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tome 1, Chapitre 9 tome 1, Chapitre 9

Le temps semblait s’être suspendu. Lucie et Martha se dévisageaient avec gravité, assises l’une en face de l’autre dans le petit appartement lumineux de la voyante. Les récents événements n’avaient pas fait remonter à la surface que des souvenirs douloureux, mais également des détails qui à l’époque étaient passés complètement inaperçus aux yeux de Lucie. Il lui était désormais difficile de ne pas les trouver suspects, et Martha partageait de toute évidence son sentiment.

Elles sursautèrent toutes les deux lorsque des coups pourtant timides retentirent à la porte d’entrée. La vieille femme envisagea une seconde de ne pas aller ouvrir, mais elle était assignée à domicile, et cela risquait de lui porter préjudice d’une manière ou d’une autre. Estimant qu’elle avait déjà bien assez d’ennuis comme ça, elle décocha un regard d’excuse à son amie et disparut dans l’entrée. Lucie l’entendit s’enquérir des raisons de la présence de son visiteur, et quelques secondes plus tard, elle reparut, précédée du fauteuil roulant de Bradley Fisher.

Ce dernier tenta un sourire en apercevant sa consœur, mais il était tellement crispé que cette dernière ne put se résoudre à le lui retourner. Étant donnée la façon dont s’était achevée leur dernière entrevue, elle pensait connaître la cause de sa nervosité, mais Martha eut tôt fait de la détromper.

— Bradley est venu pour nous parler de Lexie… Elle passait le voir chaque semaine en consultation, apparemment.

Lucie haussa les sourcils et dévisagea l’infirme avec étonnement. Elle ne s’était pas attendue à ça, mais à bien y réfléchir, cela n’avait rien d’improbable, bien au contraire. Elle connaissait à peine Lexie, mais Martha lui avait parlé d’une jeune femme malheureuse, désœuvrée et avide de l’attention d’un époux qui la négligeait ouvertement. Rien d’étonnant à ce qu’elle ait sombré dans l’alcoolisme et la dépression, et finalement décidé d’aller consulter. Surtout si, comme le soupçonnait la voyante, elle avait découvert qu’elle attendait un enfant. N’était-ce pas la meilleure des motivations pour essayer de s’en sortir ?

— Lucie, j’ai beaucoup réfléchi depuis votre venue au cabinet, et je tenais à vous présenter toutes mes excuses pour mes paroles inconsidérées. Je sais à quel point elles ont dû vous paraître blessantes. Telle n’a jamais été mon intention, vous le savez bien, mais je me trouve dans une position inconfortable et… disons que, sur le coup, je n’ai rien trouvé d’autre pour mettre un terme à cette conversation. J’avais une décision à prendre et je ne parvenais pas à m’y résoudre. Cela générait une certaine... frustration, je dois bien le reconnaître.

Martha s’était esquivée discrètement sous prétexte de refaire du café. Lucie lui avait fait part de son immense déception suite au comportement de Bradley, et la voyante se doutait bien qu’avant d’évoquer ce qui l’amenait réellement ici, le médecin avait des choses à régler avec elle. Lorsqu’elle revint avec un plateau dans les mains, l’atmosphère semblait s’être légèrement allégée entre eux deux.

— Vous me disiez que vous suiviez Lexie ?

— En effet, depuis quelques semaines à peine, mais c’était amplement suffisant pour évaluer la détresse dans laquelle elle se trouvait. La première fois qu’elle était venue au cabinet, elle tremblait de la tête aux pieds. Elle tenait entre ses mains un sac en papier kraft dans lequel se trouvait un test de grossesse qu’elle n’avait pas encore osé utiliser. Elle avait du retard dans ses règles, et elle craignait d’être enceinte tout autant qu’elle l’espérait.

— Elle le craignait ? Mais pourquoi ? Elle aurait dû être folle de joie !

— D’une certaine manière, c’était bel et bien le cas. Cet enfant allait immanquablement attirer l’attention sur elle, celle de Charles bien sûr mais aussi celle de toute la communauté. L’ennui, c’est qu’elle était convaincue d’être totalement incapable de s’en occuper. Charles et ses amis ne lui accordaient la plupart du temps pas la moindre considération, ils avaient fini par la convaincre qu’elle n’en méritait aucune. Sans parler de son addiction à l’alcool, dont elle était bien consciente.

