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tome 1, Chapitre 4 « Le récit de Marie Vacher » tome 1, Chapitre 4

En dépit de l’intérêt – souvent malvenu – dont elle avait fait l’objet, Marie Vacher fut surprise par l’irruption de ces deux nouveaux visiteurs. Le plus âgé était certes un original, mais avec des manières exquises ; la brave femme ne put s’empêcher de rougir quand il lui fit le baise-main, avant de se présenter longuement.

« Alors vous êtes… une espèce d’écrivain ? demanda-t-elle à l’homme en costume élégant, mais étrangement bariolé.

— Ce terme est trop flatteur : je suis plutôt une sorte de… collectionneur. J’aime à explorer et rapporter tous les faits étranges qui se déroulent dans notre monde, bien que beaucoup de nos compatriotes en nient l’existence. »

Marie hocha la tête, impressionnée :

« Vous voulez que je sois dans votre livre ?

— Pas précisément. Plutôt ce que vous avez vu. Mais bien entendu, si vous le souhaitez, vous pouvez être citée comme témoin du phénomène ! »

Elle hocha la tête, légèrement rougissante, flattée à l’idée de figurer dans un ouvrage important qui serait connu à travers les âges. Elle coula un regard plus méfiant vers le second de ces messieurs : celui-ci ne lui disait rien de bon, autant par son allure que par sa profession.

Si « monsieur le comte » la mettait en confiance, ce godelureau-là ne valait sans doute pas mieux que le fils Lépissier, qui lui savait se vêtir – ou du moins laissait sa mère le faire : avec son costume clair et ses cheveux mal coiffés, le jeune homme avait tout de ces oisifs issus de riches familles qui faisant la foire aux frais de leurs parents. Il avait dans l’œil un éclat malicieux qui ne lui plaisait guère.

D’ailleurs, journaliste… Était-ce vraiment un honnête métier ? Bien des membres de cette engeance étaient venus frapper à sa porte, pour étaler dans leurs papiers le cas du mystérieux « Voleur de la Lune ». Ce n’est pas qu’elle rechignait à raconter son histoire, mais aucun d’eux ne semblait vouloir la prendre au sérieux ; elle n’avait pas envie de voir tous les gens du quartier, de l’arrondissement, de Paris, voire de la France se gausser en la traitant d’hurluberlue.

« Je… je peux réfléchir ? demanda-t-elle à l’écrivain qui acquiesça aussitôt.

— Bien sûr, vous avez tout votre temps. Mais peut-être pouvons-nous parler dans un endroit plus discret… et confortable ? »

Elle considéra la question, avant de déclarer :

« Ce n’est peut-être pas très convenable pour une honorable femme comme moi de laisser pénétrer chez elle deux messieurs, mais vous me faites l’effet de gens honnêtes. Si vous voulez bien me suivre. »

Elle les fit entrer dans sa loge et rassembla quelques chaises dépareillées autour du petit guéridon ciré au centre de la pièce.

« Je n’ai pas grand-chose à vous proposer, à part ce vin aux fruits que fait ma sœur…

— Ce sera parfait, merci », répondit aimablement le comte.

Le journaliste promenait un regard curieux sur le modeste salon, son papier peint défraîchi, ses étagères couvertes de souvenirs de diverses villégiatures françaises et son tas de romans écornés. Son expression n’était pas franchement moqueuse, mais amusée, sans le moindre doute. Marie ne savait si elle devait s’en offusquer.

« Asseyez-vous avec nous, madame Vacher, l’invita obligeamment le comte, et parlez-nous de la nuit où vous avez vu ce voleur opérer. »

La concierge se laissa tomber dans son fauteuil préféré et raconta en détail les événements, depuis le retour de beuverie du jeune Lépissier, jusqu’au moment où elle était sortie pour vider son seau dans les égouts. Les deux hommes l’écoutaient religieusement ; le comte l’interrompait de temps à autre pour solliciter une précision. C’était la première fois que quelqu’un prenait son récit au sérieux et elle finit par se sentir en confiance. Néanmoins, elle n’osait pas trop en rajouter – ces messieurs avaient l’air de s’y connaître en choses bizarres ; elle ne voulait pas passer pour une affabulatrice.

« La nuit était… étrange, déclara-t-elle d’une voix de tragédienne. Il n’y avait pas un chat dehors. Enfin, si… il y avait un chat, mais il s’est enfui comme si quelque chose lui avait fait peur. J’ai d’abord songé que c’était moi, mais à bien y réfléchir, ce n’était sans doute pas le cas.

— Avez-vous remarqué autre chose de particulier ? demanda le comte. Un bruit… une odeur ?

— Il n’y avait pas un bruit. Et maintenant que vous le dites, oui, il y avait une odeur bizarre dans l’air. Un peu comme quand il va pleuvoir, sauf qu’il n’a pas plu cette nuit-là. »

Elle fronça les sourcils, tentant de se remémorer ce que cette senteur lui évoquait :

« C’était un peu comme… des fleurs fanées. Quand elles sont sèches, pas pourries. Et comme dans les caves, aussi. Je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire…

— Je vois, répondit sereinement l’écrivain. Poursuivez, s’il vous plaît. »

Ainsi encouragée, Marie reprit avec plus d’assurance :

« C’était une nuit de pleine lune. Vous savez ce qu’on dit sur la pleine lune… Le ciel était couvert. Quand il s’est dégagé, on y voyait presque comme en plein jour. Mais ce n’était pas comme d’habitude : on pouvait voir les rayons et ils étaient… curieux, je veux dire… Ce n’était pas comme les rayons du soleil quand ils passent à travers les nuages, ils en faisaient un peu à leur tête. Il y en avait un qui formait un pont à travers la rue. »

C’était en général le moment où on commençait à la regarder comme une folle. Elle contempla la physionomie des deux hommes : le comte semblait concentré et intéressé, mais le jeune journaliste avait l’air surpris, un peu choqué aussi.

