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tome 1, Chapitre 18 tome 1, Chapitre 18

Alex et Dany étaient à présent chacun enveloppés dans une couverture polaire, assis à la table d’une cuisine devant une tasse de thé bouillant, les yeux hagards, l’esprit complètement retourné.

Ils s’étaient tous trois écroulés dans cette même pièce un moment plus tôt, en s’extirpant du portail de lumière pour finir sur le carrelage. Ils avaient entendu une voix, un juron. La maîtresse des lieux, une femme aux cheveux tressés et aux larges lunettes carrés, s’était mise à les pomponner du mieux qu’elle avait pu. D’après ce qu’Alex avait compris, il s’agissait d’une tante à Dany et ils se trouvaient dans sa maison, à plusieurs centaines de kilomètres de chez eux. Il fallait croire que les surprises n’étaient pas terminées.

Les deux adultes s’étaient mis à parler à l’écart. Leur hôtesse sembla très agitée. Puis elle revint vers eux et leur proposa de manger quelque chose. Aucun d’entre eux n’avait vraiment faim. Ils étaient épuisés, mais ne pouvaient pas non plus se résoudre à fermer l’œil, trop secoués par les évènements. Il faisait encore nuit noire dehors et Alex savait qu’il ne pourrait se résoudre à fermer l’œil que lorsqu’il verrait les rayons du soleil percer les carreaux de la fenêtre. L’idée même de tomber de sommeil avant l’arrivée du jour lui était insupportable.

Dany était réveillé et allait relativement bien si l’on prenait en considération le fait qu’il avait été avalé par un géant un peu plus tôt. Il n’avait pas soufflé le moindre mot depuis. Il se contentait de remuer la tête pour répondre aux questions. Les deux adultes s’installèrent eux aussi autour de la table avec une boisson chaude.

« Où est Panna ?

— Elle a été obligée de retourner à Paris pour le boulot. Elle en a pour une paire de jour.

— J’ai vu que les travaux étaient finis. J’aime bien.

— On va peut-être vendre la maison.

— Tu es sérieuse ?

— Au rythme où vont les choses, il va nous falloir un appartement en ville.

— Je ne vois même pas pourquoi ça m’étonne, vous n’avez jamais pu rester plus de deux ans au même endroit. »

Alex entendait les sons sans prêter attention à ce qu’il se disait. Il se sentait vide, estropié, moulu. Depuis combien de temps étaient-ils enfin revenus dans le monde réel ? Il devrait se sentir soulagé, pourtant cela ne faisait aucune différence. Il craignait à chaque seconde de revoir quelque chose d’anormal, quelque chose qui lui signalerait que le cauchemar allait recommencer.

« Ne t’inquiète pas, » dit son beau père, comme s’il lisait dans ses pensées. « Je sais qu’on a l’impression que le monde s’écroule, mais ça va passer. L’influence de cet endroit va se résorber et dans quelques semaines, tu auras du mal à te rappeler à quoi tout ça ressemblait. »

Il avait du mal à le croire.

« Comment on peut vivre… Comment on peut vivre avec ça ? »

Il s’agissait des premiers mots que Dany murmura. Sa voix sonnait… usée. Il regardait son père droit dans les yeux.

« Il n’y a pas d’autre choix que de vivre avec. »Répondit celui-ci avec douceur.

« Je vois encore son visage, continuait l’adolescent, je le vois encore devant moi, à moitié pourri et mangé. Comment tu peux oublier quelque chose comme ça ? »

Avant que la réponse ne vienne, on frappa bruyamment à la porte. La tension remonta d’un cran.

« Restez tous là, » ordonna la propriétaire des lieux, qui se leva avec une détermination remarquable. Elle quitta la cuisine, dans ses chaussons, sans doute pour aller jusqu’à l’entrée. Tous trois écoutèrent le silence avec anticipation, jusqu’à ce qu’enfin le bruit des verrous brise l’incertitude. Une voix joyeuse résonna dans le couloir. Des pas également.

