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tome 1, Chapitre 6 « Conversation fraternelle » tome 1, Chapitre 6

Henri se disait souvent que l’appartement de Léo, son frère aîné, ressemblait plus à un musée qu’à un lieu où l’on était censé vivre. Il n’y avait pas un seul espace qui ne fût occupé par une œuvre d’art : tapisseries, tableaux, sculptures, vases précieux, meubles ouvragés… Lui-même aurait étouffé dans une demeure aussi surchargée, mais il devait avouer que l’endroit reflétait assez bien la personnalité du poète.

Le journaliste s’était installé dans une bergère Louis XV, une jambe négligemment jetée sur l’autre, profitant du contenu divin du bar. Il regardait attentivement le maître des lieux, qui se tenait appuyé au rebord de la fenêtre, observant sans la voir l’activité de la rue.

La beauté de Léo était légendaire dans les cercles artistiques parisiens : ses traits finement ciselés, ses yeux bien fendus aux prunelles ambrées, ses boucles d’un blond solaire, son corps admirablement sculpté avaient inspiré nombre de ses collègues, hommes ou femmes. Son talent flamboyant pour aligner les mots, composer et interpréter d’exquises mélodies en faisait la coqueluche de tout ce milieu bohème et volage.

Henri n’éprouvait aucune jalousie : il était amplement satisfait de ses propres dons. Mais il devait avouer qu’il enviait l’existence désinvolte de son frère ; le jeune homme portait littéralement le monde sur ses épaules et il se demandait parfois comment il trouvait la force de poursuivre. Léo était le seul auprès de qui il pouvait s’épancher sans crainte et qui prendrait toujours fait et cause pour lui.

Mais aujourd’hui, les choses risquaient de tourner différemment : elles touchaient l’unique personne qui était aussi proche que lui, sinon plus, de l’artiste aux cheveux d’or.

« Tu en es sûr ? » finit par demander le poète, en pivotant vers lui.

Henri hocha la tête :

« Je sais qu’elle a rompu avec les deux autres voilà bien longtemps. Et que ses centres d’intérêt ont changé depuis, mais peut-être a-t-elle quelques nouvelles…

— Elle est plus seule que jamais, murmura gravement Léo.

— Tu es là pour elle. »

Le poète sourit tristement :

« Moins que je ne le devrais, sans doute… J’ai toujours préféré me mêler au monde. Elle est de nature solitaire… »

Et sauvage, songea Henri sans le formuler.

Léo abandonna la fenêtre et se rapprocha de lui, le regard troublé :

« Tu ne lui as pas pardonné, n’est-ce pas… ? »

Le jeune homme soupira en reposant son verre sur le guéridon marqueté, à côté de la bergère.

« Elle n’avait pas vraiment de tort dans cette affaire. Juste son insensibilité légendaire. Elle qui apprécie si peu les hommes, il a fallu qu’elle s’entiche de l’agresseur de ma mère… »

Il frissonna légèrement en sentant la vieille douleur étreindre une fois encore son cœur :

« Tu n’aurais pas dû nous faire justice, Léo. C’était le rôle de notre père. Mais il a toujours abandonné ses maîtresses à leur triste sort. Tu en sais quelque chose.

— Tu as mis du temps à voir sa vraie nature, remarqua doucement le poète.

— Je plaide coupable sur ce point. Heureusement, ce n’est pas toi que ta sœur a haï, mais moi, pour avoir été la cause de votre différend.

— Tu es son frère aussi. »

Le journaliste secoua la tête avec amertume :

« Non. Un demi-frère, un autre bâtard de notre père, quand toi, tu es son frère jumeau.

— Je ne pense pas qu’elle te haïsse. Pas après toutes ces années, du moins.

— Mais je doute qu’elle ait jamais accepté le fait que tu puisses partager tes affections. Elle préférerait probablement que je n’existe pas. Ou que je sois sorti de vos vies. La plupart du temps, elle agit juste comme si je n’existais pas. Comme si elle ne me devait rien. »

Léo soupira ; Henri savait qu’il aurait voulu que les deux personnes qu’il aimait le plus au monde pussent s’entendre, à défaut de s’apprécier. Et dans les faits, le journaliste devait reconnaître qu’il éprouvait une étrange admiration pour sa redoutable demi-sœur : pour son indépendance, sa volonté, sa force, sa beauté farouche… Mais il soupçonnait que, de son côté, elle le considérait avec le plus profond mépris. Ce qui blessait certes son orgueil, mais suscitait également en lui une certaine tristesse, car il comprenait que Léo en était déçu.

