À côté de lui, plié en deux, les mains douloureusement tordues sur son estomac secoué de spasmes, un bleu rend les restes de son dernier repas. Comment s’appelle-t-il déjà ?
Le commissaire Bréjac l’a déjà oublié et de toute façon il est bien trop préoccupé par ce qu’il a sous les yeux. Dans sa bouche s’agite, tel un asticot dans un morceau de viande froide, le reste d’un cure-dent. Depuis qu’il essaye de réduire à néant son addiction à l’herbe à Nicot, seul ce minuscule petit bout de bois réussit à apaiser ses nerfs, trop à vifs. Certes, il a déjà une sacrée collection de cadavres, mais seulement parce qu’il est l’un des rares que cela ne rebute pas, depuis ce jour dément, où l’humanité a perdu son goût pour la violence et le sang : d’assez nombreux pendus, quelques défenestrés, des explosés, des perforés, une fois même un crucifié, pour la plupart des suicidés. Mais là quelque chose ne colle pas. À ses pieds, gît le cadavre d’une femme, éventrée avec un soin extrême. Les marques de coupures sont nettes, quasi-parfaites. Il peut presque sentir la main de son bourreau courir sur sa chair, tant l’ouvrage est travaillé.
– Putain de ricains ! a-t-il maugrée entre ses dents.
– Qu’est-ce que vous dites commissaire ? a bredouillé le bleu, remis de ses émotions et occupé à essuyer les dernières traces de vomissures traînant sur ses lèvres.
– Je disais putain de Ricains, avec leurs séries à la con.
Depuis de longues années l’Amérique du Nord charrie toujours son lot de violence. Sans doute faut-il y voir l’influence de ces soi-disant esprits indiens convoqués pendant les grandes migrations, avant que des traités équitables ne soient enfin signés. Il en résulte un grand nombre de déviants violents parmi les descendants des colons blancs, qui ont inspiré et qui inspire toujours nombre d’histoires, dont les créateurs de cinématographe américain se régalent toujours aujourd’hui, inondant l’Empire sous un déluge de violence animée.
– J’espère qu’un fêlé n’a pas eu l’idée de s’inspirer du Docteur Assourbanipal Walter.
– Sauf votre respect commissaire, le Docteur Assourbanipal Walter est un personnage de fiction et cannibale, qui plus est. Il me semble qu’aucun organe ou partie de son corps ne manque.
– Ça fiston, seule l’autopsie nous le dira. Quant à ta théorie du personnage de fiction, elle ne tient pas la route. Combien de gamins s’inspirent de leurs héros et les imitent jusque dans le moindre détail ? Crois-tu vraiment que la fiction n’inspire pas la réalité ?
– Enfin. Voilà qui devrait le faire taire, a songé le commissaire en regardant son collègue ouvrir la bouche, sans pouvoir trouver à redire.
Pendant ce temps, Freignier, le légiste, se fraye un chemin jusqu’au sujet de son attention. Le commissaire sait, enfin du moins le pense-t-il, apprécier une personne à sa juste valeur ; et Freignier en fait partie. C’était un homme droit et honnête, extrêmement minutieux avec ça. Mais peut-être est-ce simplement dû au perpétuel regard de fouine qu’il arbore.
Bréjac l'observe s’affairer autour du cadavre, comme une couturière autour d’un mannequin, avec attention et passion, indiquant au photographe sous quel angle le prendre. Par terre, il étale toute une panoplie d’instruments de mesure et de torture. Les examinant un à un, il se décide pour un pied à coulisse, avec un écran en quartz et un petit carnet sorti de sa poche. À côté de lui, un technicien ouvre une lourde valise grise, d’où émerge une image holographique.
– Je suis prêt Docteur Freignier.
