Son visage n’est que malheur,
Son visage n’est que laideur,
Malheurs du monde, laideurs de soie
Malheurs immondes, laideurs du soigneusement
Son visage n’est que terreur
Son visage n’est que l’horreur
Sous la peau, les os, Sceaux, 1901. I.P.
Paris, 22 octobre 2014
Quelques heures plus tôt, juste après sa sortie de la Tour Pointue, profitant de quelques heures de liberté supplémentaires, Henri avait filé à la consigne de la gare de Lyon pour y récupérer ses bagages, en attendant les déménageurs le lendemain. Il avait fait ensuite un crochet par l’agence immobilière, où il avait récupéré les clés de l’appartement, où il vivrait désormais. Ces courses effectuées, il s’est aussitôt rendu dans l’un des nombreux bars, qui pullulent autour de chez lui, y savourer quelques spécialités gastronomiques.
Maintenant attablé, il regarde avec délectation les filets de maquereaux couchés sur leur lit d’oseille. Dans la salle, peu de monde se presse, hormis quelques habitués de la maison. Cependant, le patron n’en paraît nullement affecté, échangeant quelques mots badins avec un client accoudé au comptoir. Dans le fond, un écran panoramique diffuse un flot d’images, sans queue, ni tête, auxquelles il ne prête aucune intention. Il se remémore les mots d’Alphonse Brisson et les oublie aussitôt. S’angoisser avant même de connaître ou de rencontrer une personne est le meilleur moyen de lui être hostile. Perdu dans ses pensées, il vide consciencieusement son assiette, avant de commander en dessert une part de la tarte meringuée qu’il a aperçue en entrant. Cinq minutes plus tard, une part de blancheur caramélisée, surmontant une crème jaune d’or, trône devant lui. À la première bouchée, il se jure d’en apprendre tous les secrets, afin de s’en confectionner lui-même.
– Tout fut pour le mieux, Monsieur ?
– Oh, oui ! Surtout votre tarte, elle était succulente.
– Merci, souhaitez-vous un petit nègre ?
– Merci, je risque de ne pouvoir fermer l’œil de la nuit. L’addition plutôt.
– Tout de suite monsieur.
Quelques minutes plus tard et délesté de quelques napoléons, Henri sort de la brasserie, s’enfonçant dans la brume, qui s’est entre-temps levée. La ville, ainsi plongée dans ce voile blanc d’obscurité, éveille en lui des souvenirs évanescents et fuyants. Des souvenirs qui, dès qu’il s’en approche, le fuient et s’évaporent. Confusément il se sent rajeunir et redevenir le petit garçon, qu’il était autrefois. Autour de lui, il voit la ville s’évanouir. Troublé, il ferme les yeux, mais les rouvre aussitôt, timidement, lentement, comme le chenapan pris en faute, en attente de sa punition. Mais non, Paris est toujours la même, avec ses rues obscures, où sont suspendues dans une mer des Ténèbres, quelques lumières, fol espoir du voyageur égaré dans la ville. Ne s’attardant pas plus que de raison, il rentre rapidement chez lui, rue de l’Arbalète, non sans un dernier regard pour vérifier que rien n’a changé.
Pendant ce temps, tout à se féliciter de la remise de ses plans à cette jeune secrétaire, dont il ne retiendra certainement pas retenu le nom, le commissaire Bréjac a complètement oblitéré la venue de son nouvel adjoint, le lieutenant Marsandier, croit-il se souvenir. Aussi en a-t-il profité pour effectuer les quelques heures de maraudes dans la Capitale, qu’il repousse sans cesse. Non qu’il soit paresseux, mais il se savait très distrait et les multiples rappels à l’ordre, qu’il sème çà et là tel le Petit Poucet, ne l’aide en rien. Cela lui était d’autant plus dommage, que la maraude est une activité où il peut marier l’utile à l’agréable.
Dans son bureau, il attrape son imperméable, son chapeau et son immense parapluie, avant de s’enfuir. Cependant, il n’a pas fait plus de quelques pas, que, déjà, il rebrousse chemin.
– Nom d'une contre-pétrie à police, j’ai encore oublié mon écharpe, grommelle-t-il entre ses dents.
