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tome 1, Chapitre 14 « Des lieux pas si communs » tome 1, Chapitre 14

Derrière mes paupières ouvertes

Mes yeux clos se reposent

Devant mon cœur découvert

Mon esprit enclos dispose

Une métamorphose, I.P., Sceaux 1898

Paris, 24 octobre 2014

Dans le bureau du commissaire Bréjac, Henri attend. Ce dernier s’est absenté pour un besoin urgent et naturel ; maintenant il tarde à revenir. Curieux, le lieutenant en profite pour examiner d’un peu plus près la pièce. Des montagnes de dossiers étiquetés avec soin courent sur les murs, supportés par des étagères. Sur le secrétaire en chêne, des stylos en ordre de bataille, un sous-main en cuir bleu et un téléphone en bakélite. À côté trône un pot rempli de cure-dents que côtoie un petit socle en bois sombre, a priori un projecteur holographique.

Posé à l’écart du reste, un cadre en merisier. À l’intérieur, une photo en noir et blanc. Voilà qui le surprend, car cela fait des années que la couleur numérique domine ; seuls quelques artistes marginaux utilisent encore la photographie éthérique. Henri coule un regard très discret vers elle et aperçoit une femme aux traits délicats, vue de trois quarts. Une mèche noire rebelle tombe sur son front. Ses iris sont clairs, peut-être verts. Derrière elle se dessine une falaise. Henri pense reconnaître l’aiguille creuse.

– Sans doute des vacances à Étretat ? songe-t-il.

Néanmoins, sentant qu’il est sur le point de violer un sanctuaire, il détourne les yeux vers les rayonnages couverts d’ouvrages : manuels de qualité et de criminalités, tous rangés par ordre alphabétique. Mais dès lors qu’il s’en éloigne, les contreforts du romantisme noir apparaissent : Stendhal, Mérimée, Maupassant, Villiers de L’Isle-Adam, Stevenson, Oscar Wilde. Toutefois ce qui frappe Henri encore plus, c’est un capharnaüm qui y règne. Ils ne sont classés ni par taille, ni par auteur, ni par épaisseur, ni par hauteur. Ils sont juste là, reflets du chaos qui l’habite.

Soudain, une toile l'attire : une ombre hirsute au regard dément tient entre ses mains un enfant à moitié dévoré. Sa tête et son bras gauche ont déjà disparu; l'autre aussi sans doute, une plaie sanglante en marque le lieu. La silhouette se dessine dans l’obscurité ; sa bouche est grande ouverte et ses yeux immenses sont presque exorbités, révélant une blancheur presque surnaturelle, source de lumière qui tranche avec la noirceur de son visage. Comme pour signifier l’innocence, le corps de l’enfant est clair, les chairs de l’homme irradient et mettent en valeur les traces morbides. Entre ses jambes, son pénis semble en érection, mais Henri ne peut être affirmatif tant la zone est plongée dans un flou sombre, métaphore de la folie destructrice qui s’est emparée de son esprit.

Absorbé par sa contemplation, il n’entend pas le pas lourd du commissaire, qui l’observe sans un mot. Henri sursaute, soudain conscient de sa présence à ses côtés.

– Vous aimez ? murmure-t-il.

Surpris, le lieutenant rougit jusqu’à la racine des cheveux.

– Oui, malgré la dramaturgie qui se dégage de la scène, j’apprécie sa poésie.

En son for intérieur, Charles sourit. Cette œuvre est en quelque sorte son jardin secret et peu de personnes se sont montrées capables d’en ouvrir les grilles.

– C’est une toile de Francisco de Goyave, un obscur peintre du milieu du XIXe. Il est dans ma famille depuis, je crois, le début du siècle dernier, et comme il n’a pas sa place chez moi, je préfère l’accrocher ici. Le tableau s’appelle Saturne.

Henri hoche la tête en signe d’approbation. Il n’en a jamais entendu parler, pas plus que des auteurs qui s’alignent sur l’étagère proche. Pour lui, cette période demeure plongée dans les limbes et il n’est pas sans le regretter maintenant. Néanmoins, il n’est guère dupe de l’esquive du commissaire : cette toile est bien plus qu’un banal héritage. Ils ne se sont pas retrouvés ici, dans ce bureau, pour se confier leurs états d’âme.

