Hier tu m’as obscurci le cœur et la raison
Des passions que tu m’offrais sous les frondaisons
Aujourd’hui je veux et je vais t’arracher à ce terreau stérile
Pour que demain, tu cesses de l’ensemencer de poisons obscurs et viles.
Pygmalion, I.P. Sceaux, 1911
Paris, le 23 octobre 2014
– Allô ! Allô ! Camille !… Ah, mille millions de sabotageurs d’eau douce ! Cet orage déchaîne des sarabandes de parasites, c’est insupportable !
– …
– Camille… Bon sang ! Est-ce qu’il y a un téléphone qui marche encore par ici ? Ne me soutenez pas que je vais en être réduit à envoyer des pigeons voyageurs !
Sous la tente installée en face de la pyramide, Charles Bréjac fulmine. Un orage s’abat sur la capitale depuis maintenant deux heures et, non content d’avoir coupé les accès aux abords de la Seine, il a frappé plusieurs relais téléphoniques en dépit de la présence de nombreux paratonnerres. Les communications sont maintenant impossibles.
– Commissaire !
– Oui, qu’y a-t-il ? mâchonne-t-il rageusement.
– Le docteur Freignier nous a transmis par courrier numérique les premières conclusions de sa double autopsie.
– Que dit-il ? Et je vous en prie, épargnez-moi le jargon médical.
Embarrassé, son subordonné le regarde. Il n’est pas plus à l’aise que lui avec ce genre de vocabulaire.
– Euh, je vais m’y efforcer. Tout d’abord, en ce qui concerne le cadavre qui gisait au sommet de la pyramide du Louvre, selon toute vraisemblance, il s’agit bien de Francine Cotille. De rares cheveux blonds et les os du bassin confirment que le corps est bien celui d’un individu de sexe féminin. En outre, l’état dans lequel il a été retrouvé ne cesse d’étonner et des échantillons ont été envoyés au CEI à Saclay pour des analyses approfondies. Par ailleurs, ils ont découvert des fragments d’écorce et de mousse dans sa chevelure et son dos. Mais le plus étrange reste tout de même un éclat de chêne fiché dans son cœur.
– Qu’entend-il par là ? l’interrompt Bréjac.
– Selon le docteur Freignier, cette femme serait morte empalée sur un pieu, ou par une branche solide et affûtée. Mais surtout, elle a été violée, bien qu’il ne puisse dire avec certitude si ce fait est concomitant de son supplice.
– Vous voulez rire !?!
– Nullement. Il nous explique, en ce moment même, que des marques de déchirures et de contusions ont été repérées autour des organes génitaux. Cependant, aucune trace de fluide biologique n’a été détectée, à l’exception de mouchetures d’origine inconnue au niveau de l’endocol. Quant à monsieur Hans McEnroe, l’acte volontaire ne fait aucun doute. Aucun hématome n’est visible sur son corps et les dosages hormonaux post mortem montrent des taux d’adrénaline, de cortisol, de noradrénaline… euh, pardon d’hormones du stress, compatibles avec des pulsions mortelles, même si on en ignore la cause.
Plus encore que les homicides ou les suicides, personne dans l’Empire n’a eu à traiter une affaire de viol depuis au moins trente ans, si l’on excepte de rares cas sporadiques aux EUFA, mais cela est une autre histoire. Un pic était survenu au cours des années soixante-dix, mais ce n’était là que le contrecoup de la révolution de 1968. Ensuite, tout s’était tassé. Dès lors, les trois doigts d’une main suffiraient largement pour les compter.
– Commissaire ? Commissaire ?
– Hum, oui. Qu’y a-t-il, Fronsec ?
– Je ne sais pas, mais vous me paraissiez perdu.
– Sûrement dans mes réflexions. Bon, vous pouvez disposer. Laissez-moi donc le dossier sur la table.
– Merci, commissaire, lui répond son subordonné, tandis qu’il abandonne la tente et pose l’épaisse liasse sur le bureau de fortune.