« Ils sont dans la cuisine. »

Tous relevèrent la tête.

« C’est Thomas, » lança-t-elle en revenant dans la pièce.

Le jeune homme n’était pas du tout tel qu’Alex l’avait imaginé. Il devait avoir la vingtaine, plutôt élancé, il portait un débardeur bien trop large pour lui qui laissait entrevoir un tatouage sur son côté droit. Sa peau était bien plus brune que celle de son père et ses cheveux noirs tombaient sur ses épaules. Dans l’ensemble, de son expression à son apparence, il était l’exact opposé de son demi-frère. Il avait déboulé dans la cuisine, un grand sourire sur ses lèvres et son regard se posa aussitôt sur Alex, lorsqu’il inclina la tête. Il traînait derrière lui un sac, qu’il lâcha dans un coin, avant de se jeter dans les bras de son père, comme s’ils ne s’étaient pas vus depuis des lustres.

Dany était… Crispé. Thomas se contenta de leur faire signe de loin. Derrière lui venait d’apparaître un homme en pantalon et chemises noires, le double de leur âge, rasé de près et le regard sec. Lui aussi portait une valise qu’il déposa à côté de l’autre. Alex ne l’avait jamais vu auparavant, mais une chaude poignée de main fut échangée entre lui et son beau père.

« Pardon d’avoir mis si longtemps, lança Tom. On en a profité pour prendre vos affaires. J’ai juste eu à récupérer la valise de mon frangin, mais Alex, j’ai dû fouiller un peu dans tes placards pour t’en faire une. Désolé. Vu les circonstances, je n’ai pas eu le choix.

— Ce n’est pas grave, » répondit le concerné qui retint un couinement.

« La maison est revenue à la normale, mais par mesure de précaution vous devriez rester ici jusqu’à ce qu’on en soit absolument sûr. Sauf bien entendu s’il y a des objections…

— Aucune, répondit leur tante. Est-ce que tu as encore perdu du poids ?

— Absolument pas, » répondit Tom.

Pourtant la nervosité s’afficha clairement sur les traits de l’homme à sa droite :

« Est-ce qu’il prend son traitement Gab’ ? »

Thomas les interrompit :

« Oui Papa, je le prends. »

Le chef de famille lança un regard signifiant clairement qu’il parlait à l’autre adulte responsable dans la pièce. Le grand homme en noir répondit avec sarcasme :

« Oui, Papa, il le prend. »

Le Père en question inclina la tête. Il avait bien compris l’insinuation.

« Pardon, je voulais être sûr.

— Merci pour la confiance, marmonna le nouveau venu.

— Tu m’as déjà menti, tu sais. Je veux bien te croire, mais ce n’est pas toujours facile. »

L’attention d’Alex se détournait petit à petit de la discussion animée pour se fixer sur Dany qui n’avait pas bronché. Il y avait une expression sur ses traits qui l’inquiétait profondément, mais il n’aurait pas su dire pourquoi ou ce qu’elle représentait. Puis cela le frappa d’un coup. Thomas et son père parlaient avec une complicité qu’il n’avait jamais perçue entre lui et son autre fils. Évidemment il ne pouvait être sûr, mais se pouvait-il que Dany se sentait mis à l’écart d’une manière ou d’une autre ? Ce n’était peut-être pas juste ça. La lourdeur de son regard avait dû les interrompre, puisque Thomas se tourna vers les deux plus jeunes. Alex sentait presque la tension sortir du corps sur sa gauche lorsque celui-ci murmura :

« Il te haïssait. Et il t’aimait. Et il te haïssait.

— Crois-moi lorsque je dis que c’était réciproque. »

De quoi parlaient-ils ?

« Ce n’est pas un peu étrange que tu aies su ce qu’il se passait alors que tu as arrêté de te pointer chez nous il y a des années ?

— Dan ! »

Leur père voulut le recadrer, mais le plus vieux des deux frères avait levé une main apaisante.

