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tome 1, Chapitre 16 tome 1, Chapitre 16

Le mot « épuisement » n’était plus suffisant pour qualifier le niveau de fatigue dans lequel se trouvait le jeune Alex. Si l’autre garçon avait retrouvé son état normal, lui restait encore partiellement coincé dans une sorte de bulle qui le coupait du décor, des sons et même de ses propres sentiments. Le bruit régulier de sa respiration emplissait à lui seul ses tympans et les paroles qui lui étaient adressées avaient peine à couvrir le tambourinement de son cœur.

Elle était encore là, elle n’avait pas disparu. Sur son bras, elle s’agrippait, un leste sur sa conscience. Une rage, profonde, qui attendait son heure, qui attendait son ennemi. Elle murmurait à son instinct que bientôt, il serait l’heure de se réveiller. Il n’était pas sûr de le vouloir. Rien n’existait là dehors à part la douleur. Rien. Rien du tout.

Puis Thomas reprit le contrôle. Il observa ce bras devenu noir et il lui aboya dessus :

« Tiens-toi tranquille, nous sommes trois dans cette tête ! Autan rester civilisé. Non, ça ne me plaît pas non plus, mais j’ai besoin de savoir ce qu’il y a là-dedans ! Tu es coincée avec nous, alors fait avec. Si tu veux Alba, je te le laisse. »

Leur père avait fini par localiser une haute porte et au-delà, on pouvait sentir des battements, comme venant d’un cœur gigantesque. Ils touchaient au but. Pourtant, maintenant que la fin du chemin se trouvait devant eux, l’hésitation s’était faite plus grande. Tous redoutaient ce qui allait apparaître derrière cette arche haute de plus de dix mètres.

Dany se tenait derrière ses aînés, son pouls si rapide qu’il se demandait s’il n’était pas au bord de la crise cardiaque.

« Et si ça ne marche pas ? demanda-t-il.

— J’ai une sorte de plan B, répondit son demi-frère, mais ne compte pas trop dessus. »

Au bout d’un moment, ce fut Thomas qui prit la décision de bouger. Il marcha jusqu’au palier, boitant subrepticement, et posa ses mains contre les pans d’un bleu sombre.

« Je peux l’ouvrir, » chuchota-t-il. « Vous entendez ? On croirait un enfant qui pleure. »

L’adolescent avait beau tendre l’oreille, rien ne venait troubler le silence mis à part ce rythme sourd, ce cœur qui cognait à l’unisson avec le sien.

De tout son poids, Tom poussa les doubles battants qui cédèrent sans le plus petit bruit. Dany sentit son dos se raidir. Tous trois avancèrent vers les ténèbres de ce qui ressemblait à une grande cave. La température chuta encore. Des stalactites trônaient au plafond, aussi menaçantes que des crocs.

Pendant qu’ils s’engouffraient dans cette cathédrale de pierre, la lumière diminua progressivement. C’était la porte qui se refermait derrière eux en silence. Dany n’avait plus la force de paniquer. S’ils ne trouvaient pas leur réponse ici, alors elle ne serait nulle part. Quelle différence entre être prisonnier là-dedans et là-bas ? Il se rendit compte qu’il n’arrivait même plus à se souvenir de la chaleur du soleil sur sa peau. Il fallait en finir et vite.

Ce ne fut que lorsque l’obscurité tomba et que l’entrée fut complètement obstruée, qu’enfin, il apparut devant eux. Clouée à la paroi de pierre comme le Christ sur sa croix, la forme de cinq ou six mètres de haut semblait constituée entièrement de verre. C’était une silhouette humaine. Dany se rappela les enfants dans les murs. D’une façon similaire, les lierres sombres s’enroulaient tout autour de ses membres et le perçaient de par en par, jusqu’à emprisonner son cœur. Celui-ci était encore battant, là dans sa poitrine, il donnait l’impression de se défendre, retenant tel une fiole un liquide foncé et rouge. Les dernières gouttes de son sang. Et tout autour ces horribles lianes qui voulaient le percer, voler les réminiscences du précieux fluide. Une coquille vide que rien n’avait épargné et qui protégeait coûte que coûte ce qu’il restait de sa vie, avec ses dernières forces. C’était navrant. En raison de sa nature translucide, il était difficile de voir à quoi il ressemblait, mais s’il l’on en croyait l’inspiration tremblante qui échappa à Thomas, lui n’avait eu aucun mal à le reconnaître.