– Très bien, cas numéro 1787, Conservatoire des Arts et Métiers. Jeune femme, environ 25 — 26 ans, environ 1,75 m, cheveux châtain clair, approximativement 57 kg. À l’examen superficiel, nous ne relevons aucune trace de lésions…
Mais déjà Bréjac ne s’intéresse plus à la description macabre de son collègue. Il lira plus tard le rapport de l’autopsie sur son bureau. Cette gosse a manqué de chance, au mauvais endroit au mauvais moment, hélas. Cependant ce n’est pas ce qui le tracasse le plus. Le bleu qui lui tient la jambe doit s’en douter également. Et comme pour faire écho à ses propres réflexions, celui-ci lui glisse :
– Pardon commissaire. Mais c’est tout de même la troisième que nous retrouvons ainsi mutilée.
– Oui… La troisième et à chaque fois dans un arrondissement différent.
– Est-ce qu’il y a une logique là-dedans ?
– Sûrement. Mais vois-tu, je ne me sens pas du tout prêt à me mettre dans la tête de ce fêlé. Mon boulot à moi, c’est de rassembler des indices. Et pour le moment, je n’en vois pas la queue d’une ombre. Et dans tout ça toubib, qu’est-ce qu’on a ?
– Bah ! Comme d’habitude. Du sang plein les murs, en l’occurrence sur le cornu géant et les colonnes contenant les électrolytes, la gorge tranchée, et éviscérée.
Il énonce cela de façon clinique, comme s’il ne s’agit guère plus que d’une nouvelle pièce de viande froide à ajouter à sa collection.
– Et puis bien sûr, pas la moindre de trace étrangère. Du boulot propre, maniaque presque. Bon de toute façon, nous y verrons plus clair une fois que nous l’aurons descendue de son perchoir.
En fait de perchoir, la victime a été attachée au-dessus du cornu géant, qui avait recueilli pour la première fois l’éther fluctuant, conservé religieusement au centre de musées des Arts et Métiers. Aujourd’hui, il n’en contient plus, à la place une impressionnante quantité de sang, maintenant coagulé.
– Ouais, je vois, a répondu le commissaire d’une voix traînante. Rien qui ne sorte de l’ordinaire en bref.
– Peut-être pas cette fois Bréjac. Mais je dois faire quelques comparaisons pour être sûr de ce que j’avance. Bon les gars, vous pouvez la décrocher et l’embarquer pour les Piliers de la Râpée.
– Les Piliers de la Râpée ! s’est exclamé son jeune collègue.
– Ouaip. C’est ainsi que Freignier appelle la morgue des quais, rapport aux piliers de bar. Ça l’aide à tenir le coup et à oublier qu’il passe ses journées avec des macchabées. D’ailleurs, ça te dit un p'tit nègre fiston ?
– Pourquoi pas. Vous m’emmenez où ?
– Si j’te l’dis maintenant, où sera la surprise ?
Le jeune homme hausse les épaules et suit le commissaire Bréjac dans un dédale de rues, apparemment seulement connues de lui.
– Passage des Panoramas. Nous allons au Passage des Panoramas !? Commissaire… Ne me dites pas que nous allons au…
Bréjac esquisse un sourire.
– Je vois que tu as deviné. Ah, et j’ai encore oublié ton nom. Pardon.
– Ça ne fait rien commissaire. Je suis Henri Mersandier.
Ce ne doit être que la dix-septième ou dix-huitième fois qu’il le lui rappelle. À force, il a fini par oublier de compter.
– Ah ! Merci Henrii ! Bon, maintenant suis-moi et ne dis pas un mot.
