« Laisse-le », commanda une voix rauque et sensuelle qui fit courir un frisson dans le dos d’Harmont. Une voix qu’il n’avait pu oublier en si peu de temps…
Le comte réalisa que la lune avait repris son apparence, pâle, blanche, d’une pureté légèrement bleutée, tirant de la pénombre d’opulentes boucles brunes et un long manteau de cuir.
Sa surprise était totale : elle était bien la dernière personne qu’il se serait attendu à voir entrer dans ce cimetière, sur les pas d’un frère qu’elle conspuait ouvertement. Était-ce sa fierté qui l’avait tirée d’Ambrosia, pour s’occuper elle-même de celle qui, jadis, avait été une sœur pour elle ? Mais l’heure n’était pas aux interrogations.
La magicienne le toisa d’un regard où se mêlaient surprise et méfiance :
« Que viens-tu faire ici ? N’as-tu pas juré, jadis, de rompre notre triade ?
— Nous avons aussi juré de ne plus user de notre magie lunaire, rétorqua Hermine, qui s’était arrêtée à quelques mètres d’elle et lui faisait face, droite et déterminée.
— Ce qui signifie que tu ne peux interférer avec mes sortilèges, sans violer ton propre serment… »
La voix de la femme en noir vibrait de jubilation vénéneuse. Mais Hermine Berliniac fière et orgueilleuse, ne se laissa pas atteindre par ce poison verbal :
« Certes, j’ai fait le serment de ne plus user de cette forme de magie… mais rien ne m’empêche d’aider mon frère.
— Ton frère ! Depuis quand t’importe-t-il, d’une manière ou d’une autre ?… ricana la femme aux yeux de sang et au sourire de mort. Quand tu as découvert notre relation, tu ne t’es pas inquiétée du fait que je pouvais lui nuire… mais tu as jugé cette liaison incompatible avec l’engagement que chacune d’entre nous, membres de la triade, avions pris envers les deux autres. Tu l’as rendu responsable de ma… trahison, comme si je ne disposais pas de mon libre arbitre… »
Elle avança d’un pas, tremblante de rage et de folie :
« Mais après tout, vous vous ressemblez… Aussi rigide l’un que l’autre dans vos positions… Vous jouez tous les deux les rebelles, quand bien même vous n’êtes que des moutons sous la coupe de votre père et des autorités de votre pays. Encore peut-il invoquer sa compassion, mais je ne me souviens pas que tu n'en aies jamais éprouvé… même à l’égard des tiens. Alors pourquoi, soudain, ressens-tu le besoin de défendre un frère pour qui tu n’as que mépris, que tu nommes toi-même le Morveux ? »
Hermine demeura un instant silencieuse… D’Harmont n’éprouvait aucune sympathie pour la Tisseuse de Lune, mais il devait admettre l’habileté de son discours, qui avait efficacement piégé la sœur d’Henri : elle ne pouvait donner aucune répartie sans aller dans son sens. Il s’en sentit désolé pour la belle chasseresse.
« D’ailleurs, tu as peut-être raison, poursuivit la magicienne avec amertume. Malgré le passage des années, il reste un enfant… Qui aime à se faire raisonner et se dissipe dans la légèreté et le superflu !
— C’est toi qui parles ainsi du Passeur ? » déclara une voix nouvelle derrière eux.
Une clarté surnaturelle inonda la scène, tirant des clairs-obscurs les acteurs de ce drame. Le comte se retourna brutalement, maudissant ces créatures qui semblaient avoir le don d’apparaître du néant. Drapée de blanc, le visage pâle et serein, une troisième silhouette féminine observait la situation avec calme. Il réalisa que l’intense lumière, qu’il avait crue issue de l’astre dévoilé, irradiait d’un médaillon figurant la pleine lune, qui reposait sur sa poitrine. Malgré tout, il se dégageait d’elle quelque chose d’apaisant, de rassurant même. Le comte supposa qu’il s’agissait de la troisième représentante de cette mystérieuse triade. Il espéra qu’elle se montrerait plus réfléchie que ses deux sœurs…
« Tu aurais dû déjà abandonner ces enfantillages, poursuivit la nouvelle venue avec sévérité. Tu n’avais aucun droit de te jouer de la vie et de la mort ! Cela fait bien longtemps que ce domaine ne t’appartient plus ! Tu as volontairement empiété sur celui du Maître de la Mort et du Passeur… Juste pour attirer l’attention de ce dernier et éveiller son attention. Cette attitude n’est pas digne de l’une d’entre nous… En tant qu’aînée de notre sororité, je suis responsable du bon respect de notre serment ! Et je déciderai de ton châtiment en conséquence… »
La magicienne tourna vers la femme blonde son regard sanglant :
« Je ne pouvais rien attendre d’autre de toi, qui est incapable d’éprouver la moindre passion… Comment comptes-tu m’arrêter ? »
Un sourire froid étira les lèvres de l’inconnue :
« Cette lumière ne te permet pas de mettre en œuvre tes sortilèges et tes illusions… Ils ont besoin de l’ombre… Et ne me reproche pas d’user de mes pouvoirs, car le serment permettait cette prérogative. Ne t’en souviens-tu pas ? »
Elle s’avança vers la magicienne aux cheveux sombres qui la transperça d’un regard furieux.