— Ne dit-on pas que le premier coup fait la moitié du combat ?

— C’est vrai, mais il y avait autre chose. Charles n’était pas le père de cet enfant…

Lucie étouffa sous sa paume un hoquet de surprise. Ce n’était pas tellement la dernière déclaration de Fisher qui la laissait pantoise, plutôt le fait qu’en l’énonçant, il trahissait son serment d’Hippocrate.

— Attendez, Bradley, le secret professionnel…

— Je sais, et c’est bien ce qui m’a retenu la dernière fois que nous nous sommes vus. Ça, et la peur des conséquences aussi, pour être parfaitement honnête. Parce qu’il va nous falloir la jouer fine à partir de maintenant. S’ils l’ont assassinée pour la faire taire alors qu’elle était porteuse d’un enfant, ils n’hésiteront pas une seconde à s’en prendre à nous.

Un silence pesant s’établit dans la pièce. La peur se lisait clairement sur leurs visages, mais les deux femmes dévisageaient Fisher avec des expressions légèrement différentes. Chez Lucie, la stupéfaction et l’incompréhension dominaient, alors que Martha affichait l’assurance de celle qui se voit confirmer ses pires spéculations.

— Je ne comprends pas…

Bradley échangea un regard avec Martha, comme s’il cherchait confirmation dans ses yeux qu’il pouvait poursuivre ses explications et surtout que Lucie était à même de les encaisser. La cartomancienne hocha imperceptiblement le menton, et après avoir pris une grande inspiration, le psychologue reprit :

— Charles et Lexie essayaient d’avoir un enfant depuis des années, sans succès. Elle avait subi toute une batterie d’examens et a priori, le problème venait de lui. Seulement voilà, il n’était pas question de le reconnaître en public, Charles ne voulait même pas en entendre parler, sa fierté complètement déplacée n’y aurait pas survécu. Alors De Vallois avait proposé à Lexie, à l’insu de son mari évidemment, d’entrer dans son programme expérimental d’insémination artificielle. Devinez qui a fourni le sperme congelé de cette fécondation !

Les épaules de Lucie s’affaissèrent et son expression se fit horrifiée.

— Ce n’est pas vrai ! Ne me dîtes pas que Victor était le père de cet enfant !

— Malheureusement si, Lucie ! Ainsi que, probablement, une bonne partie de ceux qui ont pu voir le jour grâce à son fabuleux programme…

— Oh mon Dieu ! Mais… Attendez une minute ! Cela n’explique pas pour quelle raison on aurait cherché à assassiner Lexie. A moins que Charles…

— Non, Charles n’en savait rien et à ma connaissance, il n’en sait toujours rien, mais le pire reste à venir. Lorsque la grossesse a finalement été confirmée, De Vallois a gentiment expliqué à Lexie qu’elle allait devoir renoncer à cet enfant dès sa naissance. Il lui a dit qu’il s’agissait aussi de son enfant à lui, et qu’il avait des remords, qu’il ne pouvait pas le confier à une jeune femme comme elle, totalement incapable de prendre soin de lui. D’une certaine manière, il n’a fait que confirmer ce qu’elle pensait déjà d’elle-même, et que j’avais eu tant de mal à lui faire remettre en cause. Mais il a poussé le vice encore plus loin : il a ajouté qu’elle n’avait qu’à faire ses preuves, et que si elle réussissait à le convaincre de son instinct maternel, il lui en ferait un autre !

Blanche comme un linge, Lucie donnait des signes de nausée. La voix de Fisher était montée en puissance sous l’effet de l’indignation. Martha posa une main légère sur l’avant-bras de l’infirme pour tenter de l’apaiser, et il recouvrit ses doigts des siens comme pour la rassurer. Une image du pâle avant-bras de Lexie, tel que Martha avait pu le voir la dernière fois, lui revint alors à l’esprit, et elle se souvint des arcanes qui l’illustraient. Tout devenait parfaitement clair : la Souveraine pour l’enfant à naître, le Noctambule pour son violent désaccord avec De Vallois, et le Malin pour le meurtre. Bien que non sans difficulté, ce fut elle qui relança la conversation, Lucie en était incapable.

— Comment a réagi Lexie ?

