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Hadria se sentait ridicule.

Elle ne pouvait blâmer qu'elle-même – et la mode qui imposait aux dames des bottines si peu pratiques pour escalader les gravats. Des larmes embarrassantes lui brûlaient les yeux ; sa cheville gonflait déjà sous le cuir lacé. La jeune femme avait bien tenté de jouer les stoïques, mais elle n'avait pu cacher bien longtemps qu'elle pouvait à peine poser le pied par terre.

« Vous pouvez vous appuyer sur moi si vous le souhaitez », proposa Ashley.

Sa suggestion, accompagnée d'un regard apitoyé, fit monter sa gêne d'un cran.

« Je vais y arriver toute seule, déclara-t-elle un peu trop sèchement. Mais c'est gentil de votre part de le proposer », ajouta-t-elle, consciente qu'il n'avait pas mérité d'être la cible de sa colère.

« Le village est à un demi-mile, ajouta-t-il, cela va faire long pour vous. Vous pouvez attendre ici pendant que je vais chercher de l'aide…

- Non, j'ai juste besoin de me reposer un peu, plaida-t-elle, la douleur finira par passer... »

Le normaliste affichait une expression sceptique ; Hadria partageait ses doutes, mais sa fierté l'empêchait de rendre les armes. Qu'aurait fait son partenaire dans un cas pareil ? Sans doute aurait-il serré les dents et boitillé jusqu'aux premières habitations. Mais cela ne voulait pas dire qu'il constituait un exemple à suivre.

« Vous en êtes certaine ? »

Elle acquiesça fermement, ignorant sa conscience qui lui soufflait qu'elle se mentait à elle-même. Après tout, cela valait la peine d’essayer ; ils ne se trouvaient pas en danger immédiat, après tout. Ce n’était qu’une exploration de routine dans un bâtiment désaffecté, comme semblaient les apprécier certaines sectes aux objectifs discutables – le genre d’objectif que l’on menait de nuit, et pas en pleine journée. Ce qui le mettait à l’abri jusqu’aux premières heures du soir…

Ahsley lui prit le bras pour l’aider à gagner un banc poussiéreux et vermoulu, mais heureusement assez solide pour supporter son poids. Elle s’y laissa tomber avec soulagement, essuyant furtivement ses yeux brouillés. La douleur se faisait moins intense, mais cela ne voulait pas dire qu’elle se sentait prête à marcher plus d’un demi-kilomètre – n’en déplaise aux Britanniques et leurs mesures moyenâgeuses !

Quand elle fut bien installée, Ashley se redressa et enfouit ses mains dans ses poches, un signe sans équivoque de son embarras.

« Je suis désolée », lança-t-elle avec une sécheresse qui s’accordait assez peu avec la teneur des mots.

Il se tourna vers elle, l’air surpris :

« Mais je ne vous reproche rien… Ce n’est qu’un accident. Cela peut arriver à tout le monde.

- Oh non, maugréa-t-elle. Cela m'étonnerait que vous vous soyez déjà trouvé dans une situation… aussi stupide !

- Vous avez juste manqué de chance. Et cela n’a rien de stupide. Et si cela peut aider à vous rassurer, il m’est arrivé bien pire…

- Vraiment ? Quoi donc ? » demanda-t-elle avec avidité.

Il se frotta la nuque, un peu gêné :

« Lors de ma première année de service à Gladius Irae, avoua-t-il enfin d’un ton contrit, je me suis brisé les deux poignets. »

Hadria frémit rien qu’à cette idée.

« Vous voulez dire… les deux à la fois ?

- Hum… hélas oui. J’enquêtais sur une hantise assez classique. Un phénomène qui affectait la demeure d’un membre du parlement. Il n’avait aucune envie que cela s’ébruite et avait sollicité une intervention discrète de la fondation. Pendant que j’explorais le grenier de la demeure, j’ai buté contre une pile d’objets et je suis tombé de tout mon long. Mes deux bras ont tapé contre les restes d’un ancien balustre qui avait été déposée là.

- Laissez-moi devinez la suite… vous avez tenu à terminer votre inspection quand même !

