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tome 1, Chapitre 16 « Une Entente nouvelle » tome 1, Chapitre 16

Au bout d'une éternité, durant laquelle le comte semblait oublier de respirer, la brume s'éleva vers le ciel en longues écharpes, ne laissant derrière elle que les os épars sur le tissu sombre de la cape. Henri rouvrit enfin les paupières ; mais quand il voulut se relever, ses jambes se dérobèrent sous lui. Hermine se précipita pour l’aider, abandonnant à d'Harmont la tâche de rassembler les fragments d’os dans les restes de la cape noire qu’il noua en baluchon.

Elle le laissa ouvrir la route vers la sortie du dédale, tandis qu’elle soutenait son frère. Affaibli par la lutte physique et psychique autant que par la perte de sang, et sans doute aussi par la tension émotionnelle de la confrontation, le journaliste était incapable de se mouvoir sans assistance. Même si Hermine savait que son frère regagnerait rapidement ses forces, elle ne pouvait s'empêcher d'être troublée par l'état de faiblesse dans lequel il se trouvait.

Elle constata malgré tout qu'il avait été prévoyant : une voiture les attendait près de la maison du gardien. Sans vraiment y réfléchir, la jeune femme donna au cocher l’adresse de Léo. L’encyclopédiste l’aida à hisser Henri dans le véhicule et à l’installer sur le siège à côté d’elle. À peine le véhicule fut-il en branle que le jeune homme succomba à l’épuisement, sombrant dans l’inconscience. Elle laissa la tête de son frère reposer sur son épaule, le retenant machinalement quand le véhicule rencontrait un cahot.

Hermine était consciente du spectacle inattendu qu’elle offrait pour le comte, mais il eut la sagesse de rester silencieux et même de détourner le regard. Durant tout le temps du trajet, aucune parole ne fut échangée, aucune explication donnée, aucune question posée. Un bras passé autour des épaules d'Henri, elle laissait son esprit vagabonder vers un temps où tout était plus simple… mais pas plus innocent. La jeune femme s'interrogeait sur les raisons de sa présence. Honte… regret ? Avait-elle jamais éprouvé ces sentiments ? Si tel était le cas, elle avait toujours réussi à les enfouir au fond d'elle-même. L'image que lui avait renvoyée la Tisseuse de Lune était celle d'un miroir déformant, guère plus rassurante que la face décharnée qu'elle avait cru apercevoir dans son miroir.

Contrairement à Henri – et même à Léo – elle tentait de faire abstraction du monde et de la façon dont il évoluait inexorablement autour d'elle. Elle n'avait jamais même tenté d'investir le présent… Certes, elle n'avait pas tenté de trouver une raison d'exister en ressuscitant d'anciennes passions dont ne demeuraient que des cendres. Probablement parce qu'elle n'avait jamais éprouvé ce type d'embrasement… et sans doute était-ce mieux ainsi, car le seul homme qui l'avait jamais attirée était une créature malsaine et violente dont elle avait causé involontairement la mort.

Hermine avait toujours envié à Léo sa capacité à pouvoir vivre à plein ses émotions… et à Henri de savoir les approcher de façon si contrôlée et rationnelle. Mais en l'obligeant à confronter la magicienne, elle l'avait condamné à voir ses vieilles blessures se rouvrir, ses anciennes douleurs se réveiller. Mais il avait fait face avec courage et constance, ce qu'elle n'aurait jamais su faire. Elle comprenait mieux ce que Léo voyait en lui. Cette abnégation. Ce désir absolu de faire pour le mieux, de suivre son devoir. Son absence d'arrogance. Quand il le fallait, l'homme-enfant aux inclinations fantasques laissait place à un être d'une intégrité si ultime, d'une force si profonde qu'elle-même s'en sentait profondément bouleversée.

Ce n'était pas à la botte de leur père qu'Henri avait appris cela. Peut-être auprès de leur oncle, qu'Hermine connaissait si peu… Son jeune frère était celui des Douze qui l'avait approché de plus près, et cette confiance mutuelle entre deux être de dispositions si contraires lui avait toujours semblé insolite. Mais elle réalisait à présent l'étendue du savoir occulte qu'il dissimulait derrière cette enveloppe désinvolte et malicieuse. Comme sa déplorable « sœur », il était un Maître des Secrets, bien plus qu'elle-même et que la troisième membre de la Triade. Il n'était guère étonnant que malgré leur différence d'âge et leur vision divergente du monde, celle qui était devenue la Tisseuse de Lune eût conservé une fascination si intense pour leur benjamin.