Ils pénètrent tous deux dans un bar aux fenêtres fumées. En les examinant d’un peu plus près, Henri s’aperçoit qu’elles sont en papier. Mais il n’en dit pas un mot, gardant la chose pour lui, tandis qu’il découvre un intérieur ombragé, éclairé par une lumière tamisée aux éclats rougeoyants. Une dizaine de tables noires se dressent dans la salle, toutes pour la plupart occupées par des silhouettes, dont les ombres rasent des murs peints du rouge le plus sombre, donnant une atmosphère d’éros à ce lieu mystérieux, mais sur lequel circulent bien des bruits. Des tentures pendues aux murs semblent dissimuler des alcôves, car l’on devine, grâce aux maigres entrefilets de lumière qui en suintent, d’étranges silhouettes. Parfois ce sont des tableaux aux accents sombres et gothiques qui ornent les rares coins désertés par les ombres. Au plafond des sculptures d’anges et de démons encadrent de discrètes encoches, qui déversent une lumière chaude et douce comme le baiser d’une femme aimée. Dans le fond, une série de tabourets en cuir de Venise attendent l’aventurier ou le chaman, à moins que ce ne soit l’enfant oublié. Peu importe au fond, car il s’en passe des choses dans ce bar, du Passage des Panoramas. Des tabourets vides sont alignés devant un comptoir d’un noir saisissant, brillant comme un diamant. Ce dernier est surmonté d’un bloc, taillé dans un cristal de roche géant, où prennent vie les pensées les plus intimes. Derrière, le barman. Sont-ce ses yeux sombres où se mélangent les pourpres et les mauves ? Est-ce son sourire dont ne sait s’il est ironie ou mélancolie ? Est-ce son visage perpétuellement assombri où perce une lumière, dont on ne saurait dire si elle est réelle ? Qu’est-ce qui en lui fascine autant ? Lui dont le regard vous transperce au point de vous donner l’impression qu’il sait tout de vous, du plus petit mensonge, jusqu’au plus enfoui de vos fantasmes. Ne dit-on pas d’ailleurs, qu’il vous sert toujours ce que vous désirez au plus profond de vous.
Ce soir encore, il arbore ce costume de noir et d’écarlate et son éternel gilet d’ombre. Dans sa main, il tient un verre en cristal de Bohême, haut sur pied et au col évasé. À côté, est posé un verre à Whisky, lourd et épais comme la tourbe qui l’a vue naître, car il sait déjà ce que les deux nouveaux arrivants prendront Il en est toujours ainsi, ici. Il remplit le premier d’un liquide argenté, qu’il agrémente d’une pointe de citron perlé. Délicatement, il empale une olive, qu’il pose délicatement en équilibre sur la surface miroitante. Dans le second, un liquide ambré se déverse, cataracte mordoré aux parfums de tourbe et de bruyère ; la hauteur d’une phalange à peine. Ses clients arrivent. Il en connaît déjà un, l’autre non. Ce n’est pas grave, car il sait déjà. Cependant il fera semblant de rien, car ainsi sont les choses dans ce bar, du Passage des Panoramas.
– Bonsoir Charles. Tenez.
Le barman vient de lui remettre un verre aux reflets ambrés.
– Pour vous jeune homme, ajoute-t-il en poussant vers son jeune compagnon la coupe argentée, dont il ne pouvait détacher les yeux.
Mais plus encore que le cocktail lui-même, c’est le tatouage sur son bras qui le fascine. Une femme aux formes généreuses, dont les jambes ont disparu, au profit d’une queue couverte d’écailles.
– C’est l’une des sirènes que croisera Ulysse au cours de son odyssée. L’avez-vous lu jeune homme ?
Henri secoue la tête.
– Dommage. Mais goûtez-donc ceci, l’encourage-t-il en désignant sa coupe, tandis qu’il découvre un autre tatouage au regard hypnotique.
Un lézard géant ondoie le long de son bras gauche, enroulant sa queue autour de son coude et ouvrant sa gueule dans sa paume.
– Connaisseur ? C’est un Ryū, un dragon japonais.
– Qui l’a exécuté ? Il est vraiment magnifique.
– Un tatoueur du nom de Tin-Tin.
