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tome 1, Chapitre 13 « Face à face » tome 1, Chapitre 13

« Henri, attention ! » s’écria le comte, d’une voix contrainte par l’angoisse.

Mais le journaliste s’était écarté prestement, échappant de justesse à l’attaque de l’être éthéré. Seules la rapidité et la souplesse presque inhumaine de ses mouvements lui avaient évité d’être écharpé par les serres de la créature. La dague trouva sa place dans sa main droite, prête à frapper à la moindre ouverture.

La légèreté qui avait donné à son adversaire le pouvoir de courir sur des rayons de lune lui permettait d’éluder les tentatives d’Henri ; mais le jeune homme manifestait une vivacité surnaturelle, qui rivalisait avec celle de l’invocation. Quand il attaqua avec la lame confiée par Hermine, son mouvement fut si rapide que le comte le perçut à peine. Une ligne pâle apparut sur le bras de la créature, dont s’écoulèrent de fins fils de lumière. Ils s’évanouirent presque aussitôt dans la nuit, tandis que l’entaille se refermait sans laisser de traces.

La Tisseuse de Lune leva une main ; aussitôt, sa chose recula dans les ombres, comme une marionnette dont elle tenait les fils. Un sourire macabre fendit son visage :

« Je me demandais si je te reconnaîtrais… après tout ce temps. Mais non, tu sais rester toi-même, quel que soit l’habit de chair ou d’étoffe. Je savais pour le moins que ma création susciterait ta curiosité sans borne… »

Henri pivota légèrement, mais il restait visiblement attentif ; son visage demeurait neutre et soigneusement gardé, ce qui semblait étrange chez quelqu’un d’habituellement si expressif.

« J’avoue avoir du mal à comprendre où tu veux en venir. Je connais l’étendue de tes pouvoirs et ton mépris des règles…

— Je ne suis pas certaine que tu me connaisses… vraiment. »

Elle baissa les yeux, laissant ses paupières voiler son regard sanglant :

« Je ne veux pas vivre avec toutes les règles que ce monde nous impose. Je ne veux pas avoir à plaider ma cause auprès de ces êtres si falots, si ordinaires, si imbus de leur propre importance, privés de toute vision et exaltant une connaissance imparfaite du monde… Je ne veux surtout pas que ce soit toi qui me le demandes, qui t’es fait leur bras armé contre nos semblables… »

Le journaliste secoua tristement la tête :

« Les choses ne sont pas si simples… Si tu t’étais contentée de violer leurs lois, j’aurais peut-être fermé les yeux… Mais tu as brisé un interdit intemporel, en procédant à cette invocation… »

Elle leva les yeux au ciel :

« Certes, tu dis vrai… Mais autrement, comme tu l’as dit toi-même, serais-tu venu à moi ?

— Si tu me l’avais demandé…

— Si je m’étais abaissée à le faire… sans doute ! Mais tu ne te souvenais même plus de mon existence… ose le nier ! »

Sa voix mélancolique avait repris un accent dangereux.

Henri baissa la tête en soupirant :

« Si tu m’avais appelé, je serais venu… souffla-t-il.

— Oh, je te crois… Mais avec quelles intentions ? »

Sa voix était devenue un souffle suspendu, qui vibrait dangereusement :

« Tu m’aurais expliqué, avec la condescendance des convertis, que les temps avaient changé… Qu'il nous fallait respecter les portes qui s’étaient fermées devant nous. Que nous ne devions en rien troubler l’agencement de ce château de cartes que les humains ont bâti autour d’eux… Que nous devions éviter d’ébranler leurs certitudes et leurs croyances… Mais… aurais-tu parlé de moi… de nous ? »

Henri crispa la mâchoire, se refusant à répondre, comme si son éloquence légendaire avait trouvé ses limites. Il se ressaisit cependant :

« Je crois que c’est ici que nos chemins ne peuvent se rejoindre. Je ne peux hélas tout voir par le prisme de ma destinée individuelle.

— Le sens du devoir… »

Elle secoua la tête avec ironie ; l’amertume habillait son visage de reflets blafards :

« Je n’ai jamais compris ce que tu leur devais… Est-ce que ça ne devrait pas être l'inverse, puisque tu as tant fait pour eux ? Quand bien même tu n’y étais pas obligé ? »

Elle s’avança d’un pas :

« Tu es le seul, dans ce monde qui ne ressemble plus à rien, avec qui il me plairait de voyager. Reviens vers moi, abandonne ton ingrate famille et cette nation qui a fait de toi son outil ! Nous avons encore bien des contrées à explorer, des mystères à découvrir ! »

Sa voix s’était faite suppliante ; elle tendait les mains vers le journaliste, comme deux oiseaux blêmes cherchant à prendre leur envol. Le comte ne pouvait qu’assister, fasciné, au drame qui se nouait dans la nuit sépulcrale qui les environnait…

« Je crois que tu me mens, répondit enfin Henri, d’une voix empreinte de tristesse. Tu savais déjà que je refuserais. Tu as tout fait pour que je sois contraint à t'écouter… en franchissant la seule limite que je ne pouvais tolérer. Peut-être as-tu envisagé la chance infime que je pourrais non seulement te le pardonner, mais tout abandonner pour te suivre. Mais je pense qu’à la vérité, tu m’avais déjà condamné avant de me juger. C’est toi, avant tout, que tu as voulu punir de cet élan qui te porte encore vers moi… »

Le silence s’abattit sur le cimetière, glacé, implacable, reflété par la forêt de pierre et le froid scintillement des étoiles. La femme se redressa, tandis d’un rictus mortel fendait son visage :

« Tu as toujours été bien trop perceptif pour ton propre bien. Mais tu ne m’offres plus d’autre alternative… Je ne peux pas arpenter ce monde si je sais que tu y existes… »

Elle esquissa un geste infime, mais suffisant pour ramener sa créature d’os et de lune qui se détacha à nouveau des ombres, ses griffes déjà prêtes à transpercer et déchirer…


Texte publié par Beatrix, 9 août 2017 à 00h33
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