Enfin paré à affronter les premiers frimas de l’automne, il vérifie encore une fois que rien ne lui manque, puis s’en va d’un pas élégant et sûr. En chemin, personne ne le croise et c’est sans mot dire qu’il sort de la Tour Pointue. Sur le quai, il ouvre son gousset holographique. Un plan de la ville en surgit alors, scintillant comme des éclats de diamants. Il pianote quelques instants dans les airs, puis des lignes de couleurs se mettent à briller. Et voilà, il ne lui reste plus qu’à choisir son itinéraire et à le transmettre au central du quai des Orfèvres. Ses doigts virevoltent encore quelques secondes et une trappe s'ouvre dans la chaussée, tandis qu’un gyrophare se met à brasser un air devenu orangé. Dans un léger chuintement d’air comprimé, un plateau s’élève, porteur d’une roue gyroscopique. D’un maniement aisé, ces véhicules sont rapides et idéaux pour se faufiler, même dans les rues les plus étroites de la ville. De plus, leur moteur à hydrogène les rend particulièrement silencieux et donc discrets.
Bréjac en ouvre la porte, avant de poser, avec un soin tout particulier, son large séant dans un fauteuil, tout aussi surdimensionné. Soudain, une voix féminine et cristalline s’élève dans l’habitacle :
– Bonjour commissaire. Pouvez-vous me donner votre matricule, s’il vous plaît.
Bréjac jette une série de chiffres et de lettres, qui s'affichent en pointillé.
– Merci commissaire. Passez une bonne fin d’après-midi.
– Merci ! A vous aussi.
– Vous êtes trop aimable. Cependant, me permettriez-vous une recommandation ?
– Laquelle ?
– J’ai noté que vous passiez non loin du glacier Bertillon. Faites-vous plaisir, si vous voulez, mais n’oubliez pas que cela fera encore plus plaisir à votre embonpoint !
– Je ne manquerai pas de le lui rappeler.
– Bonne maraude commissaire.
– Merci.
Et il coupe la communication.
– Mais enfin, qu’a donc mon ventre ?
Bien sûr, les chairs débordent quelque peu de sa ceinture et certains de ses pantalons ont soudainement décidé de faire la grève, mais il n’y a rien d’irrémédiable à cela. Il n’aura qu’à se mettre au régime, en commençant par ne pas aller chez le glacier. D'autant qu’à cette période de l’année, il est fermé. Jetant un ultime coup d’œil à son ventre généreux, il met le contact et le moteur quasi silencieux démarre dans un ronronnement de chat bienheureux.
Sur les quais, peu de véhicules circulent, aussi Bréjac redouble-t-il de vigilance, car il est alors très tentant, pour quelques têtes brûlées, en mal de sensations, de s’offrir le grand frisson sur les boulevards presque déserts. Outre son œil aguerri, il est accompagné dans sa tâche par des caméras, forts bien camouflées dans les éléments de la roue, qui lui envoient des vues holographiques des zones qu’il est dans l’incapacité de surveiller. Il roule ainsi jusqu’au quai de l’Horloge, après un bref passage par l’île Saint-Louis et le quai des Célestins, qu’il contourne pour retomber sur le quai des Orfèvres. De là, il prend le boulevard Saint-Michel, en direction de Port-Royal, longeant les jardins du Luxembourg, parés des couleurs chaudes de l’automne. Il aimait, avant que ses enfants ne deviennent grands et ne prennent leur envol, les emmener dans ce lieu, toujours verdoyant ou rougeoyant, toujours surprenant. Hélas, maintenant ses enfants sont grands et il a oublié, il y a fort longtemps, comment s’y rendre. Les mains crispées sur le volant, il dépasse ses vieux souvenirs et s’enfuit vers le boulevard Saint-Jacques, en passant par l’avenue de l’Observatoire. Devant lui défile, indifférents les passants, les touristes insouciants, les autobus indolents, quelques automobilistes nonchalants. Mais cela ne chasse nullement les pensées amères, qui ne cessent de s’accumuler au fond de son esprit. Bientôt il passe devant les hôpitaux Saint-Vincent de Paul, Cochin, puis le Val de Grâce, où s’engouffrent toutes sirènes hurlantes ambulances et camions du corps des sapeurs-pompiers parisiens. Et les bâtiments s'évanouissent pour faire place à la cathédrale de verre et d’acier de la Faculté des Sciences de Jussieu, qu’il contourne pour déboucher sur le quai Saint-Bernard, qu’il remonte ainsi jusqu’au quai d’Austerlitz et sa gare.