« Armstrong. »

Un juron échappa à son père. Dany voulut les interrompre :

« Hum…

— Je te présente le plus célèbre nécromancien n’ayant jamais existé, » murmura son frère pour répondre à sa curiosité silencieuse. « Le plus célèbre, mais aussi le plus craint. Il y a presque deux siècles, il s’est volatilisé sans laisser aucune trace, emportant le secret de ses recherches avec lui. Personne ne sait ce qu’il… Oh si j’avais su je serais venu te chercher plus tôt. »

Dany sursauta. Ce n’était plus à lui que Thomas parlait. La silhouette gigantesque avait relevé la tête.

« Toi ! Traître ! » lança une voix brisée. « Tous des traîtres ! Tu es là pour me regarder mourir ? Vous êtes tous là pour ça. Vous m’avez abandonné dans cette prison. Vous m’avez trompé. »

Leur père avait reculé de plusieurs pas, les yeux révulsés par le choc.

« Non. Ce n’est pas…

— Il n’a pas eu le choix, » coupa Thomas, sûr de lui. « Et toi non plus d’ailleurs. Mais il t’a cherché. Beaucoup de gens t’ont cherché. Je suis navré de la souffrance que tu as dû subir ici. Vraiment. Pour tout ce que tu as enduré, je te demande pardon. Et toi ? Es-tu désolé ? Es-tu seulement un tout petit peu désolé ?

— Mon nom a été volé. Mon corps a été volé. Je reste ici, oublié de tous. Que veux-tu de plus ? »

Avant même qu’une réponse ne soit formulée, la caverne tout entière trembla. Sorti de partout et de nulle part, un écho à l’intérieur de leur crâne les figea sur place :

« Enfin. Vous voici arrivés, mes enfants. »

Dany avait l’impression que quelqu’un était dans son esprit, murmurait à son oreille, mais ils étaient seuls.

« Nous allons pouvoir commencer. Quelle joie de vous voir mourir, après toutes ces années de lutte, après vos incroyables détours. C’est maintenant la fin. »

Les liens qui retenaient l’homme de verre se mirent à bouger et resserrèrent leur étreinte, même autour de son cœur. Deux lianes s’entremêlèrent à l’intérieur de lui et grimpèrent jusque dans sa tête, dans son crâne. L’être devant eux lâcha un cri de pure douleur et Thomas c’était élancé vers lui, déterminé, mais impuissant.

« Arrête ! Tu ne peux pas lui laisser le contrôle ! S’il gagne, s’il prend ce qu’il reste du savoir qui coule dans tes veines alors tout est perdu ! Tu ne peux pas le laisser ! On est ici pour te sortir de là ! Tu dois te battre ! »

Il était trop tard. Ces choses le contrôlaient à présent, tels des fils le reliant à un marionnettiste invisible. Thomas dut s’en rendre compte puisqu’il se retourna pour leur crier:

« Vous allez devoir récupérer le corps d’Alex ! Tenez-vous prêts ! »

Les pieux qui retenaient la gigantesque silhouette au mur cédèrent et le nécromancien fut lâché, ses yeux brillants d’une lueur rouge terrifiante. Le sol tremblait sous son poids. Il était leur bourreau. Tom n’avait pourtant pas reculé, aussi immuable qu’une statue. Dany crut une seconde que la colossale main devant eux allait le faucher d’un seul coup, lorsqu’une longue boîte tomba avec un bruit de tonnerre, les séparant momentanément.

C’était un cercueil de métal, verrouillé par des boulons. À peine eut-il touché terre que le jeune corps qui se tenait devant lui s’affaissa. Dany vit son père lui faire signe et il n’eut pas besoin la moindre hésitation. Ensemble, ils s’élancèrent, saisirent le lycéen inconscient par les bras et le traînèrent vers l’arrière de la cave le plus vite possible. On entendit un grincement de métal atroce. Les boulons sautèrent comme des balles de fusil et le couvercle du cercueil tomba bruyamment.