– Ah ! S’il vous plaît ! Avant que vous ne fassiez demi-tour, vous seriez bien aimable de me commander un thé gourmand, à la brasserie du Louvre. Ils sont délicieux. Oh, et si vous pouviez aussi me rapporter le reste de mon déjeuner, ce serait parfait.
– Mais…
– Eh bien ! Allez, mon petit, allez.
– Mais c’est que euh… Je n’ai pas de monnaie sur moi.
Bréjac marmonne entre ses dents, farfouille un instant dans ses poches et en sort un portefeuille débordant de papiers en tout genre.
– Tenez ! Et… Ah, pendant que j’y suis, prenez-vous un truc de chaud par la même occasion, Fronsac.
– Euh… Merci commissaire, mais je m’appelle…
Mais il n’achève pas sa phrase, car déjà Bréjac ne l’écoute plus, plongé dans l’examen du rapport préliminaire d’autopsie. Soudain, son téléphone sonne ; il se met à gesticuler dans tous les sens.
– Nom d’un tricycle à cyclopompe ! Où l’ai-je donc rangé ?
Après quelques dizaines de secondes d’un curieux manège entre un tango argentin et une salsa mexicaine, calmé, il décroche :
– Allô, allô ! Oui ! Le service des Archives ?
–…
– Oui, pouvez-vous me passer madame Primakov ? Oui ! De la part du commissaire Charles Bréjac.
–…
– Bréjac !
–…
– Oui, merci !
–…
– Allô ! Eloïse, c’est Charles à l’appareil.
–…
– Oui, moi aussi. Bon l’affaire ne sera pas tout de suite dans les feuilles de chou, alors je compte sur ta discrétion.
–…
– Est-ce que tu serais en mesure me sortir tous les dossiers de viols suivis de meurtres sur les soixante-dix dernières années ?
–…
– Je me demande.
–…
– Très bien ! Tu as carte blanche. Tu peux les apporter quand ?
–…
– Demain après-midi. Au bureau. Parfait ! Merci !
–…
– Au revoir. À demain !
Songeur, il raccroche son téléphone. Il n’a aucune idée de ce qu’il cherche et encore moins de la direction qu’il prend, pas plus qu’il ne sait si ses investigations seront fructueuses. Hélas, faute d’éléments probants, son seul recours est de se tourner vers le passé pour mieux éclairer le présent. Il contemple encore une fois les images du corps empalé de la conservatrice, en quête de quelque sens caché à cette grotesque pantomime. Dépité, il éteint le projecteur holographique et sort de la tente, un épais dossier sous le bras. Alors qu’il marche vers son véhicule, son subordonné haletant surgit devant lui :
– Eh bien, Bronzac ? que vous arrive-t-il, mon vieux ? Je m’en vais au quai de la Râpée.
– J’ai votre thé gourmand, ainsi que le reste de votre déjeuner.
– Ah bon, avez-vous mangé ?
– Euh…
– Parfait, gardez-les et régalez-vous ! Quand les graines de l’intuition sont semées, il faut les arroser.
Sur ces mots, le commissaire Bréjac s’envole à bord de son gyrocar en direction de la Bastille, puis de la gare de Lyon.
– Bon Camille, je sais lire entre tes lignes et je sens que tu n’as pas tout écrit dans ce premier rapport.
Dans le fond de la pièce Frédérique Musgrave, l’assistante de Camille Freignier, règle le délicat spectromètre de masse. Devant lui, son ami arbore un visage encore plus ascétique qu’à son habitude.
– Pourquoi ? ajoute Charles, irrité.
Pour toute réponse, Camille lui fait signe de le suivre :
– Regarde !
Sous les yeux du commissaire défilent, au rythme d’un train de sénateurs engourdis, des lettres aux reflets mordorées : ATTTCCGGTACGTAAACGCTCAAGTCC… et ainsi de suite, à l’infini.
