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tome 1, Chapitre 11 tome 1, Chapitre 11

Sur l’autoroute, en pleine nuit, une voiture roulait seule en direction du sud. Hors saison, tout était vraiment désert. Le conducteur hésitait à allumer la radio pour ne pas s’endormir au volant. Le passage régulier des bandes blanches sur le bitume était en train de le plonger dans un état second.

Il allait appuyer sur le gros bouton bleu lorsqu’un faible froissement attira son attention malgré le ronronnement du moteur de la vieille voiture. Il leva son regard vers le rétroviseur, pour constater que l’ombre allongée sur la banquette arrière était bel et bien en train de bouger.

« Tout va bien derrière ? »

Un grognement reconnaissable lui répondit. Il ne put s’empêcher de sourire. Il était peut-être plus sage de lui laisser le temps de se remettre. Finalement, ce fut le dormeur qui se manifesta :

« J’ai mal. Combien de temps avant qu’on sorte de l’autoroute ?

— Une quarantaine de minutes.

— Sérieusement ? Appuie sur l’accélérateur ou on va à la catastrophe. »

À son tour, le conducteur grogna.

« Nous faire arrêter par la police ne fera que nous ralentir. Ça n’en vaut pas la peine.

— Gab’, c’est bien pire que ce que je pensais.

— Je nous emmène là-bas le plus vite possible, je te le promets. »

Alex s’était retrouvé seul. Seul au milieu des corps et des gargouillis. Il ne savait plus s’il tremblait de peur ou de froid. Il ne comprenait plus rien. Dany n’avait même pas été capable de lui expliquer où ils étaient.

Il avait l’impression que l’intégralité de ses intestins était en train de se dissoudre. Pas simplement à cause de la douleur. Les gargouillements indescriptibles qui envahissaient l’air abîmaient le peu de volonté qui lui restait. Que cherchaient ces créatures ? Allaient-elles les tuer rapidement ou allaient-elles les faire souffrir ? Valait-il mieux qu’il se débatte pour qu’on l’achève plus vite ? Ou est-ce que cela aurait l’effet inverse et, tels des chats, allaient-elles prendre un malin plaisir à jouer avec leur victime impuissante ? Il ne voulait pas mourir. Cette peur irrésistible était en train de le conquérir de l’intérieur et cette descente prit un nouveau tournant lorsqu’il entendit le cri rauque de Dany un peu plus loin.

Troublé, Alex décida qu’il ne pouvait plus rester où il était. Une pulsion en lui le persuadait qu’il fallait qu’il bouge, coûte que coûte. Ne pouvant se relever, il rampa à demi sur le côté, sa paume droite pressée contre sa blessure. Celle-ci battait sous sa paume. Les bruits se faisaient plus insistants et bientôt une voix familière s’y mêla.

Oh, non.

Est-ce qu’ils étaient sur lui ? Est-ce que les choses étaient en train de le tuer ? Pourquoi ? Pourquoi avait-il fallu qu’il attire leur attention vers eux ? S’ondulant ainsi sur le sol granuleux, il ne devait être qu’un ver. Il réalisa bien assez vite qu’il laissait derrière lui une traînée de sang. Il avait le vertige. Ses membres devenaient mous comme du coton. Son regard ne se levait plus vers le décor cauchemardesque. L’ombre tombait.

Un flash.

Il est compressé dans le noir, enfermé seul dans un espace trop étroit. Il secoue la porte mais rien n’y fait. Le manque d’air… Étouffé…

Ses poumons convulsèrent.

Qu’est-ce que c’était que ça ?

Sa vision revint à la normale. Alex regarda tout autour de lui. Les enfants emmurés le regardaient tous à présent, de leurs orbes blancs sans pupille. Que se passait-il ? Avaient-ils réellement tous tourné leurs têtes ou était-ce son imagination ? Il perdait sans doute pied.

Un flash.

