Quel que soit le chemin emprunté, ne sera-ce que brutalité ?
Quel que soit le chemin exploré, ne sera-ce que férocité ?
Quel que soit le chemin arpenté, ne sera-ce que vanité ?
Quel que soit le chemin, traversé, ne sera-ce que culpabilité ?
I.P, sceaux 1911
Paris, 24 octobre 2014
Les sens encore anesthésiés, c’est en parfait automate que se lève le commissaire Charles Bréjac ce matin. Ces étrangetés n’ont eu de cesse de s’insinuer dans son sommeil ; d’où une nuit désastreuse, qui se traduit par une humeur pour le moins grincheuse et ombrageuse.
Dans le miroir de la salle de bains, il voit un visage au teint de cendre, à cause de la barbe grise qui lui mange les joues. Est-ce le sien, ou est-ce celui d’un autre ? Sous ses yeux, des coffres-forts prennent leurs aises et son menton n’est presque plus qu’un souvenir suranné. Il le sait, l’abondance et la bonne chair ne sont qu’un refuge pour surmonter le vide qui vit à côté de lui. Il est conscient qu’il ne la retrouvera jamais et l’éloignement de ses enfants lui pèse. Chacun est à un bout de l’Empire : l’unen Inde orientale, l’autre au Mexique occidental. Il se sent comme un vieux ressort d’horloge que l’on ne remontrait jamais assez – seulement une réserve de quelques heures.
D’une main molle, il prend son rasoir électrique. Dans un ronronnement métallique, ses poils tombent dans le lavabo en faïence ; misérable petit tas, reflet de son âge et de son désespoir cachés sous une magnifique couche de lard. Il ne lui manque que cette chose gracile, une chose enfouie sous un monceau d’anciennes mémoires, à moins qu’il ne l’ait détruit ou perdu suite à l’accident. Ayant fini, il se déshabille et ouvre à fond le robinet de la douche qui, surprise, se met à toussoter et à cracher en tous sens jusqu’à ce qu’un jet brûlant en jaillisse. Charles attend que sa salle de bains prenne des allures de hammam avant de se jeter dans l’onde mordante.
Sous l’eau, de même que le savon s’efface, il lui semble que les sombres nuages qui pèsent sur lui s’échappent ; troupeau affolé et aveuglé par la brume blanche. Il demeure sous le jet jusqu’à virer cramoisi, puis s’enroule dans une serviette autour de la taille. Face à la vérité, il sèche ses cheveux et, comme à chaque fois, il a tout d’un hérisson. Il est occupé à s’essuyer la panse lorsque retentit la sonnerie aigrelette de son téléphone. Les pieds empêtrés dans son tapis de bain, il fonce telle une locomotive à vapeur, soufflant et pestant, dans son salon.
– Allô ! maugrée-t-il dans le combiné.
–…
– Quoi ? C’est une plaisanterie !
–…
– Bon d’accord. Vous l’avez trouvé où cette fois ?
–…
– Comment cela, est-ce que j’aime la littérature ?
–…
– OK, tu m’expliqueras tout ça cela quand je serai là-bas, Camille. Je ne suis pas suffisamment réveillé pour savourer ton humour de croque-mort.
–…
– Je suis là dans une demi-heure.
–…
– Qui ? Ah ! Marchandier ! Ah, oui bien sûr. C’est bien, très bonne initiative. Tu remercieras Brisson de ma part de l’avoir prévenu.
–…
– Eh bien, il trônera moins, cela le changera.
Un sourire sur les lèvres, Charles en a les narines qui frémissent d’excitation malgré une sensation pesante de malaise, comme un trou dissimulé dans la lumière. Dans la cuisine, il met à chauffer une casserole d’eau et tranche en deux une baguette, qu’il accompagne d’une pomme et d’une banane. Il a oublié de racheter du beurre la veille. Tant pis, il s’en passera très bien ce matin. Le petit déjeuner vaincu et le thé éliminé, il s’arme de sa veste et d’une voluptueuse écharpe, qui ne seront pas de trop pour faire face à la tempête qui se déchaîne dehors.