– Oui. Eh bien, qu’y a-t-il d’exceptionnel ? C’est une séquence d’ADN comme tant d’autres.
– Tu ne notes rien ?
– Oh ! Tu sais très bien que je n’ai que des rudiments de génétique. Mon monde à moi est à mon échelle, non moléculaire.
Sans relever sa réplique acerbe, Camille approche son doigt de l’écran. Pendant ce temps, Bréjac marmonne.
– Oui, c’est un trou. Je me souviens que les enzymes polymérases peuvent sauter des bases et générer des fragments raccourcis. Mais leur proportion reste infime, en regard des autres amplicons.
– Hélas, Charles. Ces séquences que tu vois là ne présentent aucune lacune. Et ce ne sont pas des trous, mais… mais des bases fantômes, piaule Camille d’une voix étranglée.
– Mais que diantre me chantes-tu là ?
– Rien de plus que ce qu’il a dit. Ces bases existent, mais nous sommes incapables de les identifier, lance Frédérique depuis son siège.
– Je ne comprends pas ! Qu’est-ce que c’est que ce sac de tricycles à la graisse de trombone à coulisse ? Par recoupements, vous pouvez retrouver toute la séquence, puisque statistiquement toutes les bases sont recopiées.
– Oui, mais comment fais-tu si chacune varie ? ricane Camille. Observe cette séquence : elle a généré quatre bases finales, quatre différentes ! Frédérique est en train d’armer le spectromètre de masse, mais je doute que cela soit plus concluant.
Charles le fixe d’un regard lourd de sens et chargé d’inquiétude.
– N’es-tu pas curieux d’en connaître la provenance ? l’interroge Camille, goguenard.
– Non, merci. Je devine déjà des fluides masculins, n’est-ce pas ?
– En quelque sorte. Frédérique ! Est-ce que le spectromètre aboutit à un résultat probant ?
Pour toute réponse, l’intéressée hausse les épaules. Elle se contente de leur présenter l’image d’une prairie hérissée de pics flous, synonymes d’autant d’inconnues dans la séquence.
– Voilà Charles ! Comme je m’y attendais, même ce bijou ne donne rien. Seulement des pics fantômes !
– D’accord. Et ces échantillons que tu as envoyés au CEI. De quoi s’agissait-il ?
– La question à cent écus, mon cher !
Il exhibe alors un fragment de verre, de la taille d’un gros calot de cour de récréation ; pareil à un insecte prisonnier dans de l’ambre, un morceau de chair et de singuliers résidus sombres y sont enchâssés.
– Est-ce de la peau humaine ?
Camille esquisse l’ébauche d’un sourire.
– Impossible ! se récrie Bréjac. Le tissu aurait dû être détruit ! Cela a-t-il un rapport avec ces mystérieux grains noirs ?
– Je ne peux rien te dire à ce sujet. Mais c’est un fait, de la peau a été hybridée à une matrice minérale.
– Pourquoi emploies-tu le terme d’hybridation ?
– Tout simplement parce qu’on l’a retrouvée jusqu’au cœur même de la cellule, jusque dans ses plus infimes composés. Voulez-vous bien lui montrer, Frédérique ?
Son assistante plonge alors la pièce dans l’obscurité et des paysages psychédéliques surgissent du néant : vallons empêtrés dans les mailles d’actine et de tubuline, sur lesquelles s’arriment vésicules et autres organites ; au centre, le noyau percé de trous, par lequel le regard s’engouffre et laisse place à la majestueuse double hélice, sur laquelle s’enfile une infinité de perles.
– Bon, ce que tu vois, ce sont des reconstitutions en trois dimensions de cryocoupes de tissus de la victime. Je te passe les détails, mais je pense que tu reconnais sans peine les vésicules de transports, les mitochondries, les ribosomes et le noyau.
– Oui, oui, mes cours de biologie au lycée datent, mais je n’ai pas encore tout oublié. Merci prof !