- Bien sûr. Malgré le gonflement et l’intensité de la douleur, je pensais n’avoir subi que de sévères contusions. La gouvernante a bandé mes poignets ; cela m’avait suffisamment soulagé pour que je poursuive ma mission. J'ai fait mon rapport au parlementaire puis je suis rentré au siège de Gladius Irae pour confier la suite des opérations aux médiums de la fondation. Mais en arrivant à Londres, je parvenais à peine à bouger les mains… Erasmus a insisté pour me faire examiner par les médecins de Spiritus Mundi. Je me suis retrouvé, pendant plus d'un mois, les deux bras en écharpe, immobilisés dans des attelles. »

La jeune femme frissonna légèrement ; finalement, elle ne s’en tirait pas si mal. Elle pouvait imaginer l’épreuve que cet accident avait dû représenter pour son partenaire, mais elle ne se sentait pas d'humeur de le plaindre, surtout pour des blessures guéries depuis des années. Pour l’avoir déjà vu en mauvais état, elle avait constaté combien il avait peine à accepter l’assistance de quiconque… et plus encore de la solliciter. Ashley était-il différent à dix-huit ans ? Probablement pire, songea-t-elle avec une petite grimace.

« Cela a dû être très compliqué de ne pas pouvoir tenir un livre pendant si longtemps, remarqua-t-elle un peu sournoisement.

- Vous ne pouvez imaginer à quel point, répondit-il sombrement. Sans compter qu’à la suite de cet accident, Erasmus a décidé de m'adjoindre un partenaire. Le premier d'une longue liste, je le crains. »

Elle faillit éclater de rire : le très expérimenté, très brillant mister Ashley, placé sous tutelle comme un enfant maladroit ? Après tout, il n'était pas si différent d'Hector, finalement.

« Pardonnez ma curiosité, mais combien en avez-vous avant moi ? »

Le Normaliste s'absenta un moment, comptant probablement en silence le nombre d'équipiers qu’il avait usé avant l’arrivée d’Hadria.

« Eh bien… Même si je n’ai fait qu’une mission avec Heyland et deux avec Müller… Je dirais… treize ? »

La jeune femme écarquilla les yeux : elle n’avait pas imaginé un chiffre aussi élevé. Mais en un sens, c’était cohérent.

« Et cela n’a pas fonctionné comme prévu, je suppose ? »

Ashley piqua du nez ; il épousseta le banc avant de s’asseoir à côté d’elle, les mains jointes et les coudes posés sur les genoux. Il avait tout l’air d’un enfant fautif.

« Eh bien, disons… que l’expérience venant, je me suis montré un peu moins maladroit, je suppose, et je n’ai pas subi d’autres accidents fâcheux. Par contre, il est arrivé plus d’une fois que mes partenaires soient blessés… Et je crains d’en être un peu responsable. D’une façon indirecte, mais disons… que j’en étais la cause. »

Il s’éclaircit légèrement la voix avant de poursuivre :

« Ils avaient une tendance un peu trop appuyée à essayer de me protéger. En raison de ma jeunesse... et aussi, sans doute, parce qu’ils avaient connaissance de certains éléments de mon passé… Ils tendaient à se montrer un peu trop attentifs à ma sécurité, au détriment de mon travail et de leur propre bien. »

Cette discussion devenait de plus en plus intéressante. En dépit de son inconfort, Hadria ne put s’empêcher de sourire, même si c’était assez peu charitable.

« Ce n’était pas trop agaçant ?

- Si… comme vous pouvez vous en douter. Même si je peux les comprendre... Généralement, les agents de terrain de Gladius Irae sont choisis parmi le personnel le plus expérimenté. Il est très rare d’y trouver des personnes de votre âge… et même du mien, d’ailleurs. »

Hadria acquiesça gravement ; elle avait toujours peur de n’être pas prise suffisamment au sérieux, mais elle avait peine à imaginer qu’il pouvait en être de même pour Ashley. Les six ans qui les séparaient lui faisaient souvent oublier que dans le milieu ésotérique comme au sein de la fondation, il faisait figure de prodige autant pour son exceptionnelle érudition que par ses capacités sur le terrain.

Il marqua une pause pensive avant de poursuivre :

« J’ai tenté de prendre de la distance avec eux, afin d’éviter que cette situation ne perdure. Il m’était difficile d’avouer les véritables raisons. J’ai réussi à obtenir de travailler seul de nouveau, en invoquant l’expérience acquise. Même si notre travail implique des prises de danger parfois non négligeables, je me suis attaché à rester prudent en toute circonstance… ou du moins, c’est ce que je croyais. Mais il y a de cela six mois environ, une affaire a failli très mal tourner. Je m’en suis sorti pour ainsi dire… par miracle. »

Hadria brûlait de curiosité, mais elle décida de ne pas l’interroger. Ashley n’était pas du genre à se confier aisément et s’il n’était pas parfaitement ouvert sur un sujet, aucune sollicitation ne pourrait le conduire à en dire plus.

« Même si je n'avais pas récidivé dans ma maladresse, il semblait aux yeux d'Erasmus et des autres dirigeants de la fondation que je prenais bien trop de risques. C'est la raison pour laquelle ils ont envisagé de m'adjoindre un nouveau partenaire, dont la sécurité m’importerait assez pour que j'évite de me mettre autant en danger... 

