La musique reprit brusquement, le tirant de force de la somnolence épuisée dans laquelle il avait fini par sombrer. Les accords étaient criards, violents, et la puissance du son s’élevait parfois bien au-delà des quatre-vingt décibels censés endommager, à la longue, l’oreille humaine. Piero s’était laissé glisser au sol, appuyé contre le mur situé en face de l’entrée. Les haut-parleurs s’égosillèrent un moment puis finirent par se taire. Il s’efforça de se détendre, conscient que le répit ne durerait pas. Cela faisait trois jours qu’il subissait cette guerre des nerfs, mais il avait perdu toute notion de temps.
Il les soupçonnait de l’espionner grâce à des caméras infrarouges, car la moindre relâche de ses membres endoloris était sanctionnée de violents coups de barre de fer portés sur la porte du vestiaire, ou par un retour virulent de la musique. Bien sûr, cela l’empêchait de s’endormir profondément, c’était le but affiché. Il devait se contenter de courtes plages de somnolence bien insuffisantes pour récupérer un tant soit peu des émotions générées par son enlèvement et sa captivité. Il s’était attendu à ce qu’on l’interroge sur ses connexions au réseau informatique de Nouvelle Atlantide, mais en dehors d’un gars cagoulé qui venait lui apporter à manger deux fois par jour, il n’avait vu personne.
Cette fois pourtant, ni la musique ni la barre de fer ne vinrent le tirer du sommeil. Elles furent toutes deux remplacées par le brusque allumage des néons au-dessus de sa tête, mais il était tellement épuisé qu’il ne s’en aperçut même pas. Quelques minutes plus tard, ce fut le claquement de l’ouverture manuelle du sas qui l’éveilla. La porte s’ouvrit doucement, révélant une silhouette encapuchonnée qu’il reconnut immédiatement : le Veilleur en personne lui rendait une petite visite de courtoisie ! Ce qui lui confirma par la même occasion qu’il était responsable de son enlèvement.
D’aussi loin que remontaient les souvenirs de Piero, l’homme avait toujours été là, reconnu par tous les Cendrés comme l’unique maître spirituel dont il fallait suivre les enseignements. Détenteur de la vérité, il prétendait que ses adeptes étaient voués à sauver l’humanité, dont ils seraient définitivement les seuls survivants le jour où les Dieux se résoudraient à anéantir la cité-bulle. Son influence était sans limite et nul n’avait jamais remis en cause ses préceptes, que l’on rabâchait en classe aux enfants. Plus jeune, Piero en avait une peur bleue, il évitait autant que possible de se trouver en sa présence et, par dessus tout, d’attirer son attention. Heureusement pour lui, les occasions étaient somme toute très rares, le Veilleur ne daignant apparaître en public que lors de rassemblements tout à fait exceptionnels.
En grandissant, comme la plupart des jeunes gens de son âge, Piero avait commencé à remettre en cause un certain nombre de choses bizarres. Il avait fait des recherches destinées à réfuter les théories fumeuses de celui qu’il en était venu à considérer, peu ou prou, comme un vieux fou. Mais jusque très récemment, il ne l’avait pas vraiment cru dangereux. Lorsqu’il surgit dans la lumière, les traits comme toujours dissimulés sous son ample capuche, toutes ses peurs d’enfant rejaillirent d’un coup. Il sentit son estomac se nouer et sa gorge s’assécher. Il n’avait rien d’un héros, il n’en faudrait sûrement pas beaucoup pour le convaincre de parler. Il suffirait qu’on lui fasse du mal un peu trop longtemps, ou que l’on menace de s’en prendre à ses amis, pour qu’il plie, il le savait pertinemment.
L’homme se planta devant lui en silence, les mains jointes à l’intérieur de ses manches. A l’ombre de sa capuche, les méplats de son visage paraissaient accentués, mais ce qui frappait le jeune homme, bien qu’on ne lui ait pas apporté ses lunettes comme il l’avait demandé, c’était l’intensité de son regard. Mal à l’aise, il s’appliqua à respirer lentement par la bouche pour ne pas détourner les yeux et révéler ainsi incidemment sa peur. Le Veilleur eut un mince sourire, puis ses mains se dé-soudèrent pour abaisser le capuchon, révélant à Piero, pour la première fois de sa vie, les traits de celui qui présidait à sa destinée, mais qu’il n’avait jamais vu.
C’était un vieil homme. Cela paraissait évident, puisqu’il présidait à la destinée de Cendre depuis plus de vingt-cinq ans, mais les rides qui marquaient son visage surprirent néanmoins Piero. Il avait les traits légèrement affaissés de ceux qui profitent un peu trop des plaisirs de la vie, bonne chère, abus d’alcool et autres substances tout aussi addictives. Malgré tout, il conservait ce charisme et ce magnétisme qui avaient sans doute fait de lui le maître spirituel de la communauté.