Au loin, passe en silence le métropolitain. Gamin, il tannait toujours ses parents pour passer par les lignes six ou dix, juste pour avoir le plaisir de jouir des vues de Paris. Lentement, il remonte le boulevard de l’Hôpital, car, quelques jours plus tôt, des échauffourées y ont été signalées. Mais cet après-midi, il n’en sera rien, le quartier est calme. Il poursuit jusqu’à la place d’Italie, où il s’engouffre ensuite dans l’avenue des Gobelins. Il roule ainsi jusqu’au boulevard Arago, passant devant l’ancienne maison d’arrêt de la Santé, aujourd’hui reconverti en refuge artistique. Avisant une place libre, il se gare devant un immeuble haussmannien en cours de restauration. Avant de sortir, il envoie un message au central et se remet en route. Personne ne lui fera le moindre reproche, parce qu’il aura écourté sa maraude, mais cela les rassure toujours de savoir. Sans se presser, il marche sur le trottoir humide de bruine, qui a commencé à se répandre depuis quelques minutes. Mais à bien l’observer, on devine un pas lourd et traînant comme si une chaîne invisible le retenait. Dans le ciel, le soleil s’assoupit et les nuages sont portés au rouge. Ses yeux le piquent, une larme perle, mais il se dit que c’est à cause du vent qui se lève. S’il croise des gens, il ne verra pas, il ne peut pas là où il est. Lentement, il remonte le fil de ses souvenirs. Doucement, il dérive dans le temps, dans le courant des événements… jusqu’à l’accident. Il sait qu’il se fait du mal et c’est pour cette raison qu’il évite soigneusement les maraudes qui l’emmèneraient dans des lieux trop chargés de ses souvenirs. Mais il ne s’y résout jamais, alors dès qu’il en a l’occasion, il se détourne. Il aperçoit le fleuriste et entre dans sa boutique, sans un mot. Dans sa main, la pièce pèse lourd. Le fleuriste sait ce qu’il lui faut. Sa femme lui tend un iris mauve. Sa main douce effleure sa paume, au moment où elle le lui glisse, et il sent le frisson lui parcourir l’échine. Alors, il sourit pour la remercier et lui tend la pièce de monnaie. La femme embrasse son mari, qui salue à son tour le commissaire, dont les yeux brillent de tristesse. Il s’en va comme il est venu, sans un mot, mais sous le poids de ses maux. Il marche encore, osant à peine serrer entre ses mains de géant, la fragile fleur, qui semble se couvrir de givre. Voilà, il est arrivé. Il patiente quelques instants, le temps que le feu passe au rouge, attentif aux véhicules qui débouchent. Contre la grille du parc, il dépose l’iris, retenant les larmes amères qui menacent d’inonder son visage. Derrière lui, s’élève sévère et solitaire, la Porte des Enfers. S’il le pouvait, il la traverserait pour la revoir, ne serait-ce même qu’une seule fois. Et est-ce, ce qu’il fera ce soir. Ce soir traversera-t-il le miroir, encore une fois. La verra-t-il ? Peut-être ? Pas tout de suite. Pour le moment, il veut se recueillir encore quelques instants. Hélas, dans le ciel, s’amoncellent de sombres nuages, porteurs de présages encore plus noirs. Et s’abat alors sur la place Denfert-Rochereau, dans un fracas d’épouvante, une pluie démente, qui l’oblige à battre en retraite, comme s’il fuyait le désespoir lui-même. Cette ombre vorace qui ne manque jamais de lui broyer le cœur.
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Devant la porte de son immeuble, Henri peste après le pavé numérique, qui se refuse à entendre raison, alors qu’un ciel menaçant s’avance à grands pas. De désespoir en fol espoir, il se met à rire aux éclats, car se rappelle à lui une histoire mélangeant mensurations et code digital. Mais son rire a dû contrarier l’un de ses voisins, ou une âme charitable l’aura entendu, car un léger grésillement se fait soudain entendre, libérant la porte des mâchoires de métal. Il franchit à peine le seuil, qu'une la pluie battante s’abat sur le trottoir. Dans l’ascenseur, qui l’emmène au dernier étage, il peut contempler sa figure à moitié détrempée. Un quart d’heure plus tard, Henri somnole doucement devant la télévision. Ayant pris son appartement meublé, cela lui évite tous les désagréments d’un trop coûteux et périlleux déménagement.