Freignier lui jette un coup d’œil en oblique, avant de poursuivre :
– Maintenant, étudie-moi ça !
Les images se bousculent, tournoient, grandissent, rapetissent. Le nez frétillant, Charles Bréjac se plonge dans un examen minutieux, sorte de jeu des sept erreurs grandeur nature.
– C’est étrange, j’ai l’impression que tout est recouvert d’une pellicule, comme une seconde peau.
– Fine observation. Nous le retrouvons même sur l’hélice ADN. C’est un film de quelques atomes d’épaisseur, presque aussi mince qu’une feuille de graphène, qui tapisse toute la cellule jusque dans son intimité.
– Comment une telle chose est-elle possible ?
Camille hausse les épaules de dépit, tandis que Frédérique donne de la clarté et plonge la pièce dans une lumière crue et aseptisée.
– D’accord. Continue tes explorations Camille. Je retourne au 36 lancer de menues recherches sur nos victimes. Sait-on jamais ?
Bréjac disparaît dans un claquement de bottes, non sans avoir salué son assistante d’une bise sonore.
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Quiconque aurait prêté attention aux incidents survenus en cette nuit matinale du 23 octobre 2014 aurait été surpris de tomber nez à nez avec un personnage tout droit sorti du siècle précédent. Cependant, il n’en a rien été car Alvaro, ombre de son état, conscience de ce qu’il faut pour s’y fondre. Il capture de ci et de là celle des chats errants, puis les guide au travers de la ville à l’abri de toute curiosité mal placée. Presque soixante-dix ans ont passé depuis sa mort et toute la capitale a changé. Les municipalités suivantes ont fait démolir les plus informes bâtiments et banni les grands ensembles monolithiques. Bien sûr, le tracé des rues n’a guère varié ; hélas, il en va tout autrement des noms. Aussi est-il plus facile de se laisser conduire par des félins plus fin connaisseurs que lui.
Ainsi baladé de matou en matou, il remonte vers Paris et admire au passage les beautés de la nuit. Cependant, il sait que le temps lui manque. Arrivé à la porte de Vanves, il patiente, à l’affût d’un noctambule égaré et isolé qui pourra l’emmener en direction du Palais Brognart, via les réseaux de bus et de métropolitain. Hélas, à cette heure rares sont les humains, aussi emprunte-t-il les ombres des rats d’égouts qui se faufilent dans les caniveaux. Ce ne sont que de bien piètres vaisseaux et, bien que fort agiles, ils ne sont pas très rapides. Heureusement, il arrive que la roue de la chance tourne, car résonne dans la chaussée le grondement des pneus sur le macadam. Un arrêt à quelques encablures et Alvaro abandonne son véhicule murin. Il reprend une physionomie plus humaine. Soudain, quelqu’un siffle derrière lui :
– Pfiuuuut ! Dites m’sieur, comment z'avez accompli ça ? C’trop zarb ! Z'êtes qui ? L’nouvel Oz ? Hé pis sapé comme vous zêtes, vous sortez pas de la cuisse de Jupiter !
Surpris, Alvaro se retourne et découvre un adolescent à la mèche rebelle, pas très grand, et complètement voûté. Sans chercher à comprendre ce que ce dernier vient de lui confier, il touche grâce à l’extrémité de sa canne son ombre.
– Bonsoir, jeune Erkan. Ma foi, je ne suis pas le magicien d’Oz ni un mage, d’ailleurs. Mais laissons là ma nature, car je crois que tu pourrais bien m’aider.
– Hein, mais comment z'avez fait pour deviner mon prénom ? J’vous ai rien lâché, moi !
– Hé, tous les magiciens ont leurs trucs Erkan ! Moi, j’ai le mien. Un magicien ne les dévoile jamais, n’est-ce pas ?
– Heu, ouais, z'avez raison m’sieur. N’empêche z'êtes bizarre, on croirait que z'êtes une ombre.
– Il y a de cela. Accepterais-tu de m’emmener jusqu’au palais Brognart ?