« Voilà qui est absolument stupéfiant, déclara posément l’écrivain, les deux mains sur le pommeau ouvragé de sa canne. Mais je suppose que ce n’est pas l’essentiel. Vous avez également vu le voleur, n’est-ce pas ?

— Si on peut appeler cela un voleur, monsieur le comte ! Moi, je dis que cette personne… non, cette créature était un fantôme ! Ou un monstre ! Ou même un démon… ! »

Sur ses deux dernières syllabes, sa voix trembla un peu. Elle se signa rapidement, afin d’écarter tout risque d’invocation du Malin, même si elle ne doutait pas qu’il fût déjà à l’œuvre dans cette affaire.

Le comte se pencha légèrement vers elle :

« N’ayez crainte, je doute que cet être puisse vous nuire en aucune manière, à supposer qu’il soit même conscient de votre existence. Pourriez-vous me le décrire ? »

Elle hocha la tête :

« Bien sûr. Jamais je ne pourrai oublier quelque chose d’aussi horrible… Il était vêtu d’une longue cape noire, qui cachait tout son corps… Je ne sais même pas de quoi il était vêtu dessous. Il avait aussi un grand capuchon, vous savez, comme portent les traîtres ou les assassins…

— Oui, je vois », déclara l’écrivain avec un sourire.

Le journaliste, quant à lui, avait sorti un calepin sur lequel il griffonnait furieusement, sans faire mine de lever le nez.

« Et son visage, reprit-il, à quoi ressemblait-il ? »

Marie sentit un frisson la parcourir :

« Il était… étrange… déjà… »

Elle serra ses mains l’une contre l’autre et prit une longue inspiration :

« Vous allez trouver cela ridicule, mais… il m’était impossible de voir si c’était un homme ou une femme. Tout ce que sais, c’est qu’il avait de longs cheveux blancs ou blond très pâle. Il semblait jeune… Du moins je crois… Et après… »

Elle frémit légèrement avant de poursuivre, d’une voix qui n’était plus qu’un murmure :

« Et après… Après il a sauté du toit… Mais au lieu de s’écraser sur le sol comme une crêpe bretonne, il a juste… marché sur les rayons de lune. »

Elle surprit une brusque inspiration de la part du jeune journaliste : il demeurait interdit, sa plume en suspens. Elle s’attendait à ce qu’il se moque d’elle, ou qu’il feigne ostensiblement de la croire – elle pouvait repérer ces choses-là. Mais bien au contraire, dès qu’il fut sorti de son saisissement, il la fixa gravement :

« Madame Vacher… Êtes-vous bien certaine que vous n’avez vu personne d’autre dans la rue ?… Une femme par exemple ? »

Rassurée par cet intérêt authentique, la concierge secoua la tête :

« Hélas… Non. Personne de chez personne. Comme je vous l’ai dit, juste un chat. »

Le comte opina avec satisfaction :

« C’est parfait. Je tiens à vous féliciter pour la précision de votre témoignage.

— C’est moi qui suis ravie, monsieur le comte. »

Elle baissa modestement les yeux, avant de demander :

« Alors… Est-ce que je vais être citée dans votre livre ?

— Je ne peux hélas vous l’assurer : il faut tout d’abord que nous réunissions quelques preuves supplémentaires… Mais je puis vous assurer que c’est en bonne voie ! »

Marie sentit une profonde satisfaction s’épanouir dans son cœur et lui réchauffer toute la poitrine. Son métier pourtant si important n’avait jamais été considéré à sa juste valeur. Et à présent, elle avait l’occasion de devenir – au moins un peu – célèbre, tout cela parce qu’elle avait bien fait son travail en nettoyant l’escalier malgré l’heure tardive.

Elle voyait déjà les nouvelles qui paraîtraient dans la presse : Une concierge consciencieuse, témoin majeur cité par le fameux comte d’Harmont. Elle sourit avec béatitude à cette idée ; elle espéra qu’il y aurait aussi un portrait d’elle à côté de son récit ; elle devrait apparaître sous son meilleur jour, peut-être avec sa robe grise, celle qu’elle ne mettait que le dimanche pour aller à l’église.

Elle se demanda si le journaliste écrirait cet article. À la réflexion, ce jeune homme montrait un petit côté certes horripilant, mais par ailleurs… plaisant : un peu comme ce cousin un peu fantasque avec qui on ne voulait pas être vu, de crainte de ternir sa réputation, mais qu’on invitait quand même aux grandes fêtes de famille parce qu’on gardait pour lui une certaine affection. Et puis, à mieux y regarder, il était plutôt joli garçon : pas de façon tapageuse, comme les acteurs de théâtre ou les chanteurs à la mode, mais ses traits fins et réguliers possédaient un charme indéniable.

Le comte repoussa sa chaise en arrière et se leva :

« Si vous voulez bien m’excuser, madame, il va nous falloir prendre congé à présent. »

Il fouilla dans sa poche intérieure et en tira une carte de visite sur laquelle, en élégants caractères de ce style moderne tarabiscoté, on pouvait lire :

« Comte Alexandre d’Harmont, encyclopédiste de l’Étrange », ainsi qu’une adresse.

Elle la recueillit gravement et la déposa avec grand soin dans son semainier, avant d’accompagner ses invités jusqu’au palier. Ce ne fut qu’en refermant la porte de la loge qu’elle réalisa que le jeune journaliste ne lui avait pas laissé la sienne.


Texte publié par Beatrix, 6 mars 2017 à 16h45
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