La jeune femme le sentit bouger légèrement contre elle, cherchant sans doute une position plus confortable pour soulager la douleur de son corps malmené par le combat. Ses propres vêtements étaient tachés par le sang d'Henri ; peut-être aurait-elle dû essayer de le panser avant de partir, mais elle savait que Léo saurait le faire bien mieux qu'elle. Aucune de ses blessures ne semblait dangereuse.

Hermine releva la tête, rencontrant le regard du comte d'Harmont. Tout comme sa « sœur » aux cheveux pâles, elle avait été impressionnée par la loyauté qu'il avait manifestée envers son frère, même si elle méprisait généralement les êtres « ordinaires ». L’homme était manifestement intimidé par sa présence – et curieusement admiratif aussi -, mais dans son regard attentif, c’était l’inquiétude qui prévalait, quand bien même il connaissait la nature de son ami.

Elle s’en serait plus étonnée avant cette sordide histoire… mais elle commençait à comprendre comment Henri parvenait à s’attirer l’affection indéfectible de ceux qu’il reconnaissait comme ses amis ; ce n’était pas seulement grâce à ses capacités sociales, ou son intelligence, voire son charme indéniable. Mais parce qu’il leur révélait cette réelle profondeur qui existait sous cette image soigneusement étudiée. Et elle s’étonna qu’en tant d’années, elle ne l’eût jamais perçu…

Quand un léger gémissement passa entre ses lèvres, elle se laissa aller à caresser sa tempe d’une main distraite, comme elle l’aurait fait, sans doute, pour l’un de ses chiens préférés. C’était ce qu’elle préférait se dire.

Déjà, il commençait à revenir à lui. Elle se raidit légèrement, peu disposée à laisser transparaître la moindre sollicitude. Mais une once de sourire anima son visage habituellement si sévère.

***

Ils arrivèrent sans encombres au bas de l’immeuble de Léo. Le fiacre une fois rangé dans la rue, le comte et elle-même aidèrent Henri à descendre du véhicule et gagner l’ascenseur – il aurait été incapable de gravir les marches, même avec leur aide. Le jeune homme demeurait silencieux, ce qui était inhabituel de sa part – mais compte tenu de ce qu’il venait de vivre, ce n’était pas surprenant.

Hermine s’était attendu à ce que l’état de leur frère indispose son jumeau, qui manifestait bien trop d’émotion dès qu’il s’agissait d’Henri, mais il se contenta de l’examiner des pieds à la tête, avec un soupir résigné, avant de s’effacer pour les laisser entrer. Il n’eut pas l’air surpris de la présence d'Harmont, qu’il laissa entrer – non sans un regard comminatoire, puis partit chercher de quoi soigner le journaliste, comme s’il s’agissait d’une routine – et peut-être qu’après tout, c’en était une.

Quelques instants plus tard, ils étaient réunis dans l’appartement du poète. Discrètement installé dans un coin de la pièce, les deux mains appuyées sur le pommeau de sa canne, le comte veillait sur le macabre colis noir. De temps à autre, il promenait un regard curieux sur le décor surchargé de l’appartement, mais ses yeux revenaient bien vite sur son ami. Hermine avait choisi de s’asseoir par terre, sur un tapis de prix, les bras passés autour de ses jambes repliées ; elle observait attentivement Léo qui pansait les blessures de leur frère, avec des gestes sûrs et doux à la fois.

Elle éprouvait un étrange mélange de sentiments en les observant. La profondeur de leur lien était évidente : pour la première fois peut-être, elle était à même d’apprécier toute la beauté d’une telle relation. Elle ne pouvait nier qu’elle aurait voulu être celle à qui son jumeau se consacrait. Que ces soins tendres et attentifs lui soient réservés. Mais contrairement à Henri, elle ne savait pas chercher le réconfort auprès des autres. Et Léo avait toujours eu cette étrange nécessité de se sentir indispensable, d’autant plus pour quelqu’un de fort et d’indépendant, qui ne manquait pas de ressources, mais qui par moments avait besoin de trouver soutien et protection face à la cruauté du monde.

Ce que son jumeau lui-même venait parfois recueillir auprès d’elle.