L’adolescent le regarde avec des yeux plus ronds que des boules de loto.
– Où ça ?
– Ah pardon, je parle du palais de la bourse de Paris.
– Ah, ben pour sûr m’sieur ! Z'avez de la chance, celui qui arrive est terminus Saint-Lazare.
– Peux-tu le héler pour moi ?
– Hé, z'êtes pas capable d’l’faire vous-même ?
Pour toute réponse, Alvaro se contente de lui sourire avant de se fondre soudainement dans son ombre.
– Hé !
Mais le jeune homme ne proteste pas davantage.
– Ce n’est rien Erkan, je ne puis me déplacer que dans les ombres, alors j’ai investi la tienne.
– Ah ben… bon, d’accord.
Pendant ce temps, le bus approche à vive allure et Erkan manque d’oublier de prévenir le machiniste.
Quelques secondes plus tard, confortablement installé à l’intérieur, Erkan pique un somme, hélas de courte durée, car il ne faut pas plus de dix minutes au chauffeur pour se rendre à la cour de Rome.
– Gare de Saint-Lazare, Terminus. Tous les passagers sont invités à descendre.
À demi assoupi, Erkan s’étire et sort du véhicule d’un pas chaotique rappelant celui d’un amoureux de l’éthanol.
– Erkan, murmure son ombre.
– Moui ?
– Tu as l’air d’avoir un train d’enfer. Que dirais-tu de m’accompagner jusqu’au passage des Panoramas ? J’ai un ami qui pourra t’héberger pour la nuit. Après tout, que fait un jeune homme de ton âge à une heure pareille dans la ville, enfin ?
– J’adore marcher la nuit, que voulez-vous ?
– Ne serais-tu pas en train de moquer un peu de moi ?
Erkan pique violemment un fard.
– Bon allez, j’arrête de te taquiner. Pressons le pas. Il me faut être là-bas avant le lever du soleil.
– D’accord m’sieur.
Se sentant investi d’une mission capitale, Erkan trotte jusqu’à arriver devant un passage clos par une grille, immense et menaçante.
– Heu, m’sieur, comment fait-on pour entrer ? À c’te heure-ci, tout est verrouillé.
– Ne t’inquiète pas, lui répond Alvaro pendant qu’il reprend forme.
Erkan le regarde s’approcher et poser une main noire sur la serrure, qui se met à briller. On entend un léger déclic, puis la porte s’ouvre en grand.
– Entre Erkan, je vais refermer derrière nous. Dépêche-toi.
En effet, au fond de son cœur, il sent l’ombre prisonnière s’agiter à l’unisson de celui d’Achronos. De plus, il serait fort regrettable que ce dernier surgisse sous le nez de ce jeune homme au langage si étrange et fleuri.
Il le guide au travers du sombre labyrinthe, jusqu’à une brasserie dont les fenêtres sont de papier.
– C’est ici, m’sieur ?
– Oui, entre. Le patron est un très grand ami. Il va te donner une chambre.
Hésitant, le garçon pénètre malgré tout et découvre un décor fait de velours. Au fond un homme immense, au moins aussi gigantesque que l’ombre dressée derrière lui, au regard brillant. Cependant, avant qu’il esquisse un mot, le voilà qui se lève déjà et l’invite.
– Bonsoir, Erkan. Suis-moi, je vais te montrer ton lit.
– Ah ben, bien m’sieur. Hé bé, il s’en passe de drôles ici.
Celui-ci ne répond rien et se contente de lui désigner un passage derrière une tenture. Pendant ce temps l’ombre à figure humaine s’est installée dans une alcôve. À l’étage, Achronos lui présente la chambre d’ami. C’est une pièce tapissée de posters de super-héros ; dans un cadre de bois se trouve une jeune fille au regard sévère, Ève.
– Dormez bien petit Erkan.