L’air est lourd, presque suffocant. Dans le ciel, un soleil de plomb assassine les hommes comme les bêtes. Il est midi et le soleil est au zénith. Dans la rue, les ombres se sont tues. Elles se sont réfugiées là où elles le pouvaient encore, là où les rayons féroces ne peuvent les atteindre. Dans les maisons, les gens se terrent. Chacun retient son souffle. On entend juste le crissement agaçant d’une paire de bottes sur le sol. Un étranger, l’homme en noir, vient d’arriver. Il est à l’entrée, son ombre immense se déploie le long de la voie principale. Son sombre chapeau couvre son regard, mais non le bas de son visage, mangé par une barbe drue et rocailleuse. Il crache. C’est un jus noir, noir comme son regard. Il crache. De nouveau la salive chique s’écrase par terre, dans un bruit de poussière. L’homme serre les mâchoires. Derrière les murs en bois, les gens se cachent. Ils sentent son regard noir, acéré comme les serres d’un aigle. L’homme hume l’air. Il y flotte une odeur de peur, une odeur de terreur. L’homme sourit, un sourire carnassier, qui dévoile des chicots de prédateurs. Ses dents sont noires, noires comme la poix. Amusé, il avance. Devant lui, les ombres reculent encore un peu plus. Il a envie de rire. Et s’il pouvait pleurer, il le ferait. Mais il y a bien longtemps que ses yeux sont secs, brûlés par le soleil.
Derrière une fenêtre, un homme tremble de peur, ses mains sont crispées autour de son fusil. Il est tout ce qu’il lui reste, avec sa haine. Une haine aveugle et destructrice, la seule chose qui le garde en vie.
L’homme poursuit sa route, il fait mine d’examiner une à une les habitations. Mais il n’en a pas besoin, car il sait déjà où il va. Il veut juste répandre encore un peu plus la terreur et déguster la peur et la mort, qu’exhale chacun des habitants. Soudain il aperçoit un abreuvoir et un cheval, à la robe encore plus sombre que la bouche de l’Enfer elle-même, surgit des entrailles de la terre. Il porte un mors en bronze, qui brille comme de l’or, sa selle de cuir doré éclabousse les portes du saloon d’une lumière mauvaise. L’homme se saisit alors de sa bride et l’animal, qui renâclait, se soumet, se laissant attacher au poteau de bois branlant. Il lui flatte alors l’encolure et lui offre, ce qui pourrait être un sucre. Puis se penche dans l’abreuvoir pour y boire. À peine l’effleure-t-il, que l’eau se met à bouillonner et à fumer furieusement. Mais la bête n’en a cure et elle se repaît jusqu’à la lie. Alors l’abreuvoir est devenu noir, avant de se changer en un tas de cendre, que le vent balaye impitoyablement. L’homme éclate de rire, découvrant ses chicots noirs. Puis il monte les marches.
Dans le saloon, derrière le comptoir, le barman tremble et ses clients se replient dans les recoins les plus obscurs, pour ne pas croiser le regard de l’homme en noir. Derrière la fenêtre, l’homme brûlant de haine tient fermement entre ses doigts son arme, le doigt sur la gâchette.
L’homme s’accoude. Il pose son chapeau à côté de lui et de ses prunelles laiteuses, fixe le patron :
– Une bière… et sans faux col, lui demande-t-il d’une voix sèche et âpre comme le vent du désert.
Le barman ne dit rien, incapable de soutenir le regard aveugle de l’homme en noir. Mais celui-ci ne le lâche pas, pas plus qu’il n’oublie les clients qui se tapissent. Dans son dos, un cliquetis. Mais il est déjà trop tard et un homme choit par terre, son revolver tombe à côté de lui, avec un bruit mat.
– Je vous avais demandé une bière… non une mise en bière.
Le patron la lui sert. Il sent la main de l’homme en noir se refermer sur la sienne. Il la lui brise presque.
– Vous avez de la chance. Je ne suis pas venu pour vous.
Dans les yeux de l’homme, le patron ne voit que son visage, déformé par la terreur.
– Alors, évitez de me mettre en colère.
Dans son dos, derrière la fenêtre, l’homme est incandescent de haine. Son doigt est sur la gâchette. Il ne tremble pas. Lentement, très lentement, il le relâche.
L’homme en noir repose alors sa bière, laisse tomber un dollar en argent et sors :
– Merci pour la bière.
Dehors son cheval s’impatiente, il sent l’odeur de la mort. Il lui caresse le museau l’apaisant d’une promesse. L’animal cesse. L’homme s’avance alors et entre dans une maison aux murs croulants. Derrière une fenêtre, un homme l’attend. À ses pieds, gît un cadavre sans tête, un fusil coincé entre les jambes.