« C’est une question valable. Pour te répondre, je savais que ça pouvait dégénérer un jour, alors j’ai, d’une certaine manière, gardé un œil sur certains… évènements. C’était un peu comme mettre une alarme. Juste au cas où.

— Tu veux me persuader que tu en avais quelque chose à faire ?

— Et pourquoi pas ?

— Tu te fous de moi ? Tu as passé ta vie à nous rendre l’existence impossible et quand tu en as eu marre tu es parti sans jamais demander de nouvelles, sans jamais revenir pour les fêtes ou pour savoir si j’allais bien. T’en as jamais rien eu à foutre de nous, tu vois juste Papa parce que sans lui tu crèverais la dalle ! »

Cet emportement était sorti de nulle part. Alex était cloué sur sa chaise. La chaleur de la tasse de thé avait quitté ses mains. Thomas fixait son frère de ses yeux noirs comme s’il cherchait à déchiffrer ce qu’il venait d’entendre. Il avait l’air calme. Très calme.

Trop calme.

« Je n’ai jamais voulu partir, murmura-t-il. Personne ne veut quitter sa maison pour un hôpital.

— Et puis d’abord c’est quoi cette histoire de vampire qui en a après nous ? Vous comptiez m’en parler quand ? Et la mère d’Alex ? Si c’est vraiment un si gros danger, vous comptiez lui dire au moins ? Est-ce qu’elle sait ? »

Le malaise était palpable autour de la pièce.

« C’est dans les plans, » interrompit leur tante.

« Oh ? Dans les plans ? C’est un peu tard pour que ce soit dans les plans !

— Dan, ce n’est pas vraiment quelque chose que l’on peut placer entre la salade et le fromage.

— Et ma mère ? Elle savait ? »

Leur père était devenu pâle comme un linge.

« Non, elle l’ignorait, » répondit Thomas.

« Est-ce que c’est pour ça qu’elle est partie ?

— Il y a un paquet de raisons pour lesquelles…

— Je parle à p’pa, pas à toi, Ok ? C’est pas ta version que je veux entendre ! Tu n’as pas le droit de la donner après ce que tu as fait. »

Pour la première fois, Tom sembla hors de lui :

« Excuse-moi ? »

— Tu as très bien compris ! Quand je pense que ma mère elle…

— Ta mère c’était une connasse !

— Thomas ! »

S’il avait pu, Alex se serait roulé en boule sous la table. Il se sentait de trop, il n’avait pas sa place au milieu de cette dispute.

« Ça suffit ! »

Gab’ avait empoigné fermement son ami par l’épaule pour le sermonner :

« Tu exagères et il ne mérite pas de t’entendre dire des atrocités.

— Tom, c’est un gamin. » Interjeta son père.

— Ça n’est pas une raison valable !

— Si ! Renchérit l’autre en haussant le ton, si ça l’est ! »

Il se dégagea violemment des bras de Gab’.

« Tu ne peux pas laisser passer toutes les bêtises qu’il fait sous prétexte qu’il est jeune ! Pas étonnant qu’il soit aussi pourri gâté !

— Tu es malade, grogna Dany.

— Oh ? Eh bien oui et puis après ? Tu veux qu’on reparle du calvaire que t’as fait subir à ce garçon ? Tu veux qu’on en reparle ? Tu crois quoi, que je suis aveugle ?

— Tu ne sais rien du tout !

— Tu es bien comme ta mère ! Tu es une enflure qui détruit tout ce qui ne te ressemble pas ! »

Les chaises grincèrent brutalement. Les deux frères étaient debout. Il y eut un court instant où Alex fut persuadé qu’ils allaient s’entretuer. Ils se retrouvèrent presque nez à nez, avec leur père d’un côté et l’ami de la famille de l’autre, qui devaient les retenir pour ne pas qu’ils se battent en plein milieu de la cuisine. Ils parvinrent à les séparer et Dany fut contraint de se rasseoir. Mais l’animosité n’avait pas disparu et au milieu des insultes qui fusaient, il hurla :

« C’est à cause de toi que ma mère elle nous a abandonnés ! C’est de ta faute ! C’est toi qui l’as faite partir ! Et ensuite tu nous as tourné le dos ! C’est toi qui as tout détruit ! »

Un silence lourd tomba soudain sur l’assemblée. Aux yeux de leur père, on voyait qu’il avait touché à un sujet tabou. Son grand frère ricana :

« Ah oui, ta mère. Qui m’a abandonné quand je n’avais même pas dix ans. Une vraie pointure d’héroïsme.