- Ou plutôt, ajouta Hadria avec une certaine amertume, une partenaire que vous vous sentiriez obligé de protéger…

- Pourquoi dites-vous cela ?

- Parce que c'est ce qui arrive », finalement  bougonna-t-elle.

Le normaliste fronça légèrement les sourcils :

« Eh bien, quand j'y pense … c'est en effet le cas, mais seulement lorsque vos capacités vous laissent dans une situation de vulnérabilité manifeste. Quand pour une raison ou une autre, la situation inverse se présente, je sais que je peux compter sur vous. Je ne vous cacherai pas qu'au départ, je me suis un peu inquiété… mais seulement en raison de votre manque d’expérience. Vous avez vite su montrer que vous possédiez de la ressource et de la ténacité. »

De la ressource et de la ténacité…

Ce n’était pas forcément les mots qu’elle aurait employés pour se définir, mais ils ne sonnaient pas si mal.

« Je pense que depuis les débuts de notre collaboration, vous m’avez tiré de mauvais pas autant de fois que j’ai dû le faire pour vous. Cela semble montrer que notre association est à peu près équilibrée. Certes, je suis sans doute plus enclin à affronter les dangers purement physiques – mais compte tenu du fait que vous devez faire face à des situations parfois difficiles sur le plan psychologique, cela me paraît tout naturel.

- Sans doute, admit Hadria pensivement. Même si je préférerais parfois que vous soyez un peu plus attentif à votre sauvegarde !

- Eh bien… vous n’allez sans doute pas me croire – surtout après les quelques affaires dont je ne suis pas sorti indemne, mais… il me faut bien avouer qu’Erasmus n’avait pas tout à fait tort : votre présence m’incite clairement mieux calculer les risques. »

Et la vôtre, à prendre un peu plus confiance en moi, songea Hadria, mais elle n’était pas prête à le lui avouer.

« Très bien, déclara-t-elle d’un ton un peu trop appuyé. Vous m’en voyez tout à fait ravie, alors !

- C’est réciproque. »

Leur regard se rencontra un instant, avant qu’ils ne détourent tous les deux la tête, gênés l'un comme l'autre par ce qui n’était pourtant qu’une déclaration de loyauté. Hadria ne savait que faire du silence qui s’ensuivit, tout comme Ashley. Autour d’eux, le vieux bâtiment craquait et gémissait dans les bourrasques du vent. Ce fut finalement le normaliste qui reprit la parole le premier :

« Vous sentez-vous capable de marcher à présent, si nous y allons doucement ? »

Avec un peu d’appréhension, Hadria se leva, acceptant le bras que son partenaire lui tendait. Avec soulagement, elle constata que si elle avança à pas mesurés, la douleur restait supportable.

« Ça devrait pouvoir aller.

- Tant mieux. Mais il est important qu’un médecin vous examine dès que possible. »

Elle aurait pu lui répliquer qu’elle n’était pas comme lui sur ce point, fort heureusement, mais choisit sagement de se taire. Elle agiterait cet argument la prochaine fois qu’il dédaignerait ses propres blessures ou estimerait pouvoir revenir sur le terrain avant d’être parfaitement remis – ce qui ne manquerait pas d’arriver un jour ou l’autre.

« N’hésitez pas à vous appuyer sur moi autant que nécessaire », recommanda-t-il.

Après un temps de silence, il ajouta :

« Je peux même vous porter si besoin... »

Hadria avait pu constater qu'il possédait plus de vigueur que sa minceur apparente pouvait le faire croire. Mais elle n'était pas prête à abandonner sa fierté pour expérimenter une situation romanesque… qui n'avait pas vraiment lieu d'être, d'ailleurs. Les joues enflammées, elle refusa d'un petit geste de la tête :

« Je devrais arriver. Ce qui me navre le plus, c'est de devoir vous laisser terminer seul cette mission.

- Ne vous inquiétez pas… Je trouverai bien quelque chose à ramener pour votre expertise…

- Je voulais plutôt dire... »

Elle se sentit légèrement rougir :

«Même si je ne suis pas là, faites attention à vous !

- Vous avez ma parole », répondit-il solennellement avec un de ses rares sourires.

En dépit de son inconfort, Hadria le lui rendit : chaque progression dans leur compréhension mutuelle était un moment privilégié et d'autant plus précieux. Et même s'il découlait de mésaventure désagréable, c'était l'illustration type de l'adage « À toute chose, malheur est bon ».


Texte publié par Beatrix, 28 octobre 2016 à 23h29
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