La jeune femme baissa pensivement la tête, regardant les flammes jouer dans la cheminée à travers le treillis du pare-feu. Elle ignorait encore pourquoi elle était intervenue. Pourquoi elle avait suivi ses rêves et ses intuitions jusqu’à la Tisseuse de Lune. Peut-être s’était-elle sentie obligée de veiller sur son demi-frère, pour éviter à Léo des inquiétudes supplémentaires. Peut-être avait-elle conçu de la culpabilité à le voir porter son fardeau. Peut-être s’était-elle souvenue qu’il était l’un des leurs.

Et surtout, qu’il était le Passeur, une charge émotionnellement si lourde qu’en dépit de sa dureté naturelle, elle se savait incapable de l’accomplir.

Mais Hermine ne regrettait pas de l’avoir fait : pour l’avoir vu en action, elle comprenait à présent qu’il avait cessé d’être « le Morveux » à ses yeux, même si elle emploierait peut-être ce terme par jalousie, humour ou agacement. Mais il ne serait plus qu’un sobriquet, qui avait cessé de refléter ce qu’elle pensait être la vérité.

Elle laissa son regard errer sur les deux hommes : Léo avait ôté sa veste et remonté les manches de sa chemise. Ses boucles retombaient souplement sur son col, dissimulant en partie ses traits parfaits. L’odeur épicée des onguents dont lui seul détenait le secret flottait dans l’appartement, légèrement entêtante.

Afin que le poète puisse soigner ses blessures, Henri s’était déshabillé jusqu’à la ceinture ; il y avait bien longtemps qu’elle ne l’avait vu si dévêtu. Il était différent de son aîné, mince et agile, avec une musculature nerveuse. Son profil découpé par la lumière artificielle possédait une pureté toute particulière. Elle se prit à apprécier la finesse légèrement anguleuse de ses traits et l’élégance de son corps élancé.

Compte tenu de la vie dangereuse qu’il menait, il aurait dû être couvert de cicatrices, mais à l’exception de ses blessures fraîches, sa peau était aussi lisse et parfaite que la sienne. Les griffures qui marquaient ses bras et son torse guériraient de même, ne laissant pas même l’empreinte d’un souvenir. Les seules traces qu’il avait gardées de sa vie mouvementée se trouvaient au creux de sa main droite, un réseau de brûlures qu’il soustrayait généralement à l’attention des autres.

« Nous avons tous nos cicatrices », murmura-t-elle.

Celles qu’elle portait étaient scellées au creux de son cœur. Après des années de ressentiments liés à des causes réelles ou imaginaires, elle avait peut-être, finalement, lâché prise. Henri, qui regardait son frère bander les profondes coupures sur son avant-bras gauche, releva les yeux vers elle. Pas ceux, embrasés d’argent pur, du Passeur, mais les prunelles noisette, pétillantes d’intelligence et d’impertinence, du plus jeune de leur fratrie. Sa lassitude se lisait encore dans ses traits tirés, mais il avait repris quelques forces déjà, tandis que les mains habiles de Léo atténuaient ses douleurs, celles de son corps comme celles de son âme. Il esquissa un léger signe de tête, en guise de remerciement. Hermine y répondit de même, scellant cette nouvelle entente entre eux. Même s’ils ne seraient jamais proches, au moins avaient-ils atteint une sorte de compréhension.

Enfin, Léo posa les derniers bandages et vérifia une dernière fois son ouvrage ; Henri se laissa faire avec résignation ; quasiment tout le haut de son corps disparaissait sous les fines bandes d’étoffe blanche. Le poète n’avait pas eu besoin de suturer les plaies, même les plus profondes – elles se refermeraient d’elles-mêmes, avec du temps et du repos. Les baumes employés par Léo endormiraient la douleur et hâteraient la cicatrisation – il les avait bien souvent employés sur elle, après des chasses un peu trop mouvementées. Leur senteur invoquait une étrange nostalgie des paysages de leur jeunesse, sous d’autres cieux, loin de la forêt de pierre de la métropole parisienne.

Quand son frère lui fit signe qu’il avait terminé, le journaliste leva péniblement les mains, ôtant de son cou le médaillon de lune qu’il portait toujours et le tendit à Hermine. Elle s’avança pour le recueillir dans sa paume ouverte. Un peu de l’essence d’Henri y resterait piégé, mais elle apprendrait à s’y faire, avec le temps.


Texte publié par Beatrix, 14 septembre 2017 à 16h23
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