– Marinier, quand vous rentrerez chez vous, je vous donnerai une copie des rapports d’autopsie de madame Cotille et de la seconde victime. En attendant, éclairez ma lanterne : qu’avez-vous glané au cours de votre escapade au Musée du Louvre ?

– Eh bien, pour vous présenter les choses de la manière la plus simple, monsieur McEnroe avait le béguin pour madame Cotille.

Les sourcils de Charles se froncent brusquement.

– Comment pouvez-vous être aussi affirmatif ? Selon les tout premiers éléments en notre possession, ils n’entretenaient que des contacts de nature professionnelle.

– Seulement parce que vos agents ne se sont adressés qu’au plus proche de leurs collègues. En fait, je me suis rendu à la cafétéria, où j’ai discuté avec le gardien-chef… ah, pardon.

Henri s’interrompt, compulse un instant son carnet, puis reprend :

– Ah ! Voilà, Augustin Remage. C’est lui qui m’a confié la chose. J’en ai eu la confirmation par la suite à la lecture de leurs échanges. En effet, tous les courriers envoyés à madame Cotille diffèrent subtilement, d’autant qu’il me semble avoir découvert dans l’un d'entre eux un acrostiche.

– Pardon, mais de quoi parlez-vous ? Qu’entendez-vous par acrostiche ?

Henri n’ose relever la bévue et poursuit :

– C’est un procédé cryptographique par lequel on dissimule un message dans les premières lettres d’un poème. Cela donnait par exemple : « Je soupire de me voir à vos côtés. » Même si tout cela s’avérait juste, ce n’en serait pas moins une étrange coïncidence. Nous nous retrouverions devant un cas de crime passionnel et rien n’affirme encore que monsieur McEnroe soit à l’origine de cet assassinat, malgré le faisceau de présomptions qui convergent vers lui.

Charles paraît pensif. Leurs hypothèses se rejoignent. C’est là une idée pénible, car l’un et l’autre sont conscients de ce fait : le nombre de personnes capables de destruction, exception faite des États Unis français, se compterait sur les doigts d’une main. En même temps, il retient avec difficulté le sourire qui pointe à la commissure de ses lèvres. Il se sait lui-même trop fragile pour pénétrer dans les arcanes fangeux de la psychologie humaine, de nombreux squelettes peuplent son placard. Finalement, jouer les nounous pour Henri Mersandier ne sera pas si désagréable. Il ne lui manque pas grand-chose et un détour par les quais de la Râpée – voire les cours de médecine – pour remettre son estomac d’aplomb. Tout en jetant un coup d’œil à sa montre, Charles s’exclame :

– Ah ! Déjà. Dites-moi, avez-vous prévu une sortie ce soir, mon petit Marchander ?

Décontenancé par cette soudaine proposition, Henri ne répond rien. Charles enchaîne alors :

– Parfait, parfait. Je vous emmène dîner avec Camille et mademoiselle Musgrave.

– Ah, ben… bien, bafouille le lieutenant, tandis qu’il s’interroge quant au lieu où se déroulera le repas.

Une fois n’est pas coutume, ne sachant jusqu’à quelle heure s’étirera le déjeuner, Charles prendra sa voiture personnelle : une Remault Fantômas de troisième génération. Ce fut une révolution lorsque naquirent les prototypes : ces véhicules sont des caméléons urbains capables d’adapter leur apparence, puis leur intérieur, à n’importe quel environnement. Tout d’abord réservées aux services régaliens, progressivement elles ont investi la sphère publique et sont devenues très prisées des artistes de rue.

L’idée est venue du célèbre assassin du même nom, dont Pierre Bouvestre et Marcel Ammain ont été les biographes au cours des années vingt. Illustre génie du « mal », digne héritier de celui qui fut appelé par son plus féroce ennemi le Napoléon du crime, James Doriarty. Surnommé par le commissaire Juvre L’homme aux cent visages, ce dernier échappait aux forces de police grâce à ses talents de maquillage. Il usait à la perfection de postiches, perruques et autres masques en latex vulcanisé. Il avait amélioré et sophistiqué le procédé par l’utilisation de l’éther fluctuant, ce qui lui permit de s’imprégner de la psyché de ses victimes. Elles n’en admiraient le résultat qu’une seule fois : le jour de leur mort.

