D’Harmont sentit une sueur froide glisser dans son dos : le combat s’annonçait ardu. Il ne pouvait hélas rien faire pour son ami ; juste garder confiance en ses capacités de survie. Mais déjà, Henri avait repris sa contenance. Il se tourna vers la femme, avec une expression tout à la fois triste et décidée :
« Je te laisse encore la possibilité de le délivrer sans en venir à ce conflit qui n’a pas de sens. Crois-tu réellement que ta créature a la moindre chance contre moi ?
— Sans doute pas, non, répondit-elle avec une désinvolture nouvelle, mais pourquoi serais-je la seule à connaître la morsure du dédain ? Tu veux être à jamais libéré de moi ? Tu devras faire le nécessaire. Je prendrai plaisir à voir couler le sang précieux des parvenus que vous êtes… Et qui sait ! Peut-être que la puissance que je lui ai insufflée et mon expérience bien plus ancienne que la tienne seront suffisantes pour te mettre à terre…
— N’y compte pas trop. »
Le journaliste s’était redressé ; il semblait plus grand soudain, et imbu d’un charisme si palpable que même Alexandre, son complice et confident, peina à le reconnaître. Les prunelles du jeune homme étaient devenues argentées, comme si la flamme qui y brûlait parfois les avait totalement envahies. Sur sa poitrine, le médaillon de lune luisait d’une pâle lueur de même nuance que celle de l’astre nocturne.
La créature réapparut, l’échine courbée comme si on l’avait fouettée en avant. Mais sa pâleur lunaire s’était intensifiée, comme si elle brillait à présent de sa propre lueur. Elle baissa légèrement la tête… et soudain, attaqua. Henri l’esquiva d’un mouvement si rapide qu’Alexandre put tout juste le percevoir. Il réapparut dans le dos de l’invocation, qui pivota, toutes griffes dehors, pour se jeter de nouveau sur lui.
L’affrontement se transforma bientôt en une danse redoutable, à peine visible à l’œil du profane. Le comte connaissait les aptitudes de son ami, même s’il les avait rarement vues en action. Que la créature puisse même lui tenir tête témoignait de la puissance de l’invocation.
Le cœur au bord des lèvres, d'Harmont se tourna vers la magicienne :
« Comment avez-vous pu créer… cela ? »
Un lent sourire, terrible dans ce visage qui ressemblait à un masque, dévoila une dentition carnassière :
« Cette créature ne vit que par moi. Elle est ma chose… Et même, en un sens, mon enfant. Je lui prête ma force. Elle est tout à la fois mon amour blessé, mon chagrin et ma colère. Elle est la mort, la vie, et la Lune… »
Au même instant, les ongles tranchants de la créature accrochèrent la manche d’Henri, déchirant l’étoffe et entamant la chair ; le sang du journaliste ruissela sur sa main, poissant la garde du poignard. D'Harmont prit une inspiration brutale ; d’un seul geste fluide, il dégaina la lame de sa canne-épée et la pointa vers la femme :
« Rappelez votre créature », siffla-t-il entre ses dents.
Elle leva ses deux mains pâles, comme pour témoigner de son innocence :
« Mon pauvre ami, que croyez-vous pouvoir contre moi ? »
Sa forme sombre vacilla et s’évapora, ne laissant devant ses yeux que la forêt de tombes. Le cœur battant, il se retourna pour la trouver derrière lui :
« Je sais manier les illusions… et les perceptions humaines sont si trompeuses ! »
Elle disparut de nouveau, pour réapparaître à son côté, susurrant malicieusement :
« Et quand bien même vous parviendriez à me tuer, vous ne l’aideriez pas. Ma créature combattra jusqu’à ce qu’elle ait détruit son ennemi… ou qu’elle soit elle-même détruite. »
Elle reporta son attention sur le combat, avec une expression critique, imitée par d'Harmont. Le comte sentit l’angoisse le saisir en réalisant que le jeune homme avait subi d’autres blessures ; à travers les déchirures de son manteau, l’éclat du sang capturait les reflets de la lune avec une sombre brillance. Malgré tout, il ne semblait pas ralenti ni gêné dans ses gestes, ce qui rassura un peu l’érudit. Après tout, sa résistance dépassait de très loin celle d’un homme ordinaire.
L’être avait également subi sa part de dommages : ses traits, ses membres mêmes se déformaient subtilement, comme s’il menaçait de se déliter. Sa résistance même semblait affectée. Voyant son adversaire faiblir, Henri redoubla d’audace ; ce faisant, il se protégeait moins, et le paya de quatre nouveaux sillons le long des côtes. Le comte frémit en imaginant la souffrance de son ami, quand la fièvre du combat serait retombée. Mais pour le moment, il ne semblait pas ressentir la moindre douleur. Chaque coup qu’il portait atteignait son but, creusant de nouvelles plaies lumineuses qui ne se refermaient plus. Le corps éthéré laissait échapper de longs écheveaux couleur de lin, comme un tissu qui s’effilochait un peu plus à chaque accroc.
Les yeux de la Tisseuse de Lune se plissèrent de rage devant la défaite imminente de sa créature. La danse de mort commençait à se ralentir, comme si, enfin les deux adversaires se voyaient faiblir sous leurs assauts respectifs. Mais l’invocation n’était qu’un être composite, une création contre nature et foncièrement fragile : elle ne pouvait rivaliser longtemps avec l’un des Douze. Ses gestes perdaient de leur fluidité, devenant maladroits et saccadés. Soudain, elle tomba à genoux, dégoulinant d’ombre et de lumière, à travers lesquelles apparaissait le blanc des os.