Au pied de l’escalier, un spectacle désolant l’attend. Le vent souffle si fort que le trottoir est jonché de poubelles renversées et de branches d’arbres fracassés, et les rares passants qui osent affronter Borée sont courbés en deux. Heureusement, l’arrêt n’est qu’à quelques pas de là et Charles court s’y réfugier. Il jette un coup d’œil au panneau d’annonce ; le bus sera là d’ici deux ou trois minutes. Il regrette presque de ne pas avoir son chapeau. Ainsi habillé, il sera moins aérodynamique sans. Aussi renonce-t-il à son idée car, au même moment, son transport débouche dans la rue. Vides, les rues facilitent sa progression et il ne met pas plus de dix minutes pour se rendre à la station de Port-Royal, où il embarquera pour la place du Châtelet. Judicieusement, il s’installe en tête de train ; ainsi en sera-t-il de même lorsqu’il prendra la seconde navette en direction de l’Opéra. Sur le quai, il contemple avec amusement la vieille station inchangée depuis des années. Chaque fois, il se replonge dans sa jeunesse lorsqu’il dévorait les albums d’Edgar P. Jacobs : « SOS Météores », « le Piège Diabolique » ou encore le très visionnaire « Les trois formules du Professeur Sato ». Hélas, ces souvenirs en ravivent d’autres plus intimes, plus sombres, plus douloureux aussi.
Depuis ce matin, Charles Bréjac ne sait que choisir. Il cherche les vêtements les plus obscurs, les plus à même de se fondre dans les ombres. Tout le monde sera là : ses amis, ses enfants, sa famille, ses collègues et d’autres qu’il connaît moins. Non, il ne sera pas seul et pourtant, comme il voudrait l’être ! Ne pas partager ce chagrin, le garder pour lui-même. Pourquoi se refuse-t-il à communier ? Dans le miroir qui le contemple, son reflet a peur, peur pour lui, peur de lui. Cette journée, il souhaiterait la vivre dans la solitude, quand bien même ses enfants seraient avec lui pour prendre leur part de douleur. Il se sent simplement étranger à lui-même, aux autres, à sa famille. Il désire se recueillir à sa manière et pleurer sans personne. Dans la salle de bain, automate biologique, il s’habille, se peigne, noue une cravate, puis sort du champ du miroir. Sur la table, le petit déjeuner l’attend. C’est son fils aîné Marc qui l’a préparé. Sa fille est, quant à elle, partie chercher sa voiture. Elle la garera au pied de l’immeuble, puis ils iront ensemble au cimetière du Père Lachaise – avant à l’église, car Éléonore était catholique.
Quand Charles voit le plateau, il ne sait que penser ; il est partagé entre un refus farouche et l’amour qu’y ont mis ses enfants. En silence, il grignote ses tartines. Lorsqu’il se saisit de sa tasse, sa main tremble. Il la repose. Un peu de liquide brun et doré a coulé sur la toile cirée. D’un doigt, il essaie de composer des vers, qui aussitôt s’effacent. La liqueur roule à la surface, comme les larmes sur ses joues. Son esprit n’appelle ni vengeance ni souffrance, seulement la paix.
Il est à l’église, assis sur un banc. Le prêtre officie et communie. Une foule innombrable et anonyme se recueille. Devant lui, posée sur des pieds d’acier, Éléonore habillée de sa robe de bal, les traits figés pour l’éternité glacée dans son cercueil en bois de chêne. Une photographie trône au-dessus. Ce sont ses enfants qui l’ont choisie. Lui ne pouvait pas ; trop de douleurs, trop d’émotions, trop de vide aussi. Le même qui vit en ce moment autour de lui.
La foule a disparu, ainsi que le prêtre et les pleureuses. Il n’entend que le bruit de la pluie qui tambourine aux vitraux et le vent qui siffle en s’engouffrant entre les tours. Il est seul, seul pour porter et enchanter son chagrin.
Quelqu’un lui saisit l’épaule. Charles a un mouvement brusque de recul. Il voudrait pourfendre l’intrus, le chasser, l’exiler. C’est son fils. C’est à son tour de prononcer l’adieu. Les yeux rougis, il s’avance vers le pupitre ; ses doigts effleurent le vide.