Suite à la Grande Guerre, son emploi fut restreint au domaine militaire, où naquirent les premières combinaisons de camouflage psycho-optique. Ainsi déferla une multitude d’engins de guerre et de soldats aux couleurs et aux humeurs du terrain qu’ils occupaient. Il y eut bien sûr de nombreux problèmes, surtout concernant la stabilisation du procédé ou l’isolation des énergies psychiques. Il ne fut donc pas rare de voir des soldats blancs virer sépia, pour ensuite s’étoiler d’écarlate. Néanmoins à la fin du conflit, la technologie fut abandonnée et redécouverte une quinzaine d’années plus tard par les milieux des beaux-arts asiatiques.

En effet, nombre d’artistes de l’Empire avaient émigré au Japon pour fuir le technoscientisme en germe, emportant avec eux les futurs courants visionnaires et psychédéliques qui allaient enflammer le monde entier, avant de s’y implanter durablement. Cependant plusieurs d’entre eux, dont Jackson Brellock, Pierre Sasoulage, Andy Maroll, David Bouiboui – et bien d’autres encore – , ont repris cette idée de camouflage éthérique pour en faire des créations artistiques pour le moins détonantes, par exemple les portraits psychoréalistes. Par la suite, des procédés inédits ont été mis au point et ont été essayés : l’imprégnation sensorielle des toiles, la sculpture éthérique, la peinture psychoéthérique – où l’artiste œuvre sous l’influence d’hallucinogènes et d’éther fluctuant.

De nouveaux courants naquirent de ces révolutions, musicaux et cinématographiques, pour mieux s’implanter du côté du Levant. Dans le même temps, cela déclencha le rapprochement des deux Empires dans un esprit de fraternité et de coopération. Enfin un formidable exode eut lieu des peuples dans les deux Empires, selon leurs affinités spirituelles et non plus politiques, dans le respect de l’universalité et des droits fondamentaux.

Quelques expérimentateurs remirent au goût du jour le camouflage psycho-optique, car entre-temps l’on était parvenu à filtrer et à canaliser de manière plus fine les flux d’énergie psychiques. Ainsi des peintures fluctuantes naquirent ; elles permirent une adaptation plus structurée et plus appréciable de l’objet à son environnement. Hélas, le procédé se heurte à d’énormes obstacles lorsque l’on passe à des matériaux comme le métal, les verres ou encore les matières plastiques. Il est réservé à des usages très précis, car elles sont, de plus, très polluantes et difficiles à recycler. Des prototypes de métal à empreinte psychique apparurent. Mais le projet fut abandonné, parce que toute conformation était définitive.

La révolution vint dans les années quatre-vingt-dix avec les alliages à mémoire de forme et, malgré les limites physiques inhérentes à ces éléments, elles sont loin de constituer une prison pour l’imagination et la fantaisie créatrices ; Charles, avec sa Remault Fantômas 3, n’est pas en reste.

– Allons, montez ! s’exclame-t-il alors qu’il prend déjà place dans (sur) le large fauteuil, qu’il a fait installer eu égard à sa carrure.

Timide, Henri grimpe dans le splendide véhicule et Charles met le contact. À l’intérieur se déploient bientôt les notes lourdes et lugubres d’un groupe de rock, dont le nom échappe à son passager.

– Iron Man de Blague Sabbath, Paranoid en 1970. Vous connaissez ? demande le commissaire.

Henri sursaute :

– Heu oui, malgré les apparences. En fait, mon père possède tous leurs disques, ainsi que beaucoup d’autres, mais il ne laissait à ma portée que les grands de Woodstock. Mon préféré était Jimmy Perdrix.

Aussitôt, les rugissements d’Ozzie Moornbone se taisent et Purple Haze s’élève dans l’habitacle, tandis que la voiture s’enfonce dans le couchant, direction le quai de la Râpée.

– Quels sont vos goûts en la matière, ? Je suis assez curieux. Voyez-vous, il est étrange et rare de découvrir un jeune homme de votre génération, connaisseur de ces groupes qui ont explosé pas moins d’une décennie avant votre naissance.