« Mais ton plus grand crime est d’avoir volontairement agressé un membre des Douze. D’avoir fait couler son sang au risque de détruire son enveloppe charnelle. Seuls son courage et son habileté lui valent de se tenir parmi nous. »
D’un pas lent et majestueux, elle se dirigea vers Henri ; s’arrêtant en face de lui, elle contempla son corps ensanglanté et ses traits creusés par l’épuisement et la douleur. Elle leva la main, caressant du bout du doigt sa joue lisse :
« Je sais, Passeur, qu’après cette lutte tu aspires au repos… Mais il t’incombe encore de réparer les dégâts que ma sœur a commis et de raccompagner ces fragments d’âme à un havre de paix où ils seront de nouveau complets. Et étant ce que tu es, tu ne refuseras pas cette responsabilité… »
Avec un sourire presque tendre, elle laissa retomber son bras et se tourna vers Hermine, qui se dressait toujours entre la Tisseuse de Lune et Henri :
« Quant à toi, je vois que tu as finalement bien agi. Prends soin de ton frère, car il le mérite… »
Elle se tourna enfin vers le comte ; son visage s’anima d’un fin sourire :
« Votre loyauté, face à un danger qui vous dépasse si ouvertement, est inconsciente, mais louable. Mais vous n’aurez plus rien à craindre. Continuez à veiller sur le Passeur. Quant à cette déviante, ajouta-t-elle en se tournant vers la magicienne, elle m’appartient ! Je me chargerai de la châtier comme il se doit et je saurai lui faire comprendre où est désormais sa place en ce monde. »
Hermine s’écarta de son adversaire ; la magicienne observa les témoins de la scène, l’un après l’autre, avec un petit sourire. Puis elle plongea la main dans l’encolure de sa robe sombre pour en tirer un objet, suspendu à une chaînette autour de son cou. D’un geste sec, elle la brisa et jeta le pendentif aux pieds d’Henri :
« Un cadeau pour toi… Garde-la précieusement… qui sait ? Peut-être, un jour, retrouveras-tu ton chemin jusqu’à moi… »
Le jeune homme ne fit pas mine de la ramasser. Il fixait sur celle qui avait habité les passions de sa jeunesse un regard las, où se mêlaient regrets et déceptions. Les prunelles rougeâtres, malgré tout, persistaient à chercher fiévreusement en lui un reste de ferveur qui n’existerait sans doute que dans ses souvenirs. D’Harmont songea que s’il avait baissé ou détourné les yeux, la Tisseuse de Lune l’aurait mieux pris. Son assurance commençait à s’ébranler ; ses lèvres entrouvertes tremblaient légèrement.
Quand la femme aux cheveux pâles s’approcha d’elle, posant une main ferme sur son épaule, elle se laissa entraîner sans opposer de résistance. Sortant de la torpeur dans laquelle l’avait plongé cette scène insensée, le comte leva sa canne, dont il n’avait pas songé à rengainer la lame, pour attirer son attention :
« Attendez… Peut-être pouvez-vous me dire qui… »
Mais déjà la femme en blanc s’était éloignée dans le brouillard nocturne avec sa prisonnière, ne laissant derrière elle que quelques rayons lunaires.
Quand les dernières lueurs bleutés s’évanouirent et que la lune reprit son visage d’or pâle, timidement caché derrière un bouquet de nuées, Henri cessa de lutter contre l’épuisement qui le tenaillait et tomba à genoux, toutes ses forces sapées. Hermine se dirigea vers lui pour l'aider, mais il la repoussa avec douceur :
« Non, souffla-t-il, je n’ai pas terminé… »
Il se releva avec peine, titubant vers l’endroit où se trouvaient les pitoyables reliques du voleur de lune. Le jeune homme s'agenouilla devant les fragments d'os et d'étoffe, d'où émanait encore une très légère lueur. Ses yeux semblaient regarder quelque chose qu'il était seul à voir. Le comte éprouvait de la curiosité, mais il se garda bien d'aller déranger son ami. Il reporta son attention sur le sol, là où était tombé le médaillon que la magicienne avait arraché de son cou.
Il finit par la retrouver, grâce à l'éclat de la chaîne brisée. Une clef… de facture très ancienne, telle qu'on en faisait dans l'antiquité, avec une tige large et plate, un anneau ouvragé et un paneton perpendiculaire, découpé en larges griffes. Le tout travaillé dans un métal sombre et luisant. Il la ramassa et la glissa dans sa poche… ce qui était sans doute mieux que de la laisser livrée à la convoitise du premier passant, bien intentionné ou non. Il en parlerait plus tard à Henri.
En cet instant, son ami se trouvait plongé dans ce qui ressemblait à une sorte de transe… Comme lors du combat, ses yeux étincelaient d'un feu argenté si intense qu'on ne distinguait plus sa pupille ni son iris. Avec ses habits trempés de sang et son expression lointaine, il était tout à la fois magnifique et effrayant. Il laissa ses paupières voiler ses prunelles incandescentes. Ses traits se détendirent, tandis que son esprit s’absentait en des lieux que le comte n'osait même pas imaginer. Une brume lumineuse s'éleva autour de lui, stagnant au-dessus des ossements, comme pour séparer le « Passeur » et l'objet de son attention du reste du monde. D'Harmont ne pouvait qu'observer la scène, fasciné : il avait beau être au fait des capacités singulières de son ami, il restait toujours sidéré quand il s'y trouvait confronté. Ce qui était un bien grand mot : il n'avait aucune idée de ce que le journaliste pouvait vivre à cet instant, sur un autre plan d'existence. Il ne pouvait qu'attendre, le cœur battant, que cette partie de sa mission – non moins délicate que la précédente – soit menée à terme.
Et s'étonner, encore une fois, de pouvoir approcher de si près le tissu des légendes…
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