Dany tourna la tête et aperçu derrière son dos une immense marionnette de fer sortir de sa boîte, un étrange couvre-chef sur le crane, les yeux vides. L’objet fait de broutilles et de tissus s’étira. Ses bras se terminaient par de larges mèches de perceuses. Elles étaient gigantesques et se mirent en rotation à une vitesse croissante. Le boucan résonna contre les parois de pierre pour devenir intenable. La marionnette se retourna et se jeta sur le titan de verre, déterminée à percer sa carapace, vers le cœur encore gorgé de sang.

Lorsqu’Alex revint à lui, il se retrouva face à une vision d’apocalypse. La terre tout entière vibrait et les stalactites au-dessus de lui vacillaient dangereusement. Il se sentait serré. C’était Dany qui le tenait par les épaules, agenouillé juste à côté. Une bataille dantesque se déroulait à quelques mètres d’eux. Son beau-père était debout et semblait maintenir une sorte de bouclier invisible devant lui, qui se fissurait peu à peu sous les coups d’un poing gigantesque. Une créature métallique alla érafler le bras de verre au milieu d’un jet d’étincelles.

Tout ce bruit… Il ne s’entendait plus penser. Il n’avait pas pu récupérer complètement ses esprits qu’un nouveau flash vint l’envahir, le brûlant jusqu’à son âme. L’adolescent sursauta, s’extirpant de l’étreinte de son camarade et s’éloignant de lui le plus possible. Il termina à quatre pattes, saisi par une nausée foudroyante, des larmes devant les yeux, au milieu d’un vacarme insoutenable. Des voix s’élevaient, lointaines, mais bien trop faibles pour être comprises.

Ça suffit, il faut que ça s’arrête.

Un second flash et il se mit à crier. Il n’avait pas besoin de se retourner pour savoir que Dany le voyait également. Il l’avait entendu hurler en même temps que lui. Tous ses pires souvenirs lui revenaient en mémoire, par vague et de manière confuse. Il luttait de toutes ses forces pour les garder loin de lui.

Je ne veux pas qu’il voie ça. Personne ne doit voir ça.

Ses dents grinçaient sous la pression. Il ne savait plus quoi faire pour ne pas mourir de honte. Quand enfin sa vision revint enfin à la normale, il distingua ses deux mains sur le sol, la droite entièrement noire là où la louve s’était attachée à lui. Mais ce n’était plus ça qu’il regardait. Au bout de son bras gauche, d’étranges poils sortaient sur le côté de ses doigts. Ces derniers se rallongeaient progressivement pour ressembler à des pattes d’araignées. Il pouvait sentir son corps changer, aussi certainement que la pierre tremblait sous ses genoux. Puis les flashs revinrent. L’adolescent se surprit à souhaiter sa propre mort. Que tout s’arrête, qu’il se métamorphose en l’un de ces monstres pour que sa conscience cesse de le tourmenter chaque seconde. Il ne voyait rien d’autre que ces visions, que ses pires moments qui tournaient en boucle dans sa tête, mais malgré le bruit il entendit au loin un feulement horrible, déformé, qui grandissait au fur et à mesure qu’il se perdait dans ses cauchemars. Il soupirait :

« J’en ai plus rien à faire. Plus rien. Tuez-moi maintenant et qu’on en finisse. »

La lumière blanche se fit plus violente. Il entendit Dany crier juste derrière lui. Ils partageaient toujours leurs visions. C’était injuste. Pourquoi était-ce lui que devait être humilié jusqu’en sa dernière heure ? Le feulement reprit.

