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tome 1, Chapitre 12 tome 1, Chapitre 12

Serrés l’un contre l’autre comme deux enfants apeurés, le nez collé à l’une des fenêtres qui surplombaient le tunnel reliant Cendre à la couronne d’amarrage centrale, Artus et Céline avaient bien du mal à détacher les yeux des deux Atlantes qui venaient leur rendre visite. Toute leur vie, on leur avait rabâché qu’ils ne devaient surtout pas attirer leur attention, sous peine de mettre leur vie et celle de chaque membre de la communauté en danger. Et voilà qu’ils se présentaient soudain à leur porte, sous la forme de femmes d’un certain âge complètement inoffensives. En apparence, tout du moins.

La curiosité des deux jeunes gens était immense, et surmontait de loin la peur qu’elles leur inspiraient. Le système d’alarme silencieux s’était soudainement déclenché quelques minutes plus tôt. Il s’agissait de gyrophares rouges qui clignotaient selon un rythme précis en fonction du problème détecté. Ils étaient répartis dans chaque section de Cendre, on ne pouvait pas les rater. En cas d’intrusion, la procédure était simple : les sas d’accès à la couronne étaient inondés, et les Cendrés devaient se regrouper dans le jardin d’hiver, sous le dôme. Ils ne l’avaient bien évidemment pas suivie.

Depuis l’enlèvement de Piero et leur surprenante découverte dans sa cachette secrète, ils étaient tous deux convaincus à la fois de la gravité de ce qui se tramait, mais aussi de l’implication des Atlantes. Artus avait réintégré leur appartement commun pour donner le change, et ils avaient arpenté Cendre aussi discrètement que possible à la recherche de leur ami, sans succès. Aussi s’étaient-ils précipités jusqu’ici quand l’alerte avait été donnée, et que quelqu’un avait mentionné une présence à l’extrémité de la passerelle.

— Recule, elles nous regardent ! Oh mon Dieu, tu crois qu’elles nous ont vus ?

— Il y a fort à parier. Toi qui voulais quitter Cendre, c’est peut-être notre chance…

— Et Piero ?

Bien sûr, il y avait Piero, qu’ils ne pouvaient décemment pas abandonner. Céline culpabilisait déjà au-delà du raisonnable à son sujet. C’était essentiellement pour elle et pour son enfant qu’il s’était mis en danger, et elle ne supportait pas l’idée qu’on ait pu lui faire du mal à cause d’elle. Cela faisait trois jours qu’il s’était volatilisé, il avait pu se passer n’importe quoi. Mais ni Artus ni elle n’avaient été inquiétés, aussi supposait-elle qu’il avait réussi à tenir sa langue. Mais à quel prix ? Elle l’imaginait sans peine, gisant dans une mare de sang, couvert de plaies et de contusions, mort peut-être ! Elle en perdait le sommeil.

Artus lui pressa doucement le bras pour la ramener à l’instant présent. Il savait tout de son inquiétude, elle était identique à la sienne, mais elle subissait en plus les sautes d’humeur dues aux hormones de grossesse.

— Il n’est pas question de partir sans lui, rassure-toi, ce n’est pas ce que je voulais dire. Mais peut-être devrions-nous tenter une approche et leur demander de l’aide ?

Céline hésitait. L’une des deux femmes qu’ils avaient aperçues par la fenêtre avait l’air d’être assez âgée pour faire partie de la première génération d’Atlantes, celle qui s’était volontairement embarquée à bord de Nouvelle Atlantide, avant leur naissance à tous les deux. Celle dont le Veilleur leur avait enseigné qu’il fallait se méfier, et ne surtout pas embrasser les principes corrompus. Celle aussi à laquelle il avait probablement arraché ses enfants… Cette pensée suffit à décider la jeune femme, qui hocha résolument la tête à l’intention de son compagnon. Il lui prit la main, et l’entraîna en dehors de la pièce, puis dans la coursive principale et enfin, dans les escaliers.

