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tome 1, Chapitre 2 « Le Bureau des Affaires Hermétiques » tome 1, Chapitre 2

Le bureau que dirigeait le capitaine Borée était situé dans un discret immeuble du sixième arrondissement de Paris, où personne n’irait chercher une cellule dépendant des services secrets de l’armée. Peu de gens connaissaient l’existence de cette microscopique unité constituée par le capitaine lui-même, quelques collaborateurs dévoués, sa très efficace secrétaire Victorine Plessis et un réseau complet d’honorables correspondants aussi variés qu’insolites.

À la vérité, pour la très cartésienne République, financer un département dont la raison d’être était d’enquêter sur des phénomènes étranges et inexplicables avait quelque chose d’inavouable – même sur une ligne bien dissimulée au cœur du budget militaire. Cependant, le gouvernement français n’était plus à une contradiction près ; elle le sollicitait bien souvent pour intervenir dans la capitale et plus largement le pays, voire, à l’occasion, dans les affaires des nations étrangères si elles menaçaient d’une façon ou d’une autre la sécurité de la patrie.

Âgé d’une quarantaine d’années, aussi net de personne qu’ordonné dans sa pensée, le digne militaire parvenait à faire des miracles compte tenu des moyens étiques qui lui étaient alloués ; sur ce point, il faisait plus qu’honneur à la légendaire débrouillardise du peuple gaulois. Malgré ses efforts – ainsi que ceux de Victorine – pour éviter que le chaos ne gagne la partie, les piles qui trouvaient résidence sur le cuir du vénérable bureau s’élevaient obstinément vers les hauteurs de la pièce. L’affaire des « cambriolages au clair de lune » aurait pu y être noyée pour un temps indéterminé si l’effondrement d’une de ces piles ne l’avait opportunément ramenée à la surface.

De prime abord, les faits paraissaient simples : une vague de vols avait lieu dans des appartements cossus de la capitale et l’opinion, du moins celle qui avait un certain poids dans les hautes sphères de la société, commençait à s’en émouvoir. Mais hélas pour la Préfecture de Police et pour le ministère de l’Intérieur, un seul et unique témoignage pouvait offrir une piste sur le coupable de ce forfait : les délires insensés d’une concierge à l’imagination un poil trop fertile, rapportés par un de ces gardiens de la paix avisés qui servaient bien souvent de relais pour le bureau.

Le dossier transmis par le sous-brigadier Fornassier contenait des éléments si troublants que même le capitaine Borée, qui avait vu passer tout ce que ce monde pouvait compter de légitimement bizarre, en restait lui-même perplexe. Il n’avait eu d’autre choix que de faire appel à la seule personne dont l’érudition dans le domaine était assez étendue pour identifier le phénomène. Aussi, en un pluvieux matin d’octobre, Victorine introduisit dans la pièce un individu qu’il aurait été justifié de qualifier d’excentrique en considérant son allure… un peu voyante.

Le capitaine se leva pour saluer son invité, qu’il tenait pour un collaborateur sérieux et avisé : le comte d’Alexandre d’Harmont, encyclopédiste de l’Étrange, personnage bien connu de tous les milieux ésotériques, fort respecté voire fort courtisé : nombre de médiums et autres clairvoyants nourrissaient le secret espoir de figurer entre les pages de son grand œuvre. Même si le comte faisait montre d’une certaine tolérance amusée pour les charlatans et les mythomanes, tant qu’ils demeuraient inoffensifs, il éprouvait une aversion profonde contre tous ceux qui usaient de leurs dons – ou de ceux qu’ils prétendaient posséder – à des fins malhonnêtes. Tout autant que l’attrait suscité par ces enquêtes pour son esprit ouvert et curieux, ce sens de la justice le portait à coopérer fréquemment avec le bureau.

C’était un homme qui fréquentait la soixantaine, sans pour autant l’épouser. Ses longs cheveux argent tombaient sur ses épaules telle une cape, par-dessus un costume de velours violet aux parements brun-orange ; mais Borée l’avait vu paraître dans des couleurs plus extravagantes encore. La canne qui ne le quittait jamais dissimulait une lame d’autant plus redoutable que son propriétaire savait parfaitement l’employer. Ses yeux gris brillaient d’intelligence et d’une pointe de malice bien disciplinée.