Assis, regardant ses mains plutôt que la porte. Il avait été convoqué chez le proviseur à nouveau. Bientôt, ce serait son tour. Il avait fait ses devoirs, mais on les lui avait volés. À quoi bon se défendre après tout ? Il n’aurait jamais la paix…

Il fut ramené à lui par la larme chaude qui coula en suivant le contour de son nez. Tout contrôle de son corps lui échappait. Était-ce pour ça qu’on racontait que l’on voyait sa vie défiler devant ses yeux en mourant ? Merde. Les enfants le fixaient encore. Leurs pupilles étaient devenues rouges. Il haletait. Son incapacité à retenir ce son fut certainement ce qui le trahit. Les créatures s’approchaient rapidement. Il les entendait courir vers lui. Soudain, un autre rythme. Des chaussures ? Il était vivant ?

Un flash.

Une chute. Heurter le carrelage. Ils riaient. Dany riait. Il était au sol, son dos lui faisait mal… Et il riait. Le sol froid. Indifférent. Les moqueries.

C’était injuste. Pourquoi était-ce lui qui devait mourir après tout ce que Dany lui avait fait ? Lui était encore-là, indemne. Il courrait ! Alex baignait à présent dans le noir le plus absolu.

Ne pas partir. Respirer. S’accrocher. Pourquoi ? Cet enfoiré ne mérite pas de vivre. Il a toujours eu ce qu’il voulait.

La douleur de cette satanée blessure allait de mal en pis. Il ne put retenir ses cris bien longtemps. Ca le perçait, brûlait tout, mais beaucoup trop lentement. C’était comme sentir chacune de ses cellules agoniser l’une après l’autre. Il n’y voyait toujours rien. Que se passait-il ?

Tu ne sais pas ce que c’est la douleur, la vraie, celle que je dois bouffer tous les jours, toute ma vie. Je n’ai jamais été heureux moi. C’est de la faute de gens de ton espèce. Je vais crever et je n’ai jamais été heureux.

Il avait comme une boule dans l’estomac. Elle tournait et se retournait. Ses doigts se crispèrent contre sa peau. Alex s’entendait appeler à l’aide, mais ne contrôlait plus rien. Ses oreilles sifflaient tellement qu’il en avait mal à la tête. Lentement, trop lentement, la boule remontait vers son plexus. C’était atroce.

Je n’ai pas mérité de souffrir. Il n’y a aucune justice.

Pourquoi tout ne s’arrêtait pas ? Il aurait dû être mort depuis longtemps… Pourtant il ne voulait pas. Le chaos. La douleur qui venait par vague. Ses talons tapaient violemment le sol en pure perte. Tout à coup, sa gorge se bloqua.

Alex avait arrêté de respirer.

Enfin ?

N o n.

P a s m ê m e d a n s d i x s i è c l e s.

Quelque chose n’allait pas. Son corps était comme sous pression. Il entendit un claquement et sa cage thoracique se souleva. Sa propre chair bouillonnait hors de sa peau. Il avait l’impression que son cœur était en contact avec l’air extérieur, beaucoup trop froid. S’était-il habitué à la douleur ? Elle n’était plus aussi dure.

La boule dans sa gorge n’en était plus une. C’était devenu une partie de lui. Il ouvrit les lèvres et elle sortit. La sensation était celle d’un muscle. Une langue gigantesque qu’il contrôlait parfaitement. Il était en train de reconquérir son corps, peu à peu. Il ne respirait plus que par le nez. C’était étrange. Il y voyait sans y voir. Les alentours n’étaient que ténèbres, pourtant il distinguait clairement les cadavres suspendus dans les murs, les créatures sans queues-ni têtes, qui s’étaient figées autour d’un garçon immobilisé par la peur… Ah oui.

Dany debout, bien vivant. Et cela lui vint. La soif. Une soif comme jamais Alex n’en avait connu. Une sensation acide dans ses mâchoires, un appel dont chaque parties de lui se faisait écho. Son âme chantait son besoin de sang. Les êtres autour d’eux reculèrent, puis s’enfuirent. Il n’y avait plus qu’eux. Et le lycéen tout à coup, lui paraissait aussi attrayant qu’une grande carafe d’eau fraîche. Il pouvait presque imaginer le goût de ses globules sur son palet. Oui, c’était comme s’il savait déjà à quel point il était délicieux. L’heure était venue pour lui de mourir. Il fallait étancher sa haine autant que sa soif. Après tout, lui avait eu une belle vie. Il ne souffrirait pas autant que lui avait souffert, dans sa tête, dans sa chair. Il était temps pour cet idiot de payer.

Ah tu voulais jouer au héros ? Tu voulais me sauver ? Et bien, tu vas me sauver.

Cette nouvelle partie de lui frappa tel un fouet et saisit Dany à la gorge. Ce dernier voulut retenir de toutes ses forces cette espèce de serpent qui le serrait pour le priver d’air. Alex se sentait si fort. Rien de ce que l’adolescent pourrait fait n’aurait le pouvoir de l’arrêter. L’odeur du sang se teintait de mille couleurs. Il le flairait, là, juste derrière la peau, parcourant les muscles de son cou qui lutait encore.

Je veux que tu meures comme j’ai failli mourir. Je veux que tu saches.

Il compressa sa mâchoire et trouva un moyen d’entrer dans sa bouche pour descendre dans sa gorge. Il allait étouffer, aussi lentement que possible. Alex aurait pu en rire. Il se rendait bien compte que sa victime essayait de le mordre pour lui faire lâcher prise. Une perte d’énergie. La douleur n’était plus qu’une vague chose engourdie et distante. Se débattre était inutile. Le frapper était inutile. Tirer pour se libérer était inutile.

Alex apprenait encore à se servir de ce nouveau corps. Que de différences ! Et quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il découvrit que la pointe de cette extension sortie de ses entrailles pouvait couper aussi sûrement qu’une lame de rasoir. Il trancha par mégarde un bout de chair de l’œsophage. Le cri que tenta d’expulser Dany ne fit qu’affaiblir sa position. Le sang coula. Un frisson. Comme avec une paille, il l’aspira, le fit venir jusqu’à lui. Ce goût de fer aurait pu être abject, mais il y trouvait toute une myriade de petites saveurs qu’il n’avait jamais connue durant sa courte vie. Pendant qu’il avalait ces quelques gouttes, une grande joie commença à se frayer un passage dans son esprit. Une euphorie même. Tellement qu’il sentit à peine les vibrations des cris désespérés du garçon toujours prisonnier. Un bonheur qui paraissait… Jeune, électrique. Fait de rires qui vous pincent les côtes, de courses, de coups, de caresses. Un vent qui emporte tout, rapide, puissant et à la fois éphémère. Cela prit quelques instants avant qu’il ne réalise enfin que c’était bel et bien la joie de Dany qu’il était en train de boire.

Plus. Je veux qu’il ne te reste rien. Je veux que tu te vides.

Il coupa encore. Se cola à la plaie. Celle-ci était trop petite, il n’aspirait que des gouttes. Ces faibles quantités étaient cependant suffisantes pour panser son âme, ramollir la douleur, détendre ses muscles. Pourquoi n’avait-il pas connu une sérénité comparable à celle-ci ? Dany continuait à crier son angoisse. Et cela le rendait heureux. Il ne s’était jamais senti aussi bien. Il avait chaud, il était confortable. Une torpeur de grâce matinée, dans des draps confortables et propres, mais sans lendemains, sans lycée, sans crainte. Il était grand temps de faire disparaître cette soif insupportable, et de baigner seul dans cette chaleur inconnue. Oui. C’était la fin.

Soudain… Un flash.

Il fut différent celui-ci. Plus doux. Moins agressif. Alex se laissait tomber à l’intérieur de lui-même. Avant qu’il ne comprenne ce qui lui arrivait, il se retrouva debout dans un décor qu’il était certain de connaître.

Un sol de verre, qui s’étendait à l’infini vers un horizon nocturne d’une nuit qui n’en finissait plus de tomber. Les étoiles les plus brillantes de l’Univers dans le ciel et sous ses pieds, une ancienne maison en ruine, auprès de laquelle se tenait un tronc d’arbre nu. Un vieillard s’appuyant sur une canne pour ne pas tomber.

« Magnifique, n’est-ce pas ? »

Un petit cri lui échappa. Il lutta pour se retourner. Il avait l’impression de ne plus savoir où étaient ses jambes et ses bras. Sa respiration se retint.

« C’est le spectacle le plus mélancolique que je n’ai jamais vu, continua la voix. J’aime beaucoup cet endroit, même s’il est abandonné depuis longtemps. »

À quelques mètres derrière lui se tenait un jeune homme de son âge, aux cheveux bouclés et sombres, qui portait des lunettes et des vêtements identiques aux siens.

« Ah oui. Désolé pour l’accoutrement. Il semblerait que ton inconscient ne puisse pas me voir sous un autre jour et ce n’est hélas, pas l’heure de négocier avec lui. Je ne ressemble pas à ça en vrai. »

C’était bouleversant, être devant un miroir et voir d’un seul coup son reflet prendre vie, parler, bouger. Sauf qu’il n’y avait pas de miroir. Et que son reflet était fait de chair et de sang. Ne sachant pas quoi dire, il bafouilla :

« Où… Où on est… Est-ce que… ?

— Nous sommes en sécurité. Cet endroit se trouve dans mon imaginaire. Personne d’autre que moi ne peut y accéder. »

En voilà une phrase qui n’avait pas de sens. L’autre lui reprit :

« J’ai bien peur que le temps nous soit compté. Alex, est-ce que tu comprends ce qui est en train d’arriver ?

— Je… Non… Ça fait un moment que je ne comprends plus rien. »

Son interlocuteur lâcha un soupir. Il ferma les yeux et le décor sous le sol de verre changea spontanément. Il le reconnut de suite. Les murs de glace, les corps, ces chemins étranges. Il avait une vue plongeante sur la scène. Dany qui suffoquait et… Était-ce lui ? Cette… forme… cette boule de chair sur pattes armée d’une trompe ? C’était absurde.

Alex commença à rire. C’était nerveux. Il ne pouvait pas s’en empêcher. Tout était figé sous lui. Le temps avait été mis sur pause.

« Si c’est vraiment ce qui est en train de se passer, pourquoi rien ne bouge ?

— Le temps ne passe pas à la même allure ici et là-bas. Si tu regardes bien, ce n’est pas une immobilité parfaite. Nous observons les dernières secondes de vie de ce cher Dany, j’en ai bien peur. »

Il y avait une forme d’inévitabilité dans sa voix.

« Qu’il pourrisse en enfer, » murmura le lycéen.

« Ou tu pourrais le relâcher.

— Mais je suis ici, pas là-bas.

— Cela n’a aucune importance, coupa l’étrange apparition. La décision t’appartient.

— Est-ce que vous êtes en train de le défendre ? »

Il était tellement en colère qu’il s’étrangla presque en parlant.

« Je sais à quel point tu le détestes…

— Non ! Non, vous ne savez pas !

— TU es en train de le tuer ! De le TUER, Alex. Il est en train de mourir !

— Oh ? Et où étiez-vous quand c’était moi qui mourrais ?

— Je te soignais, je le jure ! Pourquoi crois-tu que cette blessure soit apparue de nulle part ! Mon influence sur ton corps s’est rompue. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour te maintenir en vie, je le fais encore, je te signale ! Je suis là parce que je veux que vous surviviez. Tous les deux. »

La furie du lycéen retomba telle une pierre. Pouvait-il réellement croire tout ceci ?

« Je ne peux pas outrepasser ta volonté, gamin. Ton corps est peut-être sous influence, mais la décision est tienne. Tu as la capacité de tout arrêter maintenant si tu le désires. Je suis ici pour que tu comprennes cela. S’il meurt, tu ne pourras plus faire marche arrière, tu ne pourras pas te dédouaner. Tu as une porte de sortie et cette porte c’est moi. Alors, est-ce que toute ta haine vaut la peine de tuer ? »

Alex fut horrifié. Il s’était rendu compte d’une chose. Il ne voulait pas prendre cette décision. Tout cela était plus facile lorsqu’il se laissait encore porter par les évènements et qu’il avait l’illusion de n’avoir de porté sur rien. À présent… Le fait même qu’il hésitait signifiait sans doute qu’une partie de lui ne voyait aucun problème face au meurtre.

C’était terrifiant.

« Vous êtes qui d’abord ? »

Son propre visage changea totalement d’expression. Il n’avait jamais vu ce sourire particulier sur des lèvres lui appartenant. Jamais ses pupilles n’avaient été aussi vastes.

« Qui je suis n’a pas d’importance à ce stade…

— Non ! Ça suffit ! J’en ai ma claque de ne rien piger à ce qu’il se passe ! Maintenant je veux savoir qui tu es et ce que tu fous dans ma tête ! »


Texte publié par Yon, 31 octobre 2017 à 07h43
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