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tome 1, Chapitre 5 « De ténébreuses hypothèses » tome 1, Chapitre 5

En sortant de l’immeuble, le comte et son compagnon décidèrent de se rendre dans un café non loin de là, afin de discuter du témoignage de la concierge. Pendant le court trajet à pied, il s’inquiéta du silence de son ami, habituellement si prolixe. Henri demeurait muet et pensif, le visage étrangement grave. D'Harmont l’observait avec intérêt, en se demandant quels échos familiers de sa vaste mémoire le récit de la brave femme avait touchés.

Ce ne fut qu'une fois entre les miroirs et les panneaux laqués qu’il osa enfin l’interroger :

« Que pensez-vous de son récit ? Le croyez-vous digne de foi ? »

Le jeune homme trempa précautionneusement les lèvres dans son verre d’absinthe avant de répondre :

« Il semble que ses allégations n’ont jamais connu de variation, ce qui est plutôt bon signe. De plus, je ne crois pas qu’elle ait particulièrement enjolivé les choses : ce qu’elle a dit est déjà bien assez remarquable pour qu’elle n’ait pas réellement besoin d’en rajouter.

— Alors, vous êtes porté à la croire ? »

Le journaliste marqua une pause avant de hocher la tête :

« Oui. D’autant que ces jours derniers, j’ai pu sentir, disons, comme une… perturbation profonde de l’ordre des choses. Mais tout dans cette histoire me trouble singulièrement. Il est certain que nous avons affaire à une invocation… qui touche à la magie lunaire mais aussi, manifestement, aux pratiques nécromantiques. L’odeur qu’a sentie notre concierge n’a rien d’un hasard. Tout être humain perçoit celle de la mort, même s’il ne peut précisément l’identifier. Mais pourquoi se donner tant de peine pour de simples cambriolages ? »

D'Harmont hocha la tête :

« Je suis aussi perplexe que vous. »

Il guetta une réaction de la part de son collègue, mais le journaliste demeurait toujours aussi étrangement renfermé. Le comte décida de prendre l’initiative :

« Eh bien, quelle est votre théorie, finalement ? »

Henri sursauta presque en l’entendant prendre la parole :

« Pardonnez-moi, fit-il en toisant la liqueur verte au fond de son verre. J’y réfléchissais justement. Ce type d’invocation me fait étrangement penser à celles qui étaient pratiquées dans l’antiquité du monde méditerranéen…

— Une magie liée à la Triade ? »

Les paupières de son interlocuteur vinrent voiler brièvement l’éclat de son regard songeur ; il serra légèrement les lèvres, comme embarrassé par la question.

« Probablement, répondit-il enfin. Mais comme chaque membre de la Triade est lié à un aspect de la lune, il nous faut déterminer lequel.

— Ces trois aspects sont-ils alliés ou antagonistes ? »

Henri esquissa une légère grimace :

« Leurs incarnations pouvaient être alliées ou rivales, selon les circonstances. Leur nature était foncièrement différente… Mais elles avaient pour point commun d’être tout aussi impitoyables les unes que les autres. »

Il prit une longue inspiration :

« À vrai dire, aucun homme ne s’aventurait dans leur domaine… Elles avaient des pratiques… secrètes. Et malheur à celui qui s’en serait mêlé… »

Le comte leva son verre de cognac et contempla les reflets du liquide ambré avec appréciation :

« Elles n’étaient pas les seules, si je ne m’abuse, déclara-t-il avant de prendre une gorgée et de laisser les saveurs exploser sur son palais.

— En effet, je peux difficilement le nier, admit le jeune homme avec un sourire légèrement penaud. Mais même si cela peut vous sembler naïf, je serais porté à dire que les leurs étaient de nature plus ténébreuse. Mais… tout ceci appartient à un lointain passé.

— Justement, remarqua pensivement le comte, qui aurait l’idée de ressusciter des rituels si anciens et si ténébreux, juste pour perpétrer des vols de bijoux ? Une telle personne doit posséder une psyché pour le moins particulière !

— Ressusciter ne s’applique qu’à ce qui est vraiment mort, répliqua sombrement Henri. Je dois vous avouer que ma réaction première serait de tourner le dos et oublier cette affaire. Mais je sais aussi que la fuite n’est pas la solution, surtout quand des forces obscures sont en action. »

Le comte hocha la tête : le journaliste était particulièrement sagace et l’on pouvait se fier à son jugement. Il se sentait toutefois un peu coupable de le pousser ainsi dans ses retranchements, même si le jeune homme n’avait rien de fragile ou de léger : bien souvent sa survie avait tenu à sa ténacité et à sa volonté pure. Il se pencha pour poser une main sur le bras d’Henri :

« Si vous craignez l’implication de quelqu’un… qui vous est proche, n’hésitez pas à me le dire. Nous pourrons ensemble trouver une solution…

— Je ne le crois pas ! » coupa un peu brusquement le journaliste.

Il fit l’effort de se reprendre avant de poursuivre :

« Je ne pense pas qu’il s’agisse de… l’un de miens, souffla-t-il, les sourcils froncés et le regard sombre. Mais une chose est certaine, c’est que je peux trouver auprès d’eux le savoir nécessaire pour éclaircir cette affaire. Maintenant, il n’est pas sûr que je puisse l’obtenir si aisément… »

Son sourire se figea :

« Pour la plupart d’entre eux, je ne suis pas le membre le plus populaire de la famille… Ce n’est pas un secret pour vous. »

Il porta l’absinthe à ses lèvres, en huma le poison avant de l’avaler.

« … mais en cherchant bien, je pourrai sans doute trouver les bons arguments. »

Dans ses yeux noisette, un éclat d’argent pur étincela brièvement avant de s’éteindre, comme s’il n’avait jamais existé.


Texte publié par Beatrix, 12 mars 2017 à 17h23
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