Achronos referme la porte, redescend et reste derrière son comptoir, les yeux de nouveau dans le vague. Dessus, un verre où baigne un liquide d’ambre ; posé à côté, un flacon de cristal taillé et ciselé par les soins extrêmes d’un maître souffleur. Lentement, Achronos le lève, le porte à ses lèvres et le vide d’un trait. Puis il se ressert. Geste mécanique, réflexe instinctif de celui qui perd pied, de celui qui perd le fil de la réalité.
Dehors, devant les fenêtres de papier, une ombre rôde. D’une voix basse et double, Alvaro parle :
– Ombre, nous voici. Je t’offre une part de mon commandement, ainsi tu pourras t’exprimer librement et t’emparer de mes mouvements.
– Tu m’offres, dis-tu ! Envisages-tu à quel point ce que tu fais là est dangereux ? Car tu m’ouvres une porte.
– Comme je puis la refermer et t’y laisser méditer.
– Je ne le sais que trop bien. Puis, pour fascinant que tu sois, ce n’est pas toi qui m’intéresses, mais lui, le père de cette petite sombrure.
– En effet. Es-tu prêt ?
– Oui, je le suis.
– Bien. Maintenant que nous avons scellé notre accord, entrons ! gronde la voix double de la silhouette sombre, tandis que d’un pas que l’on devine pesant mais élégant, elle franchit le seuil de la brasserie des Sombrures.
Du fond du bar, Achronos lève des yeux où transparaît la colère quand il reconnaît son adversaire. Sa main n’en est plus une ; ses doigts sont des serres acérées et affûtées, à l’aide desquelles il fend le tissu du réel et pénètre dans le néant. Tout en mesurant chacun de ses mouvements, tout en goûtant chaque instant, il écoute la marche du temps, s’immobilise, puis recommence jusqu’à ce qu’apparaisse une silhouette. Une pyramide tragique se dresse, funeste et funèbre. Il arrive, elle grossit, mais il l’écarte et s’enfonce dans ses sombres entrailles. Il traverse des couloirs rendus obscurs où se figent les allures, car le temps est en suspens. Dans les ombres, il évolue et, de son pouvoir tout-puissant, il arrête la course des pendules ; il plie l’espace à son bon vouloir. Menaçant, ilpénètre dans une pièce d’où il a chassé toute présence. Une salle nue et blanche, autour de laquelle il relâche le temps prisonnier qui, furieux d’avoir ainsi été retenu de cette manière, se déchaîne et affole les horloges, jusqu’à ce que la nuit se lève enfin. Partout ce dernier reprend sa fuite folle, sauf dans cette pièce, tenue à l’écart des curieux comme des valeureux, dans laquelle Achronos continue d’avancer.
Il revoit la caravane dans le désert, ses chameaux qui marchent en colonne sur le sable brûlant et les hommes dissimulés sous leurs djellabas noires. Il entend le chant de leurs ombres qui s’enfuient pour échapper à la morsure de l’astre qui dévore le ciel, puis le chuintement des dunes quand celles-ci s’enfoncent entre les grains. Achronos s’agenouille et recueille un peu de ce sable ténébreux, puis le souffle dans le firmament qui se couvre de Ténèbres, le soleil englouti par l’orbe lunaire. Profitant de l’obscure clarté, les ombres sortent par milliers et se mettent à danser. Grisé, Achronos se joint aussitôt à elles et ces dernières l’entraînent malgré elles vers leur ultime demeure, là où repose une chose dont il a oublié depuis longtemps la présence. Revient alors la nuit de Walpurgis, ces heures où chaque année, il s’en va disputer cette partie. Pourquoi le faire, si ce n’est pour répondre à son appel ? Il subissait défaite sur défaite car, enfin, on ne peut se vaincre soi-même.
