S’il était une chose qui terrifiait tout particulièrement Piero, c’était l’eau. Un comble pour quelqu’un qui était né et avait été élevé dans une cité sous-marine. Il n’avait jamais été un gamin particulièrement courageux, mais il contrôlait assez ses peurs pour qu’elles ne lui pourrissent pas la vie. Il savait que s’il les affichait un peu trop ouvertement, les autres enfants de la première génération se ficheraient de lui indéfiniment. Aussi s’appliquait-il à ne rien laisser paraître, quoi qu’il lui en coûte. Malheureusement, il n’avait jamais réussi à contrôler un tant soit peu sa peur de l’eau, c’était une véritable phobie, et il n’était pas rare qu’il fasse d’atroces cauchemars de noyade.
Cette nuit-là, il rêvait qu’on l’avait obligé à partir seul en expédition du côté des structures atlantes, et qui plus est avec du matériel qu’il savait pertinemment être défaillant. Comme il fallait s’y attendre, il n’était pas à portée de Cendre quand le problème était survenu, et il avait beau donner des coups de palmes erratiques, il était comme englué dans l’eau, qui avait pris une texture collante. Il était sur le point d’étouffer, il se démenait comme un beau diable mais n’avançait pas d’un centimètre. Il avait l’impression de lutter pour sortir de ce songe atroce depuis une éternité.
Enfin, il y parvint. Il ouvrit simultanément les yeux et la bouche dans l’obscurité de sa petite chambre, avec la sensation de s’asphyxier, et le désir impérieux de prendre une grande goulée d’air frais. Il n’en eut absolument pas le temps. Une main gantée se plaqua impérieusement sur sa bouche et son nez, l’empêchant de respirer à pleins poumons comme il en avait besoin. En pleine panique, ne sachant plus très bien s’il se trouvait encore à l’intérieur de son rêve ou non, il se débattit en tous sens avec l’énergie du désespoir. On lui dégagea le nez, mais on le maintint fermement dans son lit avant de lui fourrer un morceau de tissu puant dans la bouche et une cagoule sur la tête.
Il n’y voyait ni plus ni moins qu’auparavant, mais la sensation de l’épais tissu sur son visage accentuait encore son affolement, et il eut à ce moment-là la certitude de ne plus être en train de rêver. Il sentit quelqu’un l’attraper par les épaules et le soulever de sa couchette aussi aisément qu’un ballon de baudruche pour le remettre sur ses pieds. Puis d’une violente poussée entre les omoplates, on lui signifia d’avancer, ce qu’il fit d’instinct, trop choqué pour imaginer faire autre chose qu’obéir aveuglément. On lui fit traverser son petit appartement, et il se demanda si Artus, qui dormait en principe dans le canapé, subissait actuellement le même traitement que lui. A moins qu’on ne l’ait purement et simplement assommé le temps de s’occuper de son cas.
La scène se déroulait dans un silence effrayant, comme si ses agresseurs étaient rompus à ce genre d’exercices. Bien qu’aucune parole n’ait été échangée, il était convaincu d’avoir à faire à plusieurs personnes, au moins deux ou trois. Il perçut le changement de revêtement sous ses pieds nus, et comprit qu’ils avaient atteint la coursive principale de la couronne. Là, on le fit tourner à plusieurs reprises sur lui-même, en espérant lui faire perdre tout sens de l’orientation. Mais ce que ses kidnappeurs ne savaient pas, ou n’avaient pas réalisé, c’était que, du fait de sa très mauvaise vue, Piero avait pris l’habitude de faire usage de tous ses autres sens, les développant de manière considérable.
Il se laissa guider un moment, escaladant non sans difficulté des escaliers métalliques, en descendant d’autres, allant de droite et de gauche, propulsé en avant avec brutalité à chaque fois qu’il manifestait la moindre hésitation. Il ne cherchait pas à mémoriser le trajet, il en aurait été bien incapable. Mais Cendre était une structure sous-marine, ils n’avaient aucun moyen de la quitter sans qu’il s’en rende compte, et il la connaissait comme sa poche. Quand ils s’arrêtèrent enfin, il était épuisé et transi de froid. Tremblant de la tête aux pieds, lesquels s’étaient échauffés et lui faisaient terriblement mal, il attendit qu’on lui dise quoi faire ensuite, mais rien ne vint.
Quelqu’un lui attrapa les poignets, les lui joignit violemment dans le dos et les attacha avec un collier en plastique. Puis, après avoir soulevé sa cagoule, on lui arracha son bâillon avant de rabattre l’épais tissu devant son nez et sa bouche. Sa respiration en était simplifiée, mais il n’y voyait toujours goutte. Il avait eu le temps de réfléchir à la situation tout en marchant, et devinait qu’elle n’était pas étrangère à ses récentes excursions sur les réseaux informatiques atlantes. Il prévoyait un interrogatoire en règle concernant ses recherches, au lieu de quoi il entendit une porte claquer et un verrou se mettre en place. Il patienta, sur le qui-vive. Était-il seul dans la pièce, ou y avait-il quelqu’un avec lui, l’observant à son insu ?