– C’est Éléonore qui a découvert ce poème, murmure-t-il. Nous venions de nous rencontrer, cependant elle ne me l’a lu que quelques années auparavant. Son auteur est inconnu, mais ces vers résonnent toujours dans ma tête, et plus encore en ce jour. Il s’appelle le Tourment. Le voici :
Quelle est cette douceur qui m’envenime le cœur
Est-ce le regard que tu portes sur moi,
Ou est-ce le reflet que je perçois ?
Quel est ce malheur qui me semble destiné ?
Quel est ce bonheur qui semble se dérober ?
Est-ce le regard que je porte sur toi,
Ou est-ce le reflet que tu perçois ?
En me tournant vers toi, je sais que nous allons nous brûler les ailes
En m’envolant vers toi, je sais que nous pouvons briser nos chaînes
Doit-on pour autant refuser d’être aimé ?
Doit-on pour autant refuser d’aimer
Et se damner pour l’éternité ?
Lorsqu’il prononce le dernier vers, tout le monde retient son souffle ; Charles s’étrangle et s’effondre. A côté de lui une porte s’ouvre. Ils sont au cimetière, le ciel est d’un gris clair et un froid mordant s’est abattu. Levant les yeux, il en vient à souhaiter la première neige, la première de ce début d’année, pour insuffler un peu de magie et de féerie en cet moment si triste. De nouveau la porte s’ouvre. Éléonore se tient là, dans sa robe de bal. D’un signe de la main, elle l’invite à la suivre. Charles hésite, mais son âme a déjà franchi le Styx et elle le prend dans ses bras, tout en lui murmurant :
– Je t’ai entendu mon amour et, comme dans les contes, je t’exauce.
Dehors, la neige commence à tomber. De gros flocons se posent sur le sol, pareils à de délicates fleurs de cristal et, figé dans l’éternité de cet instant, le chagrin de Charles Bréjac s’évanouit dans le néant. Il se sent serein, il est souriant. Cependant, il sait que ce temps ne durera pas, mais cela ne l’empêche nullement d’en savourer la moindre parcelle, le moindre grain – tout ce que ses sens absorbent pour que jamais il ne l’oublie. Comme dans les contes, à minuit le charme se rompt. Là, c’est à la descente au caveau que le sortilège cesse et rappelle Charles à une réalité cruelle. Mais c’est une tristesse plus tendre et plus douce qui l’enveloppe.
Charles enlace ses enfants qui l’emmènent à présent. Au fond de ses pupilles, une lueur blafarde papillonne.
– Où suis-je ? marmonne-t-il.
– Nous arrivons à gare du Nord, lui répond en écho une voix de ténor.
Il grommelle et envoie un message à Camille pour s’excuser de son retard. Il prendra la ligne deux, tant pis.
Aux yeux rougis de son ami, Camille sait à quoi s’en tenir et s’avance vers lui.
– Viens avec moi Charles, je voudrais te présenter ton nouveau collègue.
– Penses-tu que ce soit le moment ? maugrée-t-il.
Camille s’arrête net et plante son regard dans le sien.
– Si je cède, que feras-tu ?
Vaincu, Charles soupire et sèche ses larmes.
– Bon… Est-ce qu’au moins il a l’estomac solide ?
Avant que son ami ait pu ajouter un mot, un long râle jaillit des toilettes.
– Bon, je crois que cela répond à ta question.
– Comme d’hab' quoi. Et les autres ?
– Disons qu’ils sont moins propres. Heureusement qu’ils ont tout lâché juste à l’entrée, énonce-t-il en pointant du doigt les parquets souillés.
– Bien, j’espère que les monuments impériaux ne nous enverront pas la facture.
Camille hausse les épaules, tandis qu’un jeune homme livide sort des lieux d’aisances, pantelant.
– C’est lui, Harry Marcandier ? lance tout bas Charles à Camille.
Mais ce dernier n’est déjà plus là pour l’entendre, car il soutient un Henri encore un peu flageolant.