« Va te faire foutre, saleté ! Tu crois que je n’en ai pas eu assez ? Pourquoi tu ne me tues pas ? Qu’est-ce que tu peux bien avoir à y gagner ? Tu veux que je rampe ? Que je te supplie ? Ben tu sais quoi ? Vas-y ! Montre-leur ! Montre-leur à tous les merdes que je me suis bouffé. J’en ai assez… J’en ai assez… Ça ne sera jamais pire que de me faire bouffer de toute façon. »

Pendant qu’il murmurait cette phrase, il reprit un instant le contrôle de ses pensées. Son regard se posa sur ses mains difformes et immobiles. Quelque chose avait changé. Son bras droit était parcouru de fourmillements, comme s’il était en train de se réveiller. La lumière blanche tenta de revenir. Il la repoussa. Avec difficulté certes, mais il y arrivait. Il s’écroula sur son côté gauche. Sa tête bourdonnait, grinçait sous une pression trop forte.

Alors seulement, il sentit quelque chose se poser sur son épaule. Dany s’était traîné jusqu’à lui. Les yeux rougis, il n’avait pas l’air non plus en très bon état. Il se mit à parler et pour la première fois, il l’entendit aussi facilement que si tout le bruit de la caverne s’était tu.

« Ne t’en fais pas. Je me suis pissé dessus devant mon grand frère, on est plus à ça près, toi et moi. »

Mais ce n’est pas la même chose !

Le flash revint à la charge et Alex dut mettre tout le poids de sa volonté pour garder le contrôle. La voix de Dany continuait :

« Quand j’ai eu huit ans, j’ai vomi sur un gâteau de mariage… »

Qu’est-ce que tu racontes ? Ce n’est pas comparable avec ce que j’ai subit. Avec ce que TU m’as fait subir. Que veux-tu, que je te plaigne ?

« La première fois que j’ai été malade, je puais tellement que la maîtresse m’a fait sortir de la classe. »

Il n’y avait aucune tristesse pourtant sur ces traits.

« Une autre année, j’ai jeté une pelle de jardinage sur un gamin plus vieux que moi, qui avait insulté ma mère. J’aurais pu le tuer, je crois, ça l’a frappé en pleine tête. »

Alex observa le garçon devant lui et il vit dans son regard une détermination indéfinissable. Puis il commença à comprendre. Des vampires, avait dit Thomas. Il n’était pas mort parce que ces choses le considéraient comme leur repas. Une présence se nourrissait de sa honte, c’était pour cela qu’elle envoyait les mêmes visions dans l’esprit de Dan. Pour le maintenir en état de détresse, parce que ça le faisait paniquer. Cet idiot parlait pour essayer de tuer sa détresse, pour le maintenir hors de l’eau alors que rien ne pourrait le faire et il le savait. Dany n’avait jamais vécu ce qu’il avait vécu, donc il faisait la seule chose qu’il pouvait faire. Essayer de rétablir une balance qui ne pouvait être rétablie. Il ne devait même pas s’en rendre compte.

Ce n’était qu’une émotion et il pouvait s’en détacher, trouver un moyen de passer outre, même si ce n’était que pour une courte période. Oui, peut-être que ce serait suffisant pour les sauver.

Comprenant cela, Alex ferma les yeux et laissa les flashs le submerger. Il eut l’impression que ses rétines allaient brûler. Pourtant les images qu’il voyait avaient perdu tout leur pouvoir. Et l’horreur s’arrêta aussi vite qu’elle était apparue.

Lorsqu’il rouvrit les paupières, Dany était toujours là, le regardant incrédule. Aucune des visions ne revint. Tout semblait changé, jusqu’à l’air qui emplissait ses poumons. Il entendit un chuchotement :

« Tes mains… Elles sont redevenues comme elles étaient… »

Malheureusement, son camarade n’eut même pas le temps d’esquisser un sourire. Un corps enveloppé d’un manteau noir fut projeté jusqu’au mur derrière eux. Alex, terrifié, vit une gigantesque tête translucide agripper la jambe d'un Dany tétanisé avant de l’avaler tout entier. Celui-ci se retrouva à tomber dans le corps du titan avant d’être enveloppé dans les lianes qui l’étranglèrent. Son seul cri de détresse s’éteignit presque aussitôt.


Texte publié par Yon, 5 décembre 2017 à 20h19
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