— Thomas… »

Leur tante semblait vouloir calmer le jeu, mais le jeune homme l’ignora.

« Est-ce que tu sais ce que c’est d’être interné de force ? D’être tellement shooté pour un oui ou pour un non que tu n’en vois même plus passer les jours ? Toi à mon âge tu pouvais t’amuser tranquillement dehors. Moi, personne ne pouvait me calmer alors ils me filaient des merdes. »

Thomas se tourna vers son père.

« Je pensais que tu allais venir me chercher. Tu n’es pas venu.

— Ce n’était pas de sa faute.

— Je sais Catherine. Mais ce n’était pas de ma faute non plus. »

Elle se tourna vers Dany, le regard peiné :

« Quand ta mère est partie, elle a vidé le compte commun. Votre père s’est retrouvé à nouveau dans une situation financière assez délicate, avec cette fois deux enfants à charge. C’est pour ça qu’il a été contraint de laisser Thomas en hôpital plus longtemps qu’il ne l’aurait voulu. Il ne pouvait pas s’occuper de vous deux en même temps. Pas cette année-là en tout cas. C’est moi qui suis allée le récupérer quand je suis revenue en France. Je sais qu’on ne te l’a jamais dit, mais toi non plus tu n’allais pas très bien à ce moment-là.

— Si j’avais vraiment été une menace pour toi, tu crois vraiment qu’elle ne t’aurait pas prise avec elle ? Arrête de l’idolâtrer comme ça. Elle ne t’aimait pas non plus. »

Aussitôt la figure de Tom retomba. Il avait craché le mot de trop et il en était conscient. Le plus jeune était devenu blême, son visage était crispé. Alex se rendit compte qu’il s’était levé, comme pour protester silencieusement face à la remarque. Lorsqu’il sentit tous les regards sur lui il se rassit, son voisin était recroquevillé sur lui-même.

« T’es qu’un connard. » répliqua Dany en un souffle à peine perceptible.

Sa voix avait eu du mal à quitter sa gorge. Il était plié en deux, avachis sur la table, et finalement son front vint se reposer sur ses deux poings serrés. Il renifla.

L’abandon.

C’était un sentiment qu’Alex ne connaissait que trop bien. Il voulait montrer son soutien, malgré tout le ressentiment qu’il pouvait éprouver. Rien de ce qu’il s’était passé n’avait pu tuer sa compassion. C’était effrayant presque. Recevait-il seulement une carte postale pour son anniversaire ? Probablement pas. L’histoire de sa belle famille lui sembla tout à coup beaucoup moins banale que ce qu’il avait escompté. Thomas avait l’air rongé par le remord, mais n’osait souffler mot. Dany était prostré, l’œil brillant et rougis derrière son bras, qu’il fixait d’une manière indescriptible. Il se retenait d’exploser. Alex sentit dans son dos un frisson. Lorsqu’il jeta un regard autour de la table, il se rendit compte que tout le monde était en train de pleurer. Son attention rencontra les cookies que leur hôtesse avait sortis pour le thé nocturne. Il se rappela du geste culinaire de son camarade, qui n’avait pas su quoi faire d’autre pour faire ses excuses, avant que tout ne dégénère.

« On a laissé le gâteau dans la cuisine, comme des cons. »

La tête de Dan s’écroula alors sur la table et il fondit en sanglot.


Texte publié par Yon, 18 décembre 2017 à 08h51
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