– Bon… Bonjour commissaire Bréjac… Enchanté, je suis Henri Mer…
Mais il n’achève pas sa phrase ; il se précipite vers les fontaines.
– C’est si moche que cela ?
– Tout dépend si tu aimes la littérature et la peinture sur soie, Charles. Attendons qu’il ait fini de tout rendre.
Cinq minutes plus tard, le commissaire assiste à un spectacle pour le moins insolite et surtout choquant – lui-même en convient. Un corps nu, celui d’une femme s’il en juge par les formes, gît sur un bureau maculé de sang.
– Camille, je ne comprends pas. Aucune négresse d’aucune ethnie connue ne possède pareille carnation.
– Qui te parle de peau, Charles ?
– Signifies-tu qu’elle est enduite de cette même substance que tu as retrouvée sur la précédente victime, Francine Cotille ?
Camille rit jaune :
– Non, Charles. C’est sa chair que tu contemples et la couleur est due au sang coagulé.
– Pardon !?
– Elle a été écorchée commissaire, à la manière des tanneurs, ajoute une voix tremblante derrière lui.
Charles ne peut refréner un haut-le-cœur et se retourne pour découvrir un Henri blême.
– Venez avec moi, vous deux ! lance Camille. Et prenez garde où vous posez les pieds !
Il s’approche alors du corps dépecé, tandis que Charles et Henri en font autant.
– Voyez cette entaille au niveau de la gorge. Elle est l’œuvre d’un instrument tranchant – dague, couteau de chasse ou scalpel, peut-être. Cependant, la lame devait être un peu émoussée, car il s’y est pris deux fois pour l’égorger. On aperçoit là un décalage au site de pénétration. À hauteur de la trachée-artère, il y a une obliquité dans la coupe.
– Pré ou post mortem ?
Camille semble hésiter :
– Hum, post mortem, Charles. Il n’aurait pu exécuter pareil travail d’orfèvre si la victime avait été toujours en vie. Néanmoins, j’ai encore quelques doutes, seule l’autopsie nous le dira.
Charles hoche la tête, puis se tourne vers Henri.
– Pardon lieutenant Méradier, mais pourquoi avoir parlé de tanneurs ?
– À cause des sites de coupes et de découpes. Ils partent du pubis et remontent jusqu’à la gorge. De même, au niveau des jambes et des bras, l’incision a été faite sur la face interne afin de préserver les chairs les plus nobles.
Charles s’approche pour mieux examiner le corps – tissus conjonctifs et vaisseaux mis à nu, vernis de noir par le sang coagulé. Malgré sa répugnance, il ne peut s’empêcher de penser à un rôti de porc laqué. Mais alors qu’il ne l’avait pas remarquée en arrivant, une odeur douceâtre et fade émane subtilement du cadavre. Cela ne manque pas de l’étonner, car le processus de décomposition ne peut être à ce point entamé. Sauf si le crime a été commis il y a plusieurs jours de cela et que la victime aura été refroidie, donc (puis) déplacée. Ce que semblent corroborer les indices : l’absence d’abondantes traces de sang, des locaux ouverts la veille ; un tel travail demande du temps, beaucoup de temps, donc… Quand et où a-t-il eu lieu ? Charles se retourne vers son ami et le surprend en grande conversation avec la bleusaille.
– Camille ! Je peux te poser une question ?
– Vas-y, lance-t-il. Mes excuses, lieutenant Mersandier.
– Dis-moi, en première approximation, à quand remonte la mort ?
– Au vu de la rigidité cadavérique et de la température du corps, entre vingt-trois heures et une heure du matin. Quelque chose te gêne ?
– Je ne sais pas. Peut-être mes sens me trompent-ils, mais le processus de putréfaction n’est pas aussi rapide au point que la concentration en composés cétoniques soit suffisante pour être perceptible ?
– Oh, non ! Cela ne se produit qu’au bout de plusieurs semaines. Pourquoi cette question ?