« De plus, souffla-t-il avec hésitation, elle n’a pas bien vu non plus d’un très bon œil mon rapprochement avec… elle. »

L’unique syllabe de ce mot flotta, chargée de non-dits, entre les deux occupants de la pièce. Henri réalisa qu’il avait abordé un terrain dangereux en évoquant cette histoire ancienne… ce voyage passionné qui l’avait mené au cœur des ombres.

« Oh, je pourrais me trouver bien des excuses… J’étais jeune, inexpérimenté… Nous suivions les mêmes chemins – les siens étaient juste un peu plus obscurs et, peut-être… d’autant plus fascinants. Entre notre père et notre oncle, qui traçaient d’autorité ma route, elle représentait une troisième voie… ô combien plus séduisante. Mais les deux autres membres de la Triade l’ont pris l’une comme une faute, l’autre comme une trahison.

— Tout ceci est ancien, Henri, remarqua son frère avec bienveillance. Et tu n’en portes pas toute la responsabilité…

— Certes, mais c’est la première fois que j’ai failli à mes propres yeux. Quel droit avais-je, après cela, de juger les erreurs des autres ?

— Qui d’entre nous n’en a jamais commis, Henri... Nous nous montrions bien souvent fantasques et cruels… et tu n’as pas été le pire d’entre nous. Notre sentiment de toute-puissance découlait d’une ingénuité qui a accéléré notre chute. Aucun d’entre nous n’a su le voir, pas même moi. Mais dans ce désastre, tu es le seul à être retombé sur tes deux pieds… et c’est cela qui t’attire l’hostilité de ceux qui n’ont pas eu ta sagacité. Mais ma sœur ne te hait pas ! »

Henri garda le silence un moment, l’esprit agité de souvenirs enfiévrés. Léo le contempla avec le même mutisme, ses prunelles d’or à peine visibles sous la haie cuivrée de ses cils :

« Est-ce de cela que tu as peur, Henri ? demanda-t-il enfin non sans douceur. Qu’elle soit de retour ? »

Le journaliste détourna les yeux, inquiet soudain ; tant que cette crainte profonde n’était pas formulée, il pouvait toujours l’ignorer… Innocemment, Léo venait de lui donner une substance qui le glaçait :

« Si tel était le cas, ta sœur pourrait-elle l’ignorer ? »

— Tu sais mieux que quiconque qu’elles ont fait le serment de ne plus jamais rassembler la Triade…

— Mais elle est peut-être au courant de quelque chose ! » insista Henri, même s’il savait qu’il s’engageait dans une route dangereuse.

Léo garda le silence ; il semblait plongé dans la contemplation de son verre, dont un reste de cognac ancien dorait les facettes.

« Si tu estimes qu’il est trop difficile pour toi de lui en parler, autant renoncer, reprit son frère, un peu frustré par son silence.

— Mais tu souhaites que je le fasse…

— Oui, je ne le nierai pas. »

Le journaliste avala une gorgée d’alcool ambré :

« Quelqu’un s’amuse avec des forces qui n’auraient jamais dû être éveillées. Ni dans ce monde ni dans l’ancien. Mes rêves ont été particulièrement troublés ces temps derniers. Particulièrement… troublants, aussi. »

Il ferma les yeux, se sentant soudain très las :

« Mais ne crois pas que c’est une affaire personnelle, un fantôme du temps passé que je ne peux m’empêcher de poursuivre. Je n’ai jamais oublié mon ancienne mission, Léo. Ni à quel point elle était importante, ni la douleur profonde qu’elle suscitait parfois en moi. J’y ai appris l’ordre immuable de la création, sa cruauté naturelle… mais aussi la compassion. Si notre oncle ne m’avait pas distingué pour cette tâche, je serais resté le laquais de notre père… et juste cela. »

L’amertume déforma brièvement ses lèvres.

« C’est pourquoi j’accepte les missions que me donne ce “gouvernement de plébéiens”, comme l’appelle notre père, tout en acceptant les courbettes qu’on lui sert ! Ce n’est pas seulement parce qu’en échange, notre famille bénéficie de rentes et d’avantages, mais aussi parce qu’il y a des choses qui ne doivent pas arpenter impunément ce monde. »

Léo serra l’épaule d’Henri d’une poigne chaleureuse :

« Dans le fond, tu as toujours été le plus dévoué de nous tous, sous tes airs de jeune plaisantin oisif !