Il guettait le moindre bruit, le moindre déplacement d’air, mais il n’y avait rien à percevoir. Il finit par se convaincre qu’il était seul, et agita doucement ses poignets pour tester la solidité de ses entraves. Il ne réussirait jamais à s’en libérer seul, aucune chance. Se penchant en avant, il agita la tête et les épaules pour faire tomber la cagoule qu’on lui avait mise sur la tête. La pièce était plongé dans les ténèbres, mais après quelques minutes, sa vue s’habitua à l’obscurité et il commença à distinguer certaines choses. Bien sûr, sans ses lunettes qu’on ne lui avait pas laissé le temps de mettre sur son nez, il ne voyait que les silhouettes indistinctes d’objets difficilement identifiables. Mais c’était assez pour reconnaître l’endroit où il se trouvait. C’était un vestiaire muni de porte-manteaux sur lesquels pendaient des combinaisons de plongée.
La peur rejaillit brusquement. On l’avait conduit à proximité de l’un des sas d’accès à Cendre, et ce n’était probablement pas sans raison.
Au sein de la communauté, Céline tenait le rôle de l’institutrice. Elle enseignait aux plus jeunes, mais ces derniers se faisant de plus en plus rares, son emploi du temps s’en trouvait allégé. Elle passait beaucoup de temps à répondre à diverses sollicitations impromptues des uns et des autres si bien que, lorsqu’elle avait décidé de s’allouer quelques jours de repos suite à son récent malaise, personne n’avait rien trouvé à y redire.
Ce matin-là, elle s’était attablée au milieu du réfectoire. Sa perte de connaissance durant la cérémonie d’accueil du Second Cycle et sa pseudo-rupture avec Artus l’avaient déjà bien assez placée sur le devant de la scène. Elle ne tenait pas à attirer davantage l’attention en se comportant comme une jeune femme asociale. La matinée était déjà bien avancée, et elle ne craignait pas de tomber sur Artus, lequel était probablement déjà en mission de ravitaillement ou de maintenance. Elle chipotait dans son assiette en attendant Piero. Elle n’avait pas très faim, l’odeur des toasts aux œufs et aux algues ravivant sa nausée.
— Bon sang, mais qu’est-ce qu’il fiche ! Je n’ai pas toute la matinée…
Elle marmonnait dans sa barbe en consultant sa montre toutes les vingt secondes. Piero avait presque quarante minutes de retard, et ça ne lui ressemblait pas. C’était un jeune homme consciencieux et appliqué, qui élevait la ponctualité au même rang qu’elle, c’est-à-dire très haut. Face à l’obstination d’Artus, ils étaient convenus de quitter Cendre ensemble, uniquement tous les deux, ou tous les trois si l’on comptait l’enfant qui grandissait en elle. Mais ils avaient besoin d’aide, ils le savaient aussi bien l’un que l’autre, et Piero semblait persuadé d’en trouver du côté de Nouvelle Atlantide.
Agacée plus qu’inquiète, elle se leva vivement, se débarrassa de son plateau presque intact et quitta le restaurant à grands pas. Elle n’hésita pas longtemps avant d’aller frapper à la porte des appartements de son ami. Tout d’abord, il n’y eut pas de réponse, mais elle insista à grand bruit, et finit par percevoir du mouvement derrière le battant. Elle colla son oreille dessus mais recula vivement en percevant un choc sourd suivi d’un gémissement de douleur.
— Piero ? C’est Céline ! Est-ce que tout va bien ? Tu es malade ?
Elle avait haussé la voix pour être entendue à l’intérieur de l’appartement. Lorsque la porte s’ouvrit, ce fut un Artus en pyjama qui apparut. Il semblait à peine tenir sur ses jambes, et ses traits en papier mâché révélaient qu’elle l’avait tiré du sommeil. Elle le dévisagea, intriguée. Artus avait toujours été un lève-tôt, contrairement à elle qu’il qualifiait souvent de véritable marmotte. Or, on était en milieu de matinée, et sa simple présence était pour le moins surprenante. Il avait le visage un peu bouffi mais n’était apparemment ni enrhumé ni fiévreux. Pourtant, quelque-chose n’allait pas, c’était une évidence. Malgré la colère qu’elle éprouvait à son encontre, toute la tendresse qu’il lui avait toujours inspirée rejaillit à cet instant.
— Artus ? Est-ce que ça va ? Tu n’as pas l’air bien. Tu ne travaillais pas, aujourd’hui ?
— Oui, ça va, je dormais encore, c’est tout. Si, je travaille à... Quelle heure est-il, au fait ? Tu… Tu ne te sens pas bien ? Tu as mal au