— Piero… Je ne te ferai pas l’injure de t’obliger à avouer piteusement ton méfait. En tant que membre de la première génération, tu es parfaitement bien placé pour savoir l’importance du secret dans notre quotidien. On te l’a inculquée tout petit. Cela ne t’a pas empêché, au mépris de notre sécurité, au mépris de la survie de l’espèce humaine même qui pourrait être compromise par tes égoïstes agissements, de jeter tous nos enseignements aux orties. En te connectant au réseau de Nouvelle Atlantide, tu nous as tous mis en danger.
Le ton était calme et posé. Le Veilleur énonçait des faits, avec cette assurance tranquille qui caractérisait chacun de ses discours. Le jeune homme déglutit avec difficulté. Bien conscient d’être en train de se faire habilement manipuler, il sentait néanmoins une certaine culpabilité l’envahir. Il la repoussa vaillamment, lucide : cette émotion causerait sa perte, il le savait. Il n’avait pourtant pas l’intention de nier les faits, mais s’il avait l’occasion de profiter de cette conversation pour grappiller quelques informations, il le ferait.
— S’ils s’en étaient aperçus, nous les aurions déjà vus débarquer !
— Comment oses-tu ? Nous nous en sommes aperçus, c’est bien suffisant ! Tu as trahi la confiance de toute la communauté, et tu l’as fait sciemment. Pour quelle raison, Piero ? Parce que tu as mis enceinte la fiancée de ton meilleur ami et que tu cherches une échappatoire ?
Les paroles du Veilleur confessaient l’incompétence partielle de ses espions, mais le jeune homme en eut quand même le souffle coupé. Depuis qu’il était enfermé ici, il avait largement eu le temps de retourner dans sa tête chacun des éléments de sa petite enquête. C’était grave, il se passait des choses terribles, tant à Cendre que chez leurs voisins Atlantes. La paranoïa s’était emparée de lui, et il en était même arrivé à craindre que la couronne ne soit truffée de caméras et de micros. Si ses conversations avec Céline avaient été espionnées, on cherchait probablement à l’arrêter en le mettant ainsi à l’écart de tout et de tous. Mais qu’en était-il de son amie ?
— Comment vous en êtes–vous aperçus ?
— Edna est plus maligne que vous ne le pensez. Vous avez sérieusement cru la gruger en évoquant un malaise dû à la malnutrition ? Enfin, cela n’a aucune espèce d’importance. Tout ce qui compte, c’est que tu comprennes à quel point tu as mal agi, et que tu abondes publiquement dans mon sens. Tes actes sont condamnables, et tu dois être condamné. Tu as trahi la communauté.
— Et Céline ?
— Céline… Elle est tout aussi coupable que toi, mais la survie de son enfant prime sur toute autre chose. En revanche, si elle espère que nous allons la laisser l’élever en toute quiétude, elle se trompe lourdement. Quand on n’est pas capable de respecter les enseignements de ses aînés, on n’est de toute évidence pas non plus capable de les transmettre. Elle bénéficie cependant d’un avantage sur toi : nous la savons capable de procréer, et tant que ce sera le cas, elle aura la vie sauve.
— Comment ça ? Vous n’allez tout de même pas la forcer à…
— Cela ne te concerne en rien.
Piero était atterré de découvrir ainsi le Veilleur sous son vrai visage. Intimement persuadé d’être investi d’une mission sacrée, il ne reculerait devant rien pour la mener à bien. Si pour cela, il était amené à sacrifier quelques vies, exploiter quelques femmes ou enlever quelques enfants, et bien soit, il le ferait sans sourciller. Céline et Piero avaient déboulé au sein de son organisation bien huilée comme deux chiens fous dans un jeu de quilles. Il devait se sentir sérieusement acculé, au point de révéler son agressivité et ses tendances mégalomanes au jeune homme qui lui faisait face. Et s’il le faisait si volontiers, c’était probablement qu’il estimait n’avoir plus rien à craindre de Piero. Ils allaient le tuer.
— Artus ne vous laissera jamais faire une chose pareille.
— Vraiment ? Contrairement à toi, ce cher Artus a toujours été extrêmement conscient de ses responsabilités, et très soucieux du bien et des objectifs de la communauté. Cela fait de lui un jeune homme malléable et, poussé dans la bonne direction, il pourrait bien nous surprendre tous. Peut-être même parviendrais-je à le convaincre d’appuyer lui-même sur le bouton du sas… Qu’en dis-tu, aimerais-tu que ta punition te soit administrée de la main même de ton ami ?