– Pourquoi ? murmure l’homme.
Mais l’homme en noir ne lui répond pas et appelle son cheval. Il monte en selle, l’autre sur la croupe. Alors, s’ouvrent les portes de l'Enfer, béantes et affamées, au travers desquelles l’animal bondit…
Tout est noir autour de lui, son doigt se fait lourd et retombe. L’homme en noir disparaît et laisse sa place à un écureuil roux, tendant un papier tue-mouches à un corniaud qui s’essuie avec.
Henri consulte sa montre, une antique et honnête montre à quartz. 22H30, il est temps pour lui de se mettre au lit. Après un passage par la salle des ablutions, il se glisse dans un lit au sommier aussi ferme que son parquet, où il ne tarde pas à sombrer dans un sommeil agité.
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Au volant de son gyrocar, le commissaire a les yeux rougis par le chagrin.
– Pourquoi… pourquoi ? songe-t-il, alors que le feu passe au vert.
Derrière lui un conducteur s’impatiente. Il gesticule dans son véhicule, pareil à une marionnette désarticulée. Mais il n’y prend pas garde. Il ne le relève même pas. Sa maraude est finie et il retourne à la Tour Pointue, avant de rentrer enfin chez lui. S’il rentre chez lui, car il le sait, ce soir, il ira… encore une fois. Il ne pourra encore passer cette nuit seul. Dans son bureau, il vérifie une dernière fois qu’il n’a rien oublié. L’ordinateur est éteint, le téléphone assoupi et les dossiers en hibernation. Dans sa poche, son trousseau et son passeport parisien tintent. Il ne sait si cela l’apaise, mais cela le rassure.
– Au revoir Marcelin ! crie-t-il en dévalant les escaliers.
– Au revoir Charles. Bonne soirée !
Mais ce dernier est déjà loin et il ne l’entend pas. Il court vers la place Saint-Michel, où il prendra le train direction le palais Brognart. Dans la rame qui l’emporte, il n’est plus qu’une ombre, un passager parmi d’autres. Sombre mine d’un esprit rongé par une amertume réapparue. Les stations défilent, puis sa correspondance et de nouveau le ballet du jour et de la nuit. Quand il sort, le ciel est nuit. Il se précipite alors chez lui. Mais le cœur n’y est pas. Sans qu’il sache vraiment pourquoi ses vieux démons ressurgissent. Heureusement, il n’en reste plus trace ici. Il y a longtemps qu’il les a apprivoisés. Enfin presque tous, car il se jette sur son réfrigérateur. Dans la cuisine, trône un énorme bol rempli de cure-dents. Mais il les délaisse pour un pot de rillettes et la miche de pain doré qui dort dans la panière. Ayant allumé la radio, qui diffuse la Flûte Enchantée, il retrousse ses manches et se met en devoir de faire un sort à l’oie, qui l’attend dans sa prison de verre.
– Aïe !
– Fais attention. Hé, montre-moi ta paume, on dirait que tu t’es enfoncé un éclat.
– Ce n’est rien.
Levant sa main dans la lumière, il voit le sang palpité au travers du voile fin de sa main. Délicatement, il retire le fragment, d’où tombent une à une des gouttes vermeilles. Sur le comptoir, une nappe écarlate s’étale. L’homme repose sans un mot, ni un froncement le brillant.
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Il se fait tard et il serait largement temps de rentrer, si Fabrice Courillon, le commissaire de la section égyptienne, ne lui avait pas apporté avec deux heures de retard ce dossier, qu’elle avait réclamé toute la journée.
– Bon, je n’ai plus qu’à l’emmener chez moi. Ce sera toujours plus agréable que de les étudier dans ces lieux lugubres.
Après avoir ramassé ses affaires et vérifier que tout était en ordre, madame Cotille peut enfin partir. Elle traverse les grandes galeries désertes, sans même prêter la moindre attention aux chefs-d’œuvre qui l’entourent. Cela fait de si nombreuses années, qu’elle les côtoie, qu’elle ne leur prête plus guère d’attention. Elle passe ensuite par la galerie des marbres et se retrouve sous la pyramide. Au travers de la structure de verre et d’acier, la lune déverse sa lumière d’éternel. Mais tandis qu’elle admire la splendeur de l’astre de la nuit, elle ne prête aucune attention au froufroutement qui s’approche. Et bientôt, l’on n’entend plus un bruit, sauf peut-être celui du cuir que l’on déchire…
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