Henri manque de s’étouffer en entendant le commissaire faire montre d’autant de familiarité à son égard, mais réussit néanmoins à ne rien en montrer :

– Oh vous comprenez, mon grand-père m’a élevé au milieu des classiques du du XVIIIe et du XIXe. Quant à mon père, c’est un passionné de jazz, de blues et de rock. Petit à petit, je me suis ouvert à ces univers en allant fouiner, de plus en plus souvent, dans sa discothèque. Mais si vous voulez savoir, je n’ai jamais prêté une oreille attentive à la musique prisée par mes contemporains. Je me tourne plus volontiers vers des choses plus expérimentales ou qui sortent des sentiers battus.

– J’en suis ravi mon petit, car j’ai le plus grand mal à saisir l’engouement produit par les nouveaux courants musicaux. Je n’y trouve guère trace de créativité ou d’imagination, mais plutôt une réponse à une attente commerciale de masse. C’est regrettable. Aussi, demain j’aimerais que vous m’apportiez, si vous le pouvez, bien sûr, un pot-pourri au bureau. J’ai horreur de travailler dans le silence.

De plus en plus décontenancé, Henri ajoute :

– Que diriez-vous de faire un échange, commissaire ? Mon pot-pourri contre l’un des vôtres. Qu’en pensez-vous ?

Charles ne boude pas son plaisir ; ce garçon brille. Pour autant, il ne faut pas qu’il monte trop vite au firmament, aussi acquiesce-t-il, tout en restant le plus neutre possible :

– Très bien ! Vous l’aurez.

Jimmy cède la place à la poésie d’un chanteur, dont la voix rauque le doit à l’alcool et la gitane maïs – l’homme à tête de chou, Serge Grosbourg.

Je suis l’homme à la tête de chou

Moitié légume moitié mec

Pour les beaux yeux de Marilou

Je suis allé porter au clou

Pendant ce temps Charles roule, indifférent à la circulation et aux piétons. Le jour tire sur sa fin et ils ne sont plus très loin. La Râpée et son bâtiment de briques rouges scintille dans le lointain. Il devine déjà Frédérique qui les attend au-dehors, une cigarette à la main. Camille est juste derrière elle ; encore une fois il essaie de faire le malin. Charles klaxonne en guise de salut, puis se gare sur le trottoir.

– Bonsoir Charles ! Bonsoir Henri ! s’exclame Camille en pénétrant dans le véhicule.

– Bonsoir la compagnie !

Frédérique est plus sobre, plus sombre aussi. Il n’est pas facile de lui arracher un rictus.

– Alors où nous emmènes-tu au grand manitou de la gastronomie ? susurre Camille, gourmand.

Un immense sourire se dessine sur les lèvres de Charles.

– À l’ambassade d’Auvergne ! Je nous ai réservé une table.

Dans l’habitacle chacun se réjouit, car sa réputation n’est plus à faire et l’aligot est au-dessus de tout soupçon.

Au restaurant, attablé autour d’une marmite frémissante, l’on s'amuse, l’on prête à rire. Mais le cœur n’y est pas – surtout pas celui d’Henri. Camille et Frédérique sont de bonne compagnie et ont le verbe fleuri. Henri, lui, arbore une mine triste, il ignore ce qui l’inquiète ainsi. Il soupire. Il n’a d’yeux que pour elle ; une vision éphémère et pourtant intemporelle. Elle le dévore de l’intérieur, elle grignote son âme. Charles le sert de bon cœur. Ils trinquent. Les verres tintent et les assiettes se vident aussi vite qu’elles se remplissent. L’on parle de tout et de rien. Parfois les conversations glissent et les regards se font plus lourds. Alors l’on oublie et de nouveau l’on rit. Hélas, tout a une fin, même les bonnes choses. Chacun rentre. Frédérique et Camille demeurent ensemble. Charles invite Henri chez lui.

– Vous semblez songeur, mon garçon. Qu’est-ce qui vous tracasse ?

Mais Henri ne paraît pas l’avoir entendu, abîmé dans les tréfonds de ses pensées, où se mélangent souvenirs historiques, récits sanglants et terriblement esthétiques. Ils avaient passé la soirée en compagnie fort sympathique et maintenant il était dans l’appartement de Charles, car ce dernier tenait à lui faire part de certaines réflexions. En fond, Jimmy chantait :

Purple haze, all in my brain

Lately things they don't seem the same

Actin' funny, but I don't know why

Excuse me while I kiss the sky

Le laissant à ses pensées, Charles sourit et, lui tournant le dos, ouvre une porte constituée de livres postiches dans sa bibliothèque. Il en sort ensuite une carafe où s’agite une étrange liqueur aux reflets mordorés, ainsi que deux verres en cristal aux formes impossibles. Il débouche le flacon, d’où s’échappent alors des odeurs qui ne sont pas sans rappeler le sous-bois et les fougères humides, et leur sert l’équivalent d’un doigt.