Sa voix l’hypnotise et sans qu’il ne s’en rende compte, il porte le verre à ses lèvres. Quelque chose coule dans sa gorge, brouillant ses sens et lui ouvrant les portes d’un monde passablement oublié. Il est dans une forêt et le cerf brame. Une brume épaisse couvre la forêt, donnant à ses hôtes des allures de fantômes. Assis sur une souche couverte de mousse, un petit garçon, emmitouflé jusqu’au nez, guette quelque chose. Combien de jours, combien de saisons, combien de lunes est-il venu s’asseoir ici ? Il ne sait plus. Mais il sait que c’est en cette saison, lorsque l’automne prend possession, lorsque sombrent les frondaisons, lorsque retentit le brame du cerf, au milieu de la forêt de brume et d’ombre, qu’il pourra demander sa main à la fée d’Ombre.
Alors il attend, patient, que surgisse la silhouette fragile et éthérée de son aimée. Soudain une biche surgit d’entre les chemins. Au loin, les cerfs brament de plus belle. Et bientôt c’est le bruit des bois qui s’entrechoquent avec fracas, éclatant dans la brume silencieuse. La belle est toujours là, immobile et impassible dans son écrin de brume fragile. Elle a vu l’enfant, mais l’enfant ne l’a pas vu. Il ne peut la voir, il dort. Alors, la belle, éconduite, s’enfuit. Mais elle sait qu’elle reviendra, encore et encore, juste avant la morte saison. Au loin, le bruit du combat s’est tu, l’un d’eux est passé de vie à trépas. Alors le cerf brame et s’en va poursuivre la biche. Mais la belle a depuis longtemps fui, elle ne reviendra qu’à la prochaine saison.
Accoudé au bar, le commissaire observe son collègue, les yeux dans le vague. Où est-il allé ? Cela lui importe peu. Il regarde le barman, lève son verre et déguste quelques gouttes du précieux breuvage. Ses yeux se troublent. Il n’est plus là.
Assis près du feu qui ronfle dans la cheminée, un petit garçon écoute. Il a les yeux qui brillent de malice et un sourire qui pétille. Au-dessus de lui, assis dans un vénérable fauteuil de bois et de cuir qui soupire, un conteur. Il tient entre ses mains un énorme livre, dont il se demande s’il ne contient pas toutes les histoires du monde. En effet, à chaque page, c’est une nouvelle histoire qui jaillit, répandant des nuées colorées et parfumées. D’entre ses lèvres s’échappent les mondes et leur faune, qui alors prennent vie sous les yeux de l’enfant ébahi.
À ses pieds, une oasis, d’où s’en va une caravane porteuse de merveilles et de richesses. Puis vient le grondement des sabots qui foulent le sable du désert. L’enfant a peur, il s’imagine un cheval géant, noir, dont les naseaux souffleraient le sirocco, qui fondrait sur les marchands sans défense. Mais ce sont quarante voleurs, avec, à leur tête, leur chef au regard de braise. Ils sont là. En haut d’une dune, silhouettes noires sur l’horizon qui n’attendent qu’un signal pour fondre. Soudain, un éclair écarlate zèbre le ciel, la caravane n’est plus et les cavaliers s’enfuient, alourdis vers ce lieu connu d’eux seuls. Mais l’enfant les épie, tapi entre les dunes. Il retient son souffle, tandis que les voleurs s’enfoncent dans le désert. Il sait. Chaque fois, il vient ici pour découvrir le fruit de leurs rapines. Arrivé devant les contreforts arides et déchiquetés d’une vallée mordorée, les cavaliers s’arrêtent. Leur chef, vêtu d’une tenue d’ocre nuit, se baisse et ramasse un peu du sable du désert, puis le disperse alors, comme pour chasser les djinns et les mauvais esprits. Ses lèvres s’entrouvrent, laissant s’échapper quelques mots, et la grotte s’ouvre. Mais l’enfant ne voit rien, l’enfant n’entend rien, car l’enfant dort.
À leur retour, ils ne diront rien à leur hôte, car il sait tout. En retour, il ne leur demandera rien, car il sait qu’ils ont trouvé ce qu’ils sont venus chercher. Ainsi va la vie dans le mystérieux Bar des Sombrures, quelque part dans le dédale du Passage des Panoramas.
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