Néanmoins, ce soir est spécial et, sans qu’il sache d’où ils surgissent, des souvenirs affluent : un échiquier taillé dans le bois d’un cauchemar, des pièces sculptées dans des os, et de l’obsidienne. Devant lui luit, dans son écrin de verre, le plateau damé et ombré, fragment de cristal où s’ébattent deux armées d’or et d’argent ; autour, la foule attend avec impatience le commencement. Sans effort, Achronos soulève la cage de verre comme s’il ne s’agissait que d’une plume, puis murmure :
– Autrefois les rois devenaient fous, aujourd’hui les fous deviennent rois. Autrefois les blancs étaient noirs, aujourd’hui les noirs deviennent blancs. Autrefois, j’étais un être de lumière, aujourd’hui je suis un être de Ténèbres.
Aussitôt, l’assemblée massée aux alentours se précipite dessus et jette à bas les armées inanimées, puis éventre la dalle de cristal pour en dévoiler le cœur primordial, où pulse un chœur d’ombres et de Ténèbres. D’un geste, il apaise la foule en furie, qui réintègre sagement sa place en même temps qu’il finit d’écarter les pans de la réalité. Puis il plonge les mains dans la matrice et en sort un second échiquier, dont l’aura suffit à susciter l’effroi. Ensuite, il souffle avec délicatesse sur ce jeu qui lui rappelle son passé. Le temps remonte, Achronos s’enfonce dans le néant de nouveau.
De l’autre côté, l’Autre l’attend – l’Ombre-Alvaro. Il s’est assis dans une alcôve, avec un sourire dont on ne sait s’il est ironique ou sardonique. Achronos se met face à lui, le regard dur, et pose le plateau devant lui.
– Ainsi sont les termes de mon pacte, Achronos. Ton ami Alvaro est un hôte des plus agréables ma foi. Quant à Loki, ton…
– Ne dis pas un mot de plus. J’accepte ton marché, ainsi que ce qui pourrait arriver. J’accepte le sacrifice.
– Oh ! Quelle noblesse d’âme ! Ô magnanime Achronos !
– Cesse donc là tes sarcasmes, je te prie.
– Oh ! Tu n’aimes pas, tu montes déjà sur tes grands chevaux. C’est à ton ami Alavaro que je l’ai emprunté.
– Sans doute. Mais dans sa bouche, il n’est qu’insulte. Maintenant, es-tu prêt à m’affronter ?
– Bien sûr !
– Tiens ! Tu n’ajoutes rien ?
– Pourquoi cette remarque ? Aurais-je dû ?
– Non ! Je constate seulement qu’Alvaro t’inculque un peu de retenue et de politesse.
Un instant, le visage de l’interpellé devient blême en même temps que ses yeux pétillent de rire.
– Jouons ! crache-t-il alors de dépit.
– À ta guise. Quelle couleur désires-tu ?
– Je prendrai les Ténèbres, car je possède la lumière. Je te laisse la main, être de noirceur.
– Qu’il en soit ainsi. Je redoutais ce moment malgré ces nuits d’affrontements. Bien, maintenant que je suis face à toi, toute peur, toute appréhension, tous ses sentiments humains se sont envolés, pareils à une nuée. Veux-tu savoir ? Je me sens apaisé et heureux de pouvoir enfin me mesurer à ma part d’humanité, même si elle n’est que Ténèbres. Et quand bien même j’aurais, cette nuit, libéré un fléau, alors je suis prêt à en payer le prix.
– Tu fais erreur Achronos. Tu ne m’as pas affranchi, tu m’as seulement ouvert une porte.
L’image d’un masque vénitien, noir et blanc, apparaît et flotte au-dessus de l’échiquier. Devant sa surprise, l’Ombre-Alvaro ajoute :
– Tu te demandes pourquoi je suis aussi bavard. Tout simplement parce que j’ai cessé de lui appartenir dès lors que tu as choisi de m’affronter. Maintenant, jouons…
Tandis que ses paroles s’effacent, Achronos avance sa main et se saisit d’un pion. Suspendu entre ciel et terre, il le laisse retomber, libérant la diagonale du fou… et les ombres.
BL : Aislune
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