Charles l’invite alors à se pencher dessus. Mais à peine les effluves lui parviennent-elles qu’il s’écrie :
– Nom d’un Pauli ! Dépêchez-vous de faire un maximum de relevés les enfants, ce cadavre se putréfie anormalement vite. Lieutenant Gruber, Frédérique, courez prendre la cloche à fromage dans la fourgonnette. Elle devrait nous donner un répit.
– Qu’appelle-t-il la cloche à fromage, commissaire ? glisse Henri.
– C’est une civière réfrigérée qui limite la décomposition des corps en cas de forte chaleur, ou si nous sommes loin d’un hôpital.
Henri esquisse une moue :
– Je suis assez étonné, car la température de la pièce ne dépasse pas les vingt degrés. Le cadavre rattraperait donc un temps absent ?
Fixant celui-ci, Charles ne dit mot tandis que Camille et Frédérique s’affairent autour de ladite cloche à fromage. En fait de cloche, il s’agit plutôt d’un large brancard surmonté d’un demi-cylindre en plexiglas, d’où s’échappent deux tuyaux reliés à une centrale de réfrigération magnéto-acoustique, à peine plus grosse qu’une caisse de bouteilles de champagne. Alors que Camille supervise la mise en place de la serre, un policier essoufflé et livide arrive :
– Commissaire, commissaire !
– Qu’y a-t-il encore ?
L’homme, trop bouleversé, ne dit rien et les emmène avec lui dans un couloir où s’alignent des miniatures de Machiavel, Nietzsche, Montesquieu, Aristote, Marx, Pascal et Descartes. Après quelques minutes, ils débouchent dans une pièce aux couleurs rouge et or. Au centre, un lutrin sur lequel trône avec majesté un incunable en parchemin délicatement illustré. Autour, des vitrines derrière lesquelles dorment palimpsestes et autres précieux ouvrages.
– C’est l’un des commissaires préposés à la salle des incunables qui l’a découvert.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Nous l’ignorons, mais monsieur Frontignol et sa collègue madame Corcejac pourront mieux vous l’expliquer.
Dans un coin, assis sur une chaise, un homme aux tempes grisonnantes essaie de boire le verre d’eau que lui tend une femme.
– Madame Corcejac, monsieur Frontignol, voici le commissaire Bréjac et le lieutenant Mersandier.
– Bon… bon… bonjour co… co… commissaire, bredouillent-ils en chœur.
– Bonjour, pourriez-vous m’en toucher quelques mots ?
– Nous ne savons que dire, à part qu’en faisant l’inventaire de cette pièce, nous avons eu la surprise de trouver cet incunable qui n’a jamais figuré dans notre catalogue.
– Comment en êtes-vous certains ?
– C’est fort simple : en partant hier soir, ce lutrin était vide et nous ne possédons aucun parchemin avec le portrait d’une jeune femme dans nos collections.
– Pouvons-nous le voir ?
Madame Corcejac se lève péniblement, enfile une paire de gants en satin et ouvre un tiroir du bureau. Le lutrin y repose. Elle en sort une feuille de papier de soie. Avec un soin infini, elle le couche sur la page blanche.
– Je vous prierai de ne pas le toucher avec vos doigts, nous ne voudrions pas qu’il soit contaminé.
Charles grimace, car il n’aime pas le ton de la dame, mais il obtempère tandis que Henri se penche sur la gravure : un visage à demi effacé par les outrages du temps, à moins que ces derniers ne soient de main d’homme ; en effet le parchemin est presque inaltérable. En bas vers le coin droit, il remarque une très fine ligne d’encre noire.
– Madame, auriez-vous une loupe ?
– Euh, bien entendu, mais pourquoi ?
– Je ne sais pas encore, peut-être un indice.
La femme fouille quelques instants dans un meuble en retrait, puis tend à Henri une loupe lourde. Si seulement la technologie électro-optique n’avait pas été abandonnée dans l’Empire suite à la Grande Guerre ! Ce parchemin lui aurait sûrement révélé bien des secrets. Mais qu’y peut-il ? Toutes les recherches en matière de psycho-physique et ses ramifications avaient succombé le jour des Grandes Ombres, même s’il en reste quelques traces. Et puis, il faut bien se l’avouer, la psychologie et la psychanalyse ont toujours eu mauvaise presse dans l’Empire Français. La Suisse fait figure d’exception en la matière dans cet ensemble. Alors l’on se contente de la psychiatrie et de la neuropsychiatrie, qui guérissent grâce à ses pilules magiques.