– Tenez. Partagez donc avec moi vos réflexions, sinon vous allez finir par vous autophagocyter à force de vous plonger dans vos pensées. Chose éminemment regrettable, s’il en est.

Surpris, Henri papillonne quelques instants des yeux avant de se saisir avec délicatesse du verre qu’il lui tend.

– Mer… merci, commissaire. Euh, quel est cet étrange breuvage ? Vous ne l’ignorez pas, je ne bois qu’avec qu’une extrême modération.

– N’ayez aucune crainte. Votre foie n’en souffrira pas. Où vagabondiez-vous ? Je vous sens presque absent.

– Commissaire, je suis conscient que les éléments que j’ai en ma possession sont assez parcellaires. Toutefois je ne vois vraiment rien qui puisse justifier la conduite de monsieur McEnroe, eu égard à madame Cotille. Son suicide peut, sans aucun doute, s’expliquer que de cette manière : la pression psychologique consécutive à la violence de son acte aura suffi à briser net son esprit, comme celui de n’importe lequel d’entre nous. La question qui se pose alors est la suivante : qui ou quoi l’a poussé à agir de la sorte ?

Charles le fixe intensément, puis prend une gorgée de l’étrange breuvage. Dans le fond, Jimmy cède sa place à Ziggy :

So where were the spiders, while the fly tried to break our balls

With just the beer light to guide us,

So we bitched about his fans and should we crush his sweet hands ?

– Vous ne me dites pas tout. Je suis certain que vous avez votre idée.

Henri se sent rougir jusqu’à la racine des cheveux :

– Euh… oui… mais… enfin, c’est sans doute… un peu présomptueux de ma part de m’avancer autant. J’y vois certaines analogies avec les déviances psychotiques qui sont constatées aux États Français d’Amérique, malgré de menus points de divergence.

Charles, pour sa part, ne sait trop quoi penser de ce phénomène tant les théories en vogue lui paraissent irrationnelles. Il veut bien l’avouer lui-même : il est des explications qui, bien que parfaitement fantastiques voire fantasmagoriques, décrivent à la perfection les faits et leur chronologie. Une fois de plus, il ne peut que goûter son plaisir à mesure qu’il prend conscience de la chance qu’il a eue de se voir confier le jeune Henri.

– Je vous préparerai mes notes à ce sujet, si vous le souhaitez. Mais puis-je vous poser une question, commissaire ?

– Allez-y, allez-y, faites ! Oh, très volontiers. Tout est bienvenu pour que nous puissions progresser dans la résolution de cette ténébreuse affaire.

– Quelles sont les premières conclusions quant à l’autopsie de madame Cotille et de monsieur McEnroe ?

Un pli soucieux barre le front de Charles Bréjac.

– J’hésite à employer le terme, mais nous nageons en plein délire. Il ne fait aucun doute que monsieur Hans McEnroe s’est défenestré depuis l’aile Richelieu, aucune trace de coups n’a été retrouvée sur son corps. En revanche, si nous nous tournons vers madame Cotille, alors nous entrons de plain-pied dans le domaine de l’impossible.

Charles se met en œuvre de lui narrer par le menu la présence de poils de chèvre, le séquençage aberrant, la disparition des échantillons, l’hybridation de la chair avec la structure de la pyramide, les mousses et les pollens. À la fin de son récit, Henri semble fort troublé et le questionne à brûle-pourpoint :

– Commissaire, est-ce vous pourriez me donner le numéro du docteur Freignier ?

– Une idée, n’est-ce pas ? Tenez ! lui répond-il tout sourire en lui tendant son téléphone. Si c’est urgent, vous pouvez l’appeler tout de suite, Camille se repose au milieu de ses morts.

– Euh, non. Cela peut attendre demain matin, sinon je crains qu’il ne dorme pas de la nuit.

