Marie Vacher, honorable concierge d’un immeuble calme et opulent du boulevard Sébastopol, donnait une fois encore libre cours à son goût presque obsessionnel du détail : le seul mouton noir parmi les résidents, un fils de famille qui menait une vie de patachon, était rentré les chaussures crottées et avait maculé le bois verni de l’escalier.
Au terme d’une longue journée et d’une discussion de deux bonnes heures avec madame Fragon, la vieille boutiquière du rez-de-chaussée, Marie avait décidé de retourner chez elle pour se jeter avidement sur le dernier roman-feuilleton dans son journal quotidien : une histoire sombre et captivante, avec une frêle héroïne en danger, un héros plein de panache, un ennemi effrayant et malfaisant qui s’adonnait à la magie noire. Happée par le récit, elle n’avait pas vu le temps passer.
Elle dévorait les lignes finales quand le bruit d’un pas lourd dans l’escalier avait attiré son attention. Elle avait lancé un regard à l’œil-de-bœuf au-dessus de sa petite cheminée : les aiguilles marquaient minuit douze, une heure bien tardive pour quelqu’un qui, comme elle, était toujours debout aux aurores. Posant son journal sur le guéridon, elle s’était levée de son fauteuil et avait déverrouillé la porte de sa loge, pour apercevoir le jeune monsieur Lépicier qui venait de rentrer d’une de ses tournées nocturnes. Elle n’avait pas vraiment envie de savoir où ce godelureau avait traîné ses basques.
Pour une fois, il n’avait pas attendu le petit matin, mais à son pas hésitant, il devait être imbibé d’une généreuse dose d’alcool. Elle avait alors découvert l’horrible spectacle du bois soigneusement encaustiqué maculé de hideuses traces boueuses. C’était son honneur qui était en jeu : elle s’enorgueillissait de porter son métier à l’absolue perfection, c’était le moment de le prouver !
Elle était encore tout habillée, le chignon crânement dressé sur sa tête. Enfilant son manteau et empoignant seau, balai, serpillière et cire, elle avait fait irruption dans la cage d’escalier. Ravalant sa légitime colère, elle avait entrepris de réparer l’insupportable outrage, afin que les locataires puissent retrouver le lendemain des marches impeccables.
Lorsqu’elle mit la dernière touche à son œuvre, passant sur le bois le chiffon imprégné d’encaustique, mais en prenant soin qu’il ne soit pas glissant et dangereux pour les habitants de l’immeuble, il était deux heures du matin. La fatigue commençait à alourdir ses paupières et ralentir ses gestes. Un soupir gonfla son ample poitrine ; il faudrait qu’elle parle sérieusement à madame Lépicier : il était plus que temps pour son mari et elle de se soucier des habitudes de leur garçon… Ce genre de travers gagnait trop souvent les étudiants, conséquence d’une vie oisive à ne rien faire de leurs dix doigts, au lieu de pratiquer un travail honnête.
Posant une main sur son dos douloureux, elle se pencha pour soulever son seau et partit vider l’eau sale dans la rue ; elle savait qu’il n’était pas prudent de sortir seule aux heures nocturnes, mais des policiers faisaient des tournées fréquentes sur le boulevard, préservant la quiétude de ses habitants.
Un châle de laine jeté sur les épaules, elle déverrouilla la porte avec précaution : même si elle doutait de la présence d'apaches égarés dans le coin, on n’était jamais trop attentif. Le boulevard paraissait totalement désert, à l’exception d’un fiacre occasionnel et plus rarement d’un de ces horribles véhicules électriques qui avançaient dans un crépitement d’éclairs. Elle inspira l’air frais de la nuit ; au-delà du relent habituel de fumée, de crottin et d’égouts, il y avait autre chose d’indéfinissable… comme la senteur des pavés avant la pluie, mais en plus subtil.
Elle aurait presque pu appeler cela… une odeur lunaire. Mais elle n’avait aucune idée de ce qui lui donnait cette impression. Une vague inquiétude s’empara d’elle, même si les apaches tant redoutés n’avaient pas daigné se montrer. Un chat détala en miaulant ; elle sursauta violemment, avant de se dire qu’il devait s’agir, à part elle, de l’unique créature vivante dans la rue. Soulevant son seau, elle en versa le contenu par la grille de l’égout. Puis, le posant pour resserrer son châle autour d’elle, elle leva les yeux vers le ciel.