— C’est maintenant que tu le découvres ? rétorqua le journaliste en haussant un sourcil.

— Il faut dire que tu assumes ce rôle avec une troublante perfection… » remarqua son aîné avec son habituel sourire charmeur.

Henri secoua la tête, résigné, mais aussi vaguement étonné de voir le poète d’humeur si légère. Leur relation fraternelle était sans doute la plus sereine que l’artiste volatile était capable d’entretenir. Celle qu’il partageait avec sa jumelle prenait une nuance bien plus sombre et tumultueuse.

Même pour des demi-frères, ils étaient profondément, irrémédiablement différents. Le journaliste ressentait le besoin, dans ses instants de doute et de découragement, de se réchauffer à la lumière de cet être flamboyant qu’était Léo. Il se demandait parfois ce que le poète trouvait en lui pour priser sa compagnie. Il ne ressemblait guère à ceux dont s’entourait généralement son aîné. Il pouvait faire preuve d’esprit, mais sa parole était efficace et incisive. Il se savait bel homme à sa façon, mais il n’en usait jamais de manière tapageuse. Il privilégiait le mouvement et l’action, pas la contemplation. Et pourtant, Léo aurait volontiers jeté de chez lui tous ses admirateurs, tous ses amours d’un soir ou deux, toutes ses relations d’importance, même, pour laisser la place à son cadet.

« À quoi penses-tu ? demanda Léo d’un ton soupçonneux, démenti par l’éclat d’amusement dans ses yeux d’or.

— À toi. À nous. À notre famille. À notre belle fraternité ! »

Il leva son verre en guise de salut et avala une longue lampée.

« Et au fait que tu vas aller trouver Hermine et l’interroger sur cette affaire. Il faut juste que tu la persuades de me parler. »

Il plissa rêveusement les paupières :

« Peut-être se sentira-t-elle assez concernée pour accepter de me recevoir…

— Peut-être. C’est difficile à dire. »

Le poète lâcha son épaule et se détourna légèrement ; son visage était devenu soucieux. Il n’avait jamais vraiment su cacher ses émotions. Mais il n’en avait jamais eu besoin non plus. Il passa une main dans ses boucles, les laissant souplement retomber autour de son col, en un geste qui aurait semblé délibérément séducteur à toute autre personne que son frère. Il tourna vers Henri des yeux remplis d’inquiétude :

« Que feras-tu si elle refuse de t’aider ? »

Le jeune homme haussa les épaules :

« Je l’ignore… J’essaierai sans doute de tirer quand même cette histoire au clair, parce que je ne résiste jamais à l’attrait d’un mystère.

— Et que tu n’auras aucune tranquillité d’esprit tant que ces doutes t’assailliront. Mais que tu aies tort ou raisons, tu sais que tout cela peut se révéler extrêmement dangereux ? Pourquoi risquer autant, alors qu’on ne t’a même pas officiellement sollicité ? »

Henri haussa les épaules : il comprenait parfaitement pour quelles raisons il n’avait pas été officiellement investi du traitement de ce dossier. Il avait lui-même établi les règles quand il avait commencé à travailler pour le bureau des Affaires hermétiques.

« Oui, j’en suis conscient.

— Est-ce donc si important à tes yeux ?

— Un vieux reste de culpabilité, mêlé à un sens irrépressible du devoir. Comme je te l’ai dit, certaines choses ne doivent pas arpenter impunément ce monde. »

Léo secoua la tête :

« Tu sais que j’en ai assez de me ronger les sangs pour toi ? remarqua-t-il affectueusement. Tu es exaspérant parfois !

— Oui… Je sais. Mais cela fait partie de mon charme. »

Léo tenta d’imposer un pli sévère à ses lèvres, sans véritable succès.

« Je vais me rendre à Ambrosia dès ce soir pour lui parler, promit-il. Uniquement pour t’empêcher de faire une bêtise. »

Henri tourna vers lui un visage innocent :

« Je te fais confiance pour cela. N’est-ce pas le rôle des grands frères, après tout ? »


Texte publié par Beatrix, 26 mars 2017 à 20h01
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