvaro. Dans le fond, un petit garçon court après une petite fille, insouciant et inconscient des épreuves qui l’attendent.

De retour sur sa terrasse, Alexandre ramasse l’œuf d’Ombre.

– Désirerais-tu une omelette, Loki ?

Cependant, c’est une voix d’outre-tombe qui lui répond :

– Dis-moi Alexandre, ne t’a-t-on jamais appris à remettre les affaires à leur place ?

– Et toi, depuis quand te permets-tu de m’espionner ?

– Depuis que j’exerce ma profession, éclate de rire son ami.


Texte publié par Diogene, 5 avril 2017 à 21h07
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