Piero serra les dents, faisant apparaître les muscles de sa mâchoire. Le vieillard était doté d’une imagination sans limite, c’était un as de la communication et quoi qu’il dise, le Veilleur le retournerait contre lui. Il s’en servirait pour lui faire toujours plus de mal, en guise de vengeance pour la trahison dont il estimait avoir été l’objet. Piero préféra ne pas répondre. Le Veilleur sourit d’un air narquois, sûr de sa victoire. C’est alors qu’un autre homme fit irruption dans le vestiaire. Piero le reconnut immédiatement, la communauté n’était pas si grande et il le voyait tous les jours au self, mais il ne semblait pas inquiet à l’idée d’avoir été identifié. Ce qui n’avait rien de rassurant…
— Les Atlantes ! Le sas d’accès à la passerelle vient d’être réactivé !
Pour la toute première fois depuis le début de leur entretien, Piero vit le Veilleur déstabilisé. Il commença par dévisager le nouveau venu, croyant sans doute à une plaisanterie de mauvais goût, mais l’expression affolée de ce dernier lui révéla bien vite qu’il n’en était rien. Le vieil homme avait beau lui avoir fait la leçon sur les risques encourus par les Cendrés à cause de lui, Piero réalisait que ce n’était en réalité que du bluff, qu’il était convaincu d’avoir toujours le contrôle. Or, ce n’était visiblement plus le cas, et c’était son tour d’adopter un air narquois, ce qu’il ne manqua pas de faire.
Le Veilleur lui décocha un regard assassin, qui ne fit qu’accentuer le plaisir de Piero à le voir mouché, puis il se détourna et quitta le vestiaire à grandes enjambées. Avec une petite grimace de dépit, le jeune homme l’entendit ordonner à son homme de main de bâillonner à nouveau le prisonnier, avant de le plonger dans l’obscurité et de refermer à double tour derrière lui. Après le départ du Veilleur, Piero essaya bien de le convaincre de n’en rien faire, mais ce fut peine perdue, l’homme obéissait aveuglément, et c’était très probablement la raison pour laquelle il avait été choisi.
A nouveau seul dans les ténèbres, Piero recula jusqu’au mur contre lequel il se laissa glisser, s’interrogeant sur ces Atlantes qui venaient leur rendre une petite visite pour la première fois depuis trente ans. Cela ne pouvait pas être un hasard, la coïncidence était trop grosse ! Le Veilleur avait raison sur au moins un point : quelqu’un à Nouvelle Atlantide s’était aperçu de son intrusion sur leur réseau, et cette personne avait même trouvé le moyen de remonter jusqu’à la source, c’est-à-dire sa tablette connectée depuis la couronne d’amarrage abandonnée. Étonnés et curieux, ils venaient tout simplement voir de quoi il retournait.
Partagé entre un sentiment de triomphe à la perspective de clouer le bec du Veilleur, et la peur des possibles conséquences d’une perquisition atlante sur tous ceux qu’il côtoyait depuis sa naissance, Piero ne savait plus sur quel pied danser. Quoi qu’il en soit, il n’avait de toute manière pas la possibilité d’intervenir, alors à quoi bon gamberger ? Il aurait sans doute mieux fait de se mettre en quête d’une solution pour sortir de là, et échapper ainsi à la mort certaine qu’on lui réservait, mais son entrevue avec le Veilleur l’avait vidé. Il ne s’en sentait plus le courage.
C’est alors qu’il perçut un bruit métallique et l’instant suivant, la porte s’ouvrit de nouveau sur une silhouette indistincte. On ne lui avait pas remis la cagoule, aussi cligna-t-il des paupières pour se préparer à subir le brutal éclairage de la pièce. Mais rien ne vint. L’individu hésita quelques secondes sur le seuil, le temps de surveiller ses arrières et de repérer sa propre position, puis se faufila dans le vestiaire. L’ombre se précisa en approchant, prenant des contours nettement féminins, et le cœur de Piero bondit dans sa poitrine. On lui arracha son bâillon.
— Céline ? Est-ce que c’est toi ?
— Non, très cher, et je ne suis pas convaincue qu’elle apprécierait d’être ainsi comparée à moi !
Piero sursauta en reconnaissant la voix. Ses muscles se tendirent brusquement, et il eut un mouvement de recul instinctif. Ce n’était effectivement pas Céline, loin s’en fallait. En revanche, il semblait y avoir discordance entre ce qu’entendaient ses oreilles, et l’interprétation qu’en faisait son cerveau. Elle l’aida à se remettre sur ses pieds, puis lui fit faire volte-face sans ménagement et détacha ses poignets dans son dos. Le soudain afflux de sang dans ses mains lui fit un mal de chien, mais il avait d’autres préoccupations. Médusé, il chercha son regard dans la pénombre, espérant y trouver quelque réponse, mais il faisait bien trop sombre pour ça.
— Edna ?! Je… je ne comprends pas. Qu’est-ce que vous êtes en train de faire ?
— Ça ne se voit pas ? Te libérer, gros malin ! Allons, dépêche-toi, nous n’avons pas toute la nuit !
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