– Comme vous voudrez. Dites-moi au moins ce que vous avez en tête, nous serons deux à nous en souvenir.

– Je m’interrogeais au sujet de ces séquences d’ADN. A-t-il comparé les celle de monsieur McEnroe à celle retrouvée sur le corps de sa victime ?

– Pour quelle raison ? Mitée ainsi, elle est inutilisable.

– Pas si l’on raboute les fragments. Je crois que ce sera la séquence génomique de monsieur McEnroe, mais je me trompe peut-être. Enfin, j’espère me tromper, car nous serions devant un mystère extraordinaire.

Les plis de Charles ne cessent de s’accentuer, comme si les énigmes y creusaient leurs sillons.

– À quoi pensez-vous ? Nous sommes déjà dans un brouillard suffisamment épais.

– Ces poils de chèvre, ils me renvoient à la mythologie grecque, aux faunes et aux satyres, conclut Henri sur une note lugubre.

Si Charles avait eu une pipe entre les dents, il l’aurait avalée tout de suite ; toutefois, il reconnaît toute la pertinence de du raisonnement d’Henri, même si la chose est pour lui profondément difficile à appréhender.

– Hum, j’ai mes entrées au CEI. Si votre hypothèse est juste, je ferai en sorte que vous ayez accès à la ferme électro-éthérique. Mais cessons là notre agitation neuronale et trinquons !

Henri lève timidement son verre, puis trempe ses lèvres dans la liqueur aux saveurs salées et rosées, l’emportant dans un flot de réminiscences. En fond se joue Merry Christmas Mister Lawrence ; une petite fille en kimono sur une plage à Okinawa.

– Commissaire, je ne voudrais pas vous paraître grossier, mais y a-t-il de l’éther fluctuant dans cette boisson ?

Charles esquisse un sourire bienveillant :

– Je ne puis vous le révéler, mais si vous y tenez, je vous présenterai au créateur de cette liqueur. Vous verrez, c’est un personnage des plus fascinants.

Henri ne répond rien. Il flotte dans la mer mémorielle. Il secoue la tête, essaie de s’asseoir et manque de s’étaler par terre. Il est rattrapé de justesse par Charles, qui l’allonge dans son canapé.

– Reposez-vous un peu. Je vous ramènerai ensuite chez vous. J’espère, pour vous comme pour moi que nous n’aurons pas de nouveau cadavre sur les bras demain matin.

Henri marmonne, mais ses mots sont tant mâchonnés qu’ils en sont inintelligibles. Une demi-heure plus tard, il émerge au milieu d’une chanson aux accents industriels :

Radio Aktivität

Für dich und mich in All entsteht

Radio Aktivität

Strahlt Wellen zum Empfangsgerät

Les yeux entrouverts, il articule avec difficulté :

– Où, où suis-je ? Que se passe-t-il ?

– Ah ! Désolé mon garçon. Vous n’exagériez pas en parlant de votre consommation personnelle. Néanmoins, ne vous en faites pas, vous ne souffrirez d’aucune gueule de bois. Je vous ramène chez vous. Quelle est votre adresse ?

Henri réfléchit longuement, avant de balbutier :

– Rue de l’Épée en Bois, commissaire. Je… je crois que j’ai oublié le numéro.

Charles retient le sourire qui naît à la commissure de ses lèvres et l’aide à se relever. Titubant, Henri se laisse bringuebaler et bercer par son supérieur jusqu’à la Fantômas, quand une voix bourrue lui parvient :

– Euh, c’est un immeuble en pierre, avec un portail en fer forgé. La patère est une gueule-de-lion, qui tient un anneau en bronze.

– Hon, hon.

Charles sort de sa voiture. Hélas dans la nuit, il a le plus grand mal à distinguer les reliefs ; la rue est éclairée seulement par des lampes polarisées. Il est bientôt rejoint par Henri qui, passant la main dans l’anneau, lui affirme le plus sérieusement du monde :

– C’est bien celui-ci, commissaire. Merci pour votre invitation. Ne vous inquiétez pas, je trouverai mon appartement.

– Vous êtes bien déraisonnable, mon garçon. Allons, donnez-moi votre étage.

Quelques instants plus tard, Charles dépose Henri sur son canapé et s’éclipse dans le calme de l’obscurité.


Texte publié par Diogene, 15 mars 2017 à 20h28
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