Henri se recula aussitôt, le dos droit et le regard brûlant toujours du même intense feu d’argent. Le visage ravagé se leva vers son adversaire, suppliant :
« Je veux rentrer… chez moi… »
Le journaliste contempla la pitoyable créature dont la chair blême s’effilochait ; sous son manteau noir, il n’était plus qu’un squelette vaguement habillé de lambeaux de lune. Le visage aux yeux d’ombre avec perdu toute sa grâce infantile ; c’était à présent celui de la mort elle-même.
Le jeune homme leva la dague, dont la lame n’était souillée que de son propre sang.
« Allez sans peur, prononça-t-il d’une voix profonde et empreinte d’une compassion inhumaine, vous allez reprendre la route dont jamais vous n’auriez dû être détourné… »
Quand il s’approcha, l’être leva les mains dans une dernière tentative pour le repousser, mais ses bras en loques retombèrent sans force. Quand Henri plongea la dague là où un cœur n’avait jamais battu, il accueillit son geste avec un soulagement visible même sur ce visage décharné.
Tourbillonnant dans l’air nocturne, les derniers fils de lune s’évanouirent. Les os s’effondrèrent, en un pitoyable amas de restes humains sur la toile chiffonnée de la cape sombre.
Alors, seulement, le journaliste laissa la lassitude saisir son corps blessé et épuisé. Ses jambes se dérobèrent sous lui ; il tomba à genoux sur le gravier de l’allée, les yeux clos, frissonnant de façon incontrôlable. Alexandre voulut aussitôt venir à l’aide de son ami, mais alors qu’il se portait déjà vers lui, il aperçut du coin de l’œil la magicienne ; elle s’avança avec une fureur silencieuse vers le jeune homme, ses prunelles miroitantes d’une colère mal contenue. Espérant que cette fois-ci, elle n’était pas qu’une illusion, le comte posa la pointe d’acier de sa canne-épée sur le cœur drapé de noir :
« Approchez-le et c’est de vous-même que vous porterez le deuil, Madame. »
Indifférente à la lame nue qui la menaçait, elle releva la tête, tournant son regard aux reflets écarlates vers l’astre de la nuit… Son argent subtilement doré se changea en cuivre brûlant ; les nuées se resserrèrent autour d’elle comme un rempart qui la dissimulait à moitié, derrière leurs bords embrasés. Une chape d’ombre commença à s’étendre sur le cimetière, noyant les tombes et les chapelles, y compris la coupole du marquis et le monument mégalithique de Kardec. Le comte sentit un souffle d’air le frôler, se déplaçant dans la direction du journaliste.
« Henri ! Prenez garde ! » cria-t-il à son ami.
Le jeune homme s’était un peu ressaisi ; il demeurait clairement visible dans toute cette noirceur, autant par l’éclat de ses yeux que par celui du médaillon qui brillait toujours à son cou. Il releva la tête, lança un bref regard vers celle qui s’approchait de lui sous son costume d’illusions, puis porta de nouveau son attention sur les ossements épars. Essayait-il d’accomplir son devoir avant que la Tisseuse de Lune ne puisse intervenir ? Était-il trop affaibli pour se défendre ? Le comte maudit son impuissance : il n’aurait pas le temps d’interposer sa lame pour protéger son ami.
La femme voila la clarté des yeux d’argent et du médaillon de lune de sa sombre présence. Elle baissa le regard en silence sur ce qui restait de sa créature, la tache pâle de son visage dénuée de toute expression. Les yeux se rencontrèrent ; le comte ne pouvait lire ce qui y passait à ce moment… mais une tension presque palpable s’élevait autour d’eux. Ils auraient tout aussi bien pu être seuls au monde. D’Harmont n’avait jamais possédé le moindre don de clairvoyance… ou la moindre perception surnaturelle. Mais il n’en avait pas besoin pour percevoir l’ancienne et profonde douleur au cœur de cette histoire.
« Qu’as-tu fait ? » souffla-t-elle, sa voix vibrant au cœur de la nuit.
L’interrogation ne portait pas juste sur les actes du journaliste, du moins pas ceux de cette nuit si étrange.
« J’ai dû faire un choix… répondit-il. Et tu savais que je n’en ferai pas d’autre, au risque de renoncer à ce que je suis. »
Il se releva péniblement sur ses jambes tremblantes. Un vent aux accents solitaires s’était levé, balayant les nuées du ciel et dévoilant la lune rousse qui projetait un éclat sanglant sur la scène, faisant flotter les pans de son manteau lacéré. Le visage d’Henri se détachait dans les clairs obscurs, en lignes pures comme le diamant. Même épuisé et blessé, il exsudait une présence si intense que même le comte ne pouvait que le regarder avec fascination.
« Je ne suis sans doute plus état de te combattre, poursuivit-il. Alors si tu veux achever ta vengeance, n’hésite pas, si cela peut purger ton âme de la bile qui s’y est accumulée. Mais désormais, laisse les morts… et les vivants en paix. »
La femme ne lui répondit pas ; un soupir souleva sa poitrine… sa main se leva, comme pour le frapper…
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