Charles scrute le mystérieux manuscrit à l’aide du verre grossissant et tente de déchiffrer une fine calligraphie, si fine qu’elle aurait pu être l’œuvre d’une mouche.
– Avez-vous découvert quelque chose ?
– Cela se pourrait. Il y a une inscription dans le bas de cette page, mais les lettres sont bien trop petites pour que je puisse la lire, même à l’aide de cette loupe.
– Ah ! Bien, je préviendrai nos experts qui vont l’examiner.
– Je crains que ce ne soit pas possible, madame.
Outrée, elle se retourne vers le commissaire qui arbore un visage grave.
– Et en quel honneur en serait-il ainsi ?
– Je pense qu’il s’agit d’une pièce à conviction, nous devrons la mettre sous scellés et la faire analyser par nos techniciens.
Furieuse, elle proteste avec sécheresse :
– Il n’en est pas question commissaire, vos gens vont endommager ce chef-d’œuvre !
Charles se tait un instant avant de rétorquer d’un ton neutre :
– Très bien madame, voici ce que je vous propose. Je vous confie mademoiselle Musgrave qui, avec vos experts, examinera le parchemin. Il va de soi que nous mettons à votre disposition notre matériel. Je crois savoir que vous avez le vôtre, mais qu’il n’est que peu disponible.
– Je vois que vous êtes bien informé commissaire. Très bien, confiez-nous mademoiselle Musgrave et nous vous rendrons le rouleau une fois nos analyses terminées.
Comme le duel touche à sa fin, Henri amorce une approche :
– Pardon madame, mais en première approximation, vous est-il possible de dater ce parchemin et d’avoir une idée de sa nature ?
Choquée par l’insinuation, elle bafouille :
– Oui, euh, oui je peux. Quant à vous dire, jeune homme…
Dégoûtée, elle hésite à employer les mots.
– Si le parchemin a été conçu à partir de peau humaine, c’est cela que vous vouliez ajouter, madame ? déclare d’un ton grave Charles.
– Euh… oui, mais je ne suis pas en mesure de vous l’affirmer. Les altérations chimiques sont trop profondes pour que nous puissions trancher. Je vous affirmerai seulement qu’au vu de la texture, qu’il ne s’agit pas de vélin. Il nous faudrait des analyses moléculaires poussées pour vous le confirmer. Quant à l’époque de sa réalisation, je ne sais pas trop. D’après le style du portrait je pencherai pour la fin du XIXe, début du XXe siècle. Néanmoins nous emploierons une datation au carbone 14 afin que nous en soyons certains.
– Madame, j’aurais encore une question d’ordre plus technique.
– Bien sûr, monsieur… Ah ! Navré, je n’ai pas retenu votre nom.
– Mersandier, madame. Enfin, je me demandais combien de temps faut-il pour concevoir un parchemin ?
Elle hoche la tête, puis murmure, songeuse :
– Quatre semaines, voire plus. Tout dépend de la nature de la peau travaillée et du savoir-faire de l’artisan. Mais oui, cela prendrait au moins un mois et au vu de la qualité de ce dernier, je dirais que l’élaboration a duré environ six semaines.
Sombre, Charles rumine dans son coin et chuchote à Henri qui vient vers lui :
– Varandier, je ne sais pas où nous avons mis les pieds, mais c’est un sacré m… guêpier. Camille affirme que le crime a eu lieu ici, soit. On peut imaginer que le meurtrier aura emporté la peau afin de les traiter. Je prie pour qu’il ne s’agisse pas de celle de la femme retrouvée dans la bibliothèque. Sinon…
Mais Charles n’achève pas sa phrase, car il se souvient du visage presque effacé présent sur le parchemin. Est-ce celui de la victime ? Il n’ose l’évoquer, non plus l’envisager. Le vertige se saisit de lui.
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