— Mal, vous vous en doutez. Au début, elle refusait catégoriquement de m’en parler, mais je sentais bien qu’il s’était passé quelque-chose de nouveau. Quand j’ai finalement réussi à lui tirer les vers du nez, j’étais atterré. Elle avait besoin de conseils, et moi je n’ai pas été capable de…

— Non Bradley, ne vous rendez pas responsable ! Vous avez fait tout ce que vous pouviez pour elle. Vous étiez présent, et c’était ce dont elle avait le plus besoin à ce moment-là, de soutien et de confiance en elle.

— J’aurais dû l’inciter à davantage de mesure. A partir du moment où elle m’a confié ce qui se passait, elle est devenue comme enragée. Elle menaçait de tout révéler à Charles et au Conseil, l’odieux chantage dont elle était victime, l’hérédité des bébés du programme de De Vallois… Ses paroles étaient dangereuses, mais je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite, je les pensais uniquement dictées par la colère. Mais quand j’ai appris ce qui lui était arrivé, j’ai immédiatement su qu’elle n’avait pas proféré ses menaces que devant moi.

— Attendez, attendez ! Vous n’êtes tout de même pas en train d’insinuer que Victor De Vallois pourrait être responsable de ce meurtre ?

Lucie avait la gorge tellement nouée que les mots avaient eu du mal à franchir ses lèvres. Dire qu’elle avait entretenu une liaison avec cet homme, qu’il lui avait même fait un enfant ! Cette seule idée la rendait malade de peur et de dégoût, rétrospectivement.

— Pas forcément lui en personne, mais je suis convaincu qu’il l’a commandité. Imaginez le scandale dans notre petite communauté si pareilles allégations venaient à se propager ou pire, à se vérifier !

— A ton avis, Lucie, pour quelle raison s’acharne-t-on ainsi sur moi dans cette histoire de meurtre ? Non mais tu m’as bien regardée ? Comment quiconque pourrait-il me croire coupable d’avoir égorgé cette pauvre fille ? Cela dépasse l’entendement, et pourtant je suis là, cloîtrée chez moi à attendre que des étrangers probablement coupables eux-mêmes statuent sur mon sort !

Les larmes aux yeux, Lucie avait pourtant bien du mal à admettre qu’elle ait pu se montrer aussi aveugle. Ce qu’elle s’efforçait, depuis trente ans, de considérer comme une malheureuse erreur de jeunesse prenait des allures de dramatique fourvoiement. Elle prit une inspiration tremblante, consciente qu’elle devait à tout prix faire face.

— Qu’est-ce qui vous a décidé à parler ?

— Ils l’ont assassinée… N’est-ce pas une raison suffisante ?

Un nouveau silence succéda aux paroles de Fisher. Martha n’était pas spécialement surprise des ignominies commises par De Vallois. Elle s’en était toujours méfiée comme de la peste, et son indifférence affichée lorsque Lucie et lui avaient perdu leur petite fille l’avait définitivement grillé à ses yeux. C’est presque d’une voix d’outre-tombe que la voyante reprit finalement la parole, très consciente des répercussions que ce à quoi elle songeait risquait d’avoir sur son amie.

— J’ai dans l’idée que cela pourrait être encore pire que ça…

Martha marqua une courte hésitation, puis elle narra leur séance d’hypnose à Bradley Fisher. Ce dernier ne manifesta pas tout de suite de réaction, mais lorsqu’elle évoqua les souvenirs enfouis de Lucie, la stupeur envahit ses traits. Il se tourna vers Lucie, soudain fébrile.

— Lucie, est-ce que De Vallois vous a jamais menacée de vous arracher votre bébé, comme il l’a fait avec Lexie ?

— Jamais ! Il pouvait toujours essayer, tiens ! De toute manière, il n’en avait strictement rien à faire. Lorsque je l’ai perdu, il s’est désintéressé de moi comme de sa première…

Lucie ne termina pas sa phrase. Elle venait juste de comprendre quel affreux soupçon s’était emparé de ses deux compagnons depuis quelques secondes. Elle secouait vivement la tête en un geste de dénégation inconscient, et Martha s’interrogea sur les raisons de son attitude. Refusait-elle de croire que son ancien amant soit à ce point pervers, ou n’osait-elle présumer de l’infime possibilité que son enfant ait pu survivre à l’accouchement ? La voyante décida de prendre les choses en mains.

— Je ne vois qu’une manière de mettre les choses au clair : une petite visite de la couronne d’amarrage évacuée s’impose, ma chère !


Texte publié par Kahlan, 5 février 2017 à 10h39
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