Après les salutations d’usage et la conversation polie que les deux hommes ne manquaient jamais d’échanger autour d’un vieux cognac, le capitaine expliqua en quelques mots l’affaire : les cambriolages au clair de lune, l’étrange apparition aperçue par la concierge…

« Pensez-vous possible de lui parler ? demanda le comte.

— Sans aucun doute, répondit Borée courtoisement, mais j’ignore de quelle façon elle vous recevra. Elle est la cible de bien des quolibets ; même le fait qu’un cambriolage ait été confirmé dans le quartier n’a pas servi sa situation.

— J’entends bien ce que vous me dites. Mais il me faut cependant obtenir des précisions de sa bouche même, avec tous les détails qu’elle pourra me fournir afin que je puisse constituer une théorie.

— Vous voulez dire que vous n’avez aucune idée, pour le moment, du phénomène impliqué ?

— Aucune, répliqua sereinement d’Harmont. Cependant, je ne pense pas trop m’engager en affirmant qu’une puissante magie lunaire doit être à l’œuvre. »

Les yeux bleu pâle de Borée se plissèrent pensivement :

« Une… magie lunaire… ? »

L’encyclopédiste hocha la tête :

« Il s’agit de rites extrêmement anciens, capitaine, qui remontent aux origines mêmes de l’humanité. Le soleil régnait sur le jour et la lune sur la nuit. Cette dernière a toujours été considérée comme une puissance un peu ambivalente : elle commande aux marées, aux récoltes, aux cycles de la procréation… mais elle est aussi l’astre de la nuit, l’œil qui brille dans une obscurité où vivent les démons. On la soupçonne d’apporter la folie. Mais… vous savez tout cela. »

Borée s’appuya sur son bureau, vrillant d'Harmont du regard :

« Mais quel rapport avec un… monte-en-l’air ?

— Aucun être physique ne saurait ainsi défier la pesanteur. Nous pouvons donc supposer que cet être est une conjuration. À ce stade, j’ignore de quoi il s’agit exactement et qui peut l’avoir invoqué. Ni même pour quelle raison : ne pensez-vous pas qu’employer cet… être pour se livrer à de simples cambriolages semble un peu extrême ?

— Peut-être, murmura pensivement Borée, les sourcils froncés. Je dois bien avouer que je peine bien souvent à comprendre ce qui motive ces magiciens et autres mystiques. Si nous étions dans un roman-feuilleton, les choses paraîtraient plus simples : ils seraient essentiellement conduits par l’ambition de dominer le monde. »

Les prunelles grises du comte pétillèrent d’amusement :

« Ah… Mais je ne vous croyais pas adepte de ce style de littérature, mon cher capitaine ! »

Le visage du militaire s’empourpra de confusion. Lissant sa moustache cirée pour se donner une contenance, il se recula dans son siège.

« Ne vous imaginez pas des choses, mon cher comte. Je ne suis absolument pas féru de ces récits rocambolesques et écrits dans un style qui laisse à désirer. Ce ne sont, la plupart du temps, que des élucubrations ridicules… »

D’Harmont se pencha en avant, appuyé sur le pommeau ciselé de sa canne :

« Et cependant, voyez-vous, ils contribuent à rendre ambigu l’âge où nous vivons. Il y a seulement un siècle, la magie et tout ce qui relevait du surnaturel demeuraient le domaine du Démon ; on la considérait avec crainte et méfiance ! Mis à part quelques guérisseurs et adeptes de magie blanche, toute personne qui s’y adonnait avait le sentiment de damner son âme… en étant préparée, par ailleurs, à en payer le prix. Mais ces dernières décennies ont tout changé : la foi chrétienne a perdu une partie de son emprise et nombre de profanes, que ce soit par recherche d’une autre forme de spiritualité, par désir de puissance ou tout simplement de distraction, se sont penchés sur la magie, le spiritisme et autres disciplines relevant du surnaturel. Sans oublier l’expansion de nos empires coloniaux et le développement de nos transports qui nous ont mis en contact avec de nouvelles formes de mysticisme… »