Seules quelques étoiles étaient visibles ; leur froide lueur se frayait un passage entre des nuées effilochées. Soudain, la pleine lune se découvrit, embrasant de feu blanc les bords déchiquetés des nuages. De longs doigts de pâle lumière caressèrent la pierre des bâtiments ; ils semblaient s’élancer comme des ponts éthérés vers le côté opposé de la rue. Fascinée par l’étrange phénomène, Marie resta le nez en l’air, contemplant cette scène inhabituelle, oubliant totalement les criminels en goguette et autres dangers concrets.
Une silhouette apparut tout d’un coup au bord du toit de l’immeuble juste en face du sien ; elle paraissait vêtue d’un manteau sombre et tenait entre ses bras un fardeau indistinct. Un voleur ? La concierge se frotta les yeux, pour être sûre qu’elle ne rêvait pas : mais l’individu était toujours présent, clairement visible à la lueur de la lune. Soudain, il s’élança dans le vide…
« Attention ! »
La voix de Marie déchira le silence de la nuit, mais l’inconnu ne semblait pas l’entendre. La brise arracha son capuchon, libérant une longue chevelure d’argent étincelant. Il quitta le bord du toit, mais au lieu de s’écraser au sol, comme l’auraient voulu la logique et les lois de la physique, il prit pied sur la passerelle de lumière…
Cette fois, la pauvre femme oublia toute obligation de discrétion et se mit à hurler à pleine gorge.
Une demi-heure plus tard, tous les habitants de cette portion de boulevard étaient bien éveillés ; la lumière brillait à la plupart des fenêtres. Leurs propriétaires, rabattant les volets, les avaient ouvertes en grand et s’y penchaient, qui pour se plaindre du raffut, qui pour faire entendre son indignation sur le danger dans lequel on laissait vivre les paisibles citoyens de Paris, qui pour profiter de ce spectacle nocturne et gratuit.
Entourée de deux policiers et de quelques hommes courageux et conscients de leur devoir de bon Français, la concierge racontait d’une voix tremblante, entrecoupée de soupirs et de sanglots, la scène terrible à laquelle elle avait assisté. Le brigadier Clément écoutait d’une oreille distraite ses élucubrations, jetant quelques notes sur son calepin. Qui pourrait croire une chose pareille ? Un voleur qui courait sur des rayons de lune ? C’était totalement insensé.
« Êtes-vous bien sûre que vous n’étiez pas en train de dormir ? Vous aurez sans doute rêvé…
— Rêvé ? s’exclama la brave femme en levant les yeux au ciel. Oh, mais j’aurais bien voulu rêver, monsieur l’agent ! Mais j’étais bel et bien éveillée, je me suis même pincée pour vérifier que je ne dormais pas ! »
Clément secoua la tête, avant de demander :
« Et vous n’avez… rien bu ? Vous savez, juste un petit canon, histoire de vous donner du cœur à l’ouvrage ? »
Il lui lança un coup d’œil pétillant, histoire de lui montrer qu’il était facile de comprendre ce genre de choses, entre personnes habituées à travailler dur et tard pour le bien-être des autres.
« Mais qu’allez-vous insinuer ? protesta la concierge d’un ton horrifié, resserrant son châle autour d’elle avec une dignité de reine offensée. Je ne bois jamais une goutte d’alcool… »
Et moi, je suis le roi du Pérou, songea le brigadier avec un petit sourire entendu. Mais en homme expérimenté, il savait qu’il ne servait à rien d’essayer de lui faire avouer ce léger travers.
« Et n’êtes-vous pas non plus amatrice de ces histoires… rocambolesques que l’on lit dans les journaux ? Vous voyez de quoi je parle ? Toutes ces histoires du rez-de-chaussée (1), vous savez, tous ces contes à dormir debout… »
Il haussa un sourcil, satisfait de voir la façade de la brave femme s’effondrer quelque peu ; elle tapota son chignon et lissa sa jupe, en marmonnant :
« Heu… parfois, monsieur l’agent… Mais vous savez ce que c’est. Juste un peu, de temps en temps, pour me distraire… Ce n’est pas un crime.