En débouchant au niveau de la passerelle, il stoppa net, fit un pas en arrière et la plaqua contre le mur, une main posée sur sa bouche pour étouffer toute velléité de protestation. Les yeux agrandis par la peur, Céline l’interrogea du regard, et il mima un chut du bout des lèvres. L’instant suivant, elle vit passer l’ombre funeste et cagoulée du Veilleur à quelques pas seulement de l’endroit où ils étaient. Grâce au ciel, il s’éloigna à grandes enjambées sans leur prêter la moindre attention. Artus se remit en mouvement dès qu’il eut disparu, saisi d’un sombre pressentiment.

Hors d’haleine, ils atteignirent enfin la porte du sas. Artus jeta un coup d’œil à l’intérieur et ne fut pas autrement surpris de découvrir les deux Atlantes baignant dans une hauteur d’eau qui leur montait jusqu’à mi-cuisses. L’enlèvement de Piero lui avait définitivement ouvert les yeux, et il avait le sentiment que plus rien ne pourrait le surprendre. La plus âgée s’acharnait sans succès sur le bouton d’arrêt d’urgence. Sans perdre de temps, il se précipita sur le panneau contrôle pour interrompre le cycle de remplissage, et se mit à jurer quand on lui demanda un code d’accès. Le Veilleur n’avait pas perdu de temps !

Désemparé, il se redressa et se tourna vers Céline avec un geste d’impuissance. Il n’avait pas le niveau d’accréditation requis, et il était convaincu que plus personne ne l’avait, le Veilleur s’en était probablement assuré d’une simple commande. Mais la jeune femme ne lui prêtait plus la moindre attention. Elle regardait fixement à travers le hublot, les yeux braqués sur l’une des deux Atlantes, qui s’était approchée et lui rendait son regard, l’air tout aussi affectée. Alors seulement, Artus réalisa ce qu’il aurait dû remarquer au premier coup d’œil, mais que l’urgence de la situation lui avait fait occulter : elles se ressemblaient terriblement.

— Artus, fais quelque-chose, je t’en prie. On ne peut pas les laisser comme ça !

Son intonation dégageait une telle détresse qu’il en eut mal au cœur. Il n’avait aucun mal à suivre le cours de ses pensées. Convaincue d’avoir été arrachée à sa famille atlante, la jeune femme se trouvait brusquement confrontée à une personne qui ne pouvait que lui être rattachée par les liens du sang. De là à imaginer être en présence de sa propre mère, il n’y avait qu’un pas. Bien que persuadé de n’aboutir à rien, il retourna au panneau de contrôle et entreprit de saisir au clavier tous les codes qui lui passaient par la tête. Il était au moins certain d’une chose : le niveau de l’eau montait à toute allure, et Céline ne se remettrait jamais de voir cette femme se noyer sous ses yeux !

Artus quittait régulièrement la couronne, cela faisait partie de son travail. Il disposait donc de son propre code d’accès à sept chiffres, inutilisable dans le cas présent. Le problème, c’était qu’à partir de ces sept petits chiffres, il existait exactement dix millions de combinaisons possibles. Autrement dit, il disposait d’une chance sur dix millions de tomber sur le code qui lui permettrait de reprendre le contrôle du sas. S’il avait été seul, il n’aurait sans doute même pas essayé, c’était complètement vain. Mais le regard de Céline pesait sur lui, et il ne l’avait que trop déçue ces derniers temps, il ne pouvait tout simplement pas renoncer.

Ses doigts pianotaient sur les touches de plus en plus vite, moites et tremblants. Il faisait de gros efforts pour adopter une certaine logique dans l’élaboration des codes qu’il essayait, afin de ne surtout pas perdre de temps à saisir deux fois les mêmes. Mais plus le temps passait, plus cela devenait compliqué. Il sentait, plus qu’il ne la voyait, Céline piétiner devant la porte. Périodiquement, elle lui communiquait le niveau de l’eau à l’intérieur du sas, et il reconnut bientôt dans sa voix les inflexions que lui donnaient les larmes. Il transpirait à grosses gouttes, sentant la fébrilité l’envahir, et il ne fut bientôt plus capable de réfléchir à ce qu’il tapait. Les deux femmes avaient de l’eau jusqu’à la poitrine.

C’est alors qu’une épaule vint violemment heurter la sienne et l’envoya par terre. Médusé, il reconnut la silhouette sèche de l’infirmière attitrée de Cendre, Edna. Penchée sur le clavier de contrôle, les traits figés par la concentration, elle l’ignorait superbement. A ses côtés, se tenait un Piero au visage gris de fatigue, des cernes violets assombrissant ses joues sous des yeux enfoncés dans leurs orbites. Il s’avança jusqu’à son ami et lui tendit la main pour l’aider à se relever. Céline n’avait pas bougé du hublot. Seules les têtes des Atlantes dépassaient à présent de l’eau.

Les yeux d’Artus alternaient d’Edna à Piero pour revenir sur Edna. Leur association avait le plus grand mal du monde à faire sens, dans son esprit. Il ouvrait et refermait la bouche comme s’il avait une question à poser mais ne réussissait pas à s’y résoudre. Piero lui décocha un faible sourire, il éprouvait le même désarroi. Dans un grondement sonore, le cycle de vidange du sas s’activa alors, et Céline laissa échapper un gémissement de pur soulagement avant de se laisser aller contre la porte, soudain sans force. Artus se précipita pour la soutenir, et la prit dans ses bras où elle éclata en sanglots bruyants.

L’infirmière s’approcha du hublot avec circonspection. Elle redoutait le moment où le regard des deux femmes croiserait le sien, et où elles la reconnaîtraient. Les rares Cendrés qui constituaient la garde rapprochée du Veilleur étaient suffisamment âgés pour avoir vécu dans la cité-bulle, et avoir fréquenté des Atlantes. Ils étaient tombés sous l’influence d’Amaury Duvignac, au point de simuler leur mort et renoncer à tout, leurs proches, leur situation, pour le suivre dans son projet dément. Edna avait ouvert les yeux bien des années auparavant, mais la peur l’avait incitée à la prudence.

Pendant tout ce temps, elle s’était efforcée de masquer ses sentiments, de les étouffer et de ne surtout pas s’impliquer émotionnellement auprès de quelque Cendré que ce soit. En cela, elle avait lamentablement échoué. Il avait suffit que Duvignac s’en prenne à Piero, de tous temps son préféré au sein de la première génération, pour que sa belle maîtrise vole en éclats. Elle avait mûrement réfléchi en attendant le moment propice, et décidé qu’ils n’auraient jamais meilleure opportunité d’en finir avec le Veilleur. Alors seulement, elle avait agi. La porte du sas s’ouvrit avec son bang caractéristique et elle recula pour laisser sortir Lucie et Martha. La première ne quittait pas sa fille des yeux, la seconde la dévisageait, elle, débordant de colère et de gratitude mêlées.

— Oh mon Dieu, Edna, je n’arrive pas à y croire ! Comment a-t-il réussi à te convaincre de faire une chose pareille ? Est-ce que tu te rends compte de la souffrance que ton mari a dû endurer lorsqu’il t’a crue morte ? Pendant toutes ces années, seul, replié sur lui-même, sa solitude et son chagrin, il a fini par sombrer dans la dépression, et s’est finalement laissé dépérir jusqu’à ce que...

— Je sais tout cela ! Il y aurait beaucoup à en dire, mais nous n’avons pas le temps pour ça. Je n’ai pas d’idée de ce qu’il prépare, mais il ne laissera sûrement pas la situation lui échapper si facilement.

Martha se tut. Allait-elle lui asséner que son époux avait fini par avaler une boîte complète de médicaments et se donner la mort ? Elle lui en voulait tellement qu’elle en aurait été capable, rien que pour le plaisir de voir ses traits s’affaisser. Mais ce n’était certes pas le moment, et puis elle n’était même pas sûre d’en éprouver un quelconque soulagement, en définitive. Ce fut Piero qui mit un terme à ses hésitations.

— Très bien, alors qu’est-ce qu’on fait ?

Edna le dévisagea quelques secondes, faisant mine de réfléchir. Une lueur de regret éclaira son regard habituellement froid, puis elle tendit la main droite pour la déposer sur la joue contusionnée du jeune homme, en un geste de tendresse qu’elle s’était toujours interdit quand il était enfant.

— Céline, Artus et toi, vous repartez avec Lucie et Martha. Tout a commencé là-haut, tout finira là-haut. Duvignac est un illuminé qui se prend pour un Dieu, mais le véritable cerveau, c’est De Vallois. Il a toujours su ce qu’il faisait, c’est lui que vous devez arrêter.

— Viens avec nous, dans ce cas !

— Je ne peux pas, Piero. Quelqu’un doit surveiller vos arrières, et rester pour s’assurer qu’il ne revient pas tripoter le panneau de contrôle du sas ou de la passerelle pendant que vous serez dedans.

— Mais tu ne peux pas rester là, il n’hésitera pas à…

— Je sais, et ça n’a aucune espèce d’importance. Allons, j’ai vécu ma vie, j’ai fait de nombreux choix tous plus discutables les uns que les autres. J’ai toujours fait peur à la plupart d’entre vous, mais vous n’avez jamais manqué de rien, et vous êtes armés pour ce qui va suivre. Le futur est entre vos mains, pas entre les miennes.

— Mais…

— Va, il n’est plus temps, te dis-je ! Allons, hâtez-vous.

Piero secouait la tête en un geste de dénégation enfantin, se refusant à l’abandonner. Il n’avait jamais eu plus d’affinités que les autres avec Edna. Que ce soit dans l’exercice de ses fonctions ou pas, l’infirmière s’était toujours montrée d’une efficacité à toute épreuve, certes, mais aussi d’une froideur glaçante pour les jeunes orphelins qu’ils étaient. Elle disait vrai, elle terrifiait la plupart d’entre eux, lui le premier. Mais ce soir-là, c’était elle qui l’avait libéré, et c’était à nouveau elle qui venait d’épargner la noyade aux deux Atlantes. Et voilà qu’à présent, elle envisageait sans sourciller de se sacrifier pour leur permettre de fuir la couronne et de regagner Nouvelle Atlantide qu’ils n’auraient jamais dû quitter.

Le jeune homme était tout à fait conscient qu’Edna était en grande partie guidée par une forme de culpabilité. Envers son époux abandonné dans la cité-bulle, pour commencer ; envers les parents atlantes des enfants arrachés à leur famille ; et enfin envers eux, ceux du premier cycle, qu’elle avait vus grandir pendant toutes ces années. Mais le remord ne faisait pas tout, il était convaincu qu’il y avait aussi de l’amour dans son geste, et rien que pour cela, il n’arrivait pas à se résoudre à tourner les talons.

Ce fut Céline qui prit la décision, et Piero s’inclina. Elle avait fini par se calmer, quitter les bras protecteurs de son fiancé et se détourner à regret du visage de sa mère, si semblable au sien. Elle s’avança vers Piero, le prit d’autorité par le bras et l’entraîna en direction du sas, sourde à ses protestations. Elle agissait apparemment sans état d’âme, et Artus lui-même aurait été bien incapable de dire s’il s’agissait d’une forme de vengeance, de bête indifférence ou d’une façade destinée à ne surtout pas craquer. Brandissant désormais leurs lampes torches sans le moindre scrupule, Lucie et Martha leur emboîtèrent le pas, mais Artus marqua une hésitation sur le pas de la porte. Un sourire forcé aux lèvres, elle le poussa résolument à l’intérieur et verrouilla le sas derrière lui.

Animé d’une détermination nouvelle, il le traversa à grandes enjambées, rattrapant les autres sans difficulté sur la passerelle. Piero traînait des pieds, et Céline devait le remorquer derrière elle. Il lui rappela vertement qu’elle était enceinte, ce qui eut l’air de le ramener quelque peu à la raison. Artus verrouilla la porte extérieure du sas, cherchant Edna des yeux à travers les hublots, de l’autre côté, mais elle semblait s’être volatilisée. Ils n’avaient pas parcouru la moitié du tunnel qu’une gigantesque explosion retentit au-dessus de leurs têtes.


Texte publié par Kahlan, 20 mars 2017 à 14h32
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