Il hocha la tête pour appuyer son propos, marquant une pause avant de poursuivre :

« Ajoutez à cela, comme vous le dites, tous les romans qui se sont emparés de ces domaines afin de divertir les foules. De quel œil pensez-vous que les adeptes des anciennes magies qui perdurent en nos contrées voient ce monde nouveau ? Ne croyez-vous pas que certains pourraient avoir envie de montrer qu’ils existent encore ? Je pencherais pour ma part pour une personnalité manipulatrice, sombre et fantasque, héritière d’un art vénérable…

— Une femme, donc ?

— Pas nécessairement, mais c’est fort vraisemblable. Bien que ce ne soit pas universel, la magie lunaire a souvent été liée à la nature féminine… »

Borée hocha la tête :

« En effet. Pensez-vous pouvoir enquêter seul sur cette affaire ? Avez-vous besoin d’un appui quelconque ? »

Un sourire apparut sur les lèvres minces du comte :

« Pour être tout à fait honnête, capitaine, je préfère en avoir le moins possible, afin de pouvoir garder toute latitude d’intervention. Peu de gens aujourd’hui ont une connaissance des magies de ce type… dans leur pureté originelle. La seule qui, à ma connaissance, détient encore cet unique savoir est particulièrement difficile à approcher et aucune sollicitation officielle n’y changera rien. Pourtant, ajouta-t-il d’un ton rêveur, la rencontrer serait une bien fascinante perspective. »

Les yeux de Borée s’élargirent comme l’identité de cette personne se faisait claire dans son esprit. Et cela n’augurait absolument rien de bon.

« Ne pensez-vous pas que… qu’elle puisse être… responsable de ces événements ? remarqua-t-il nerveusement.

— Non, je ne le pense pas. Elle demeure étroitement tenue, comme toute sa famille, par les arrangements passés avec le gouvernement français. Pour négocier ou parlementer avec les Douze, son frère est notre seule ouverture, mais je doute de sa coopération dans l’éventualité où les siens seraient impliqués.

— Et vous pensez donc, si je comprends bien, inopportun de solliciter son aide ? Quand bien même il sert régulièrement le bureau ?

— Surtout pas. Aucun de vos arguments ne saurait le fléchir : cela fait des années qu’il protège sa famille des velléités du gouvernement. Il a toujours été très clair que du moment où il entrait à votre service, tous les autres membres des Douze seraient laissés en paix et auraient le droit de bénéficier d’une vie confortable et des égards dus à leur nature. Malgré tout, bien que sa bonne volonté soit considérable, je crains qu’une quelconque entorse à ces accords ne le braque contre vous : vous savez à quel point ce garçon peut se montrer ferme et volontaire sous son apparente légèreté – et même quand il n’a strictement rien à y gagner personnellement. »

Borée opina : pour leur pays, entretenir les « Douze » sur son territoire national était une chance et un honneur qui justifiait en grande partie l’existence du bureau des Affaires hermétiques ; précisément parce que ce pacte lui garantissait les services du plus jeune – et du plus dangereux – représentant de ce clan singulier. Le capitaine savait cependant que d’Harmont n’était pas tout à fait satisfait de la façon dont le gouvernement français utilisait son ami et partenaire occasionnel, et moins encore du traitement que sa propre famille lui réservait. Pourtant, il s’était établi un équilibre fragile entre les membres des Douze et leur pays d’accueil ; il ne lui appartenait pas, pas plus qu’au comte, d’intervenir dans des querelles intestines qui avaient poussé sur le terreau fertile d’antiques rancœurs.

« C’est d’accord, donc, déclara le militaire à contrecœur. Vous avez toute latitude pour contacter qui vous désirez pour gérer cette affaire. Et je n’aurai pas besoin de vous demander d’être prudent… »

L’encyclopédiste esquissa un sourire bonhomme :

« Mon cher capitaine… prudence est mon second prénom… En attendant, puis-je vous demander l’identité et l’adresse de cette brave concierge ? Une petite visite s’impose. »


Texte publié par Beatrix, 29 décembre 2016 à 12h46
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