— Ce n’est pas un crime, certes, madame, mais notez bien que cela a pu… altérer votre jugement… »
Il était particulièrement fier d’avoir pu placer cette formule, qu’il tenait de l’inspecteur divisionnaire lui-même. La cause était entendue : Clément songea dans son for intérieur qu’il faudrait un jour faire arrêter tous ces auteurs farfelus qui plantaient des idées saugrenues dans le ciboulot des honnêtes gens.
Il ferma son calepin, le rangea dans la poche de son uniforme et poursuivit :
« Il était tard, et vous avez travaillé dur… Il est tout à fait naturel que vous ayez cru voir… des choses. »
Il se tourna vers son sous-brigadier :
« Je crois que le rapport va être rapide, Fornassier. Venez, nous avons bien d’autres choses à faire cette nuit. Nous allons laisser tout ce beau monde se coucher. »
Le dit Fornassier regardait avec une expression rêveuse le toit sur lequel avait soi-disant couru le soi-disant monte-en-l’air.
« Peut-être devrions-nous quand même vérifier qu’il n’y a pas eu de cambriolage dans l’immeuble d’en face ? » proposa-t-il soudain.
Clément posa un œil sévère sur son acolyte trop zélé :
« Vous savez bien ce que nous ont rapporté les voisins : les propriétaires sont absents, en villégiature à la campagne. Personne ne serait capable de nous dire si quelque chose a disparu… Aucune fenêtre n’est cassée, aucune porte n’est fracturée. Vous n’allez pas me dire que vous croyez vous aussi aux histoires de fantômes ? »
Il tapa sur l’épaule du jeune homme :
« Allez, venez, Fornassier, laissez ces braves gens dormir du sommeil du juste. »
Le sous-brigadier opina, sans cependant paraître trop convaincu ; Clément secoua la tête : s’il fallait écouter à chaque fois ces jeunes trop diligents, le métier deviendrait bien trop fatigant ! Il aspirait à regagner le confort relatif de son poste et ultérieurement, celui de son lit.
Saluant la concierge dépitée et ses voisins un peu déçus, il s’apprêta à quitter les lieux. En reportant son attention vers Fornassier, il remarqua que celui-ci avait sorti de sa poche un petit carton imprimé qu’il tournait pensivement entre ses doigts. En coulant un regard vers l’objet, il crut distinguer à la lueur des réverbères les mots « Affaires hermétiques ». Ce qui ne voulait rien dire du tout. Mais après tout, ce garçon qu’on lui avait adjoint récemment était parfois un peu bizarre. Sans doute avait-il un peu trop étudié, ce qui tendait bien souvent à embrouiller les idées et à dissiper le bon sens inné qui était l’apanage de chacun.
Sans plus attendre, il quitta les lieux. Fornassier resta un instant en arrière, avant de le rattraper.
À une quarantaine de kilomètres de la ville de Paris, dans un pavillon de chasse niché parmi des bosquets de chênes, la jeune femme peinait à trouver le sommeil. Dérangeant la levrette qui dormait à ses pieds, elle repoussa ses draps et s’assit. Elle demeura immobile, les yeux grands ouverts dans le noir, les doigts crispés sur le lin froissé, sa poitrine se gonflant sous sa fine chemise au rythme de sa respiration.
Elle porta sa main libre au pendentif suspendu sur sa gorge : à tâtons, elle suivit le contour en forme de croissant. Elle ressentait une impression étrange, comme un écho qu’elle n’avait pas perçu depuis des temps lointains. Une mélopée presque oubliée renaissait au fond de sa mémoire. Elle pouvait presque sentir deux autres mains saisir les siennes, sous l’astre de la nuit ; des parfums aromatiques montaient des plantes froissées à ses pieds, sauge, thym, ciste… Les branches d’un bosquet sacré formaient un dais ajouré et frémissant au-dessus de sa tête.
Tout cela appartenait au passé…
Un souvenir. Un rêve.
Elle se força à clore ses paupières et se laissa retomber sur ses oreillers : demain dès l’aube, une partie de chasse l’attendait. Elle aurait besoin de toute son acuité.
(1) On appelait ainsi le bas des pages des journaux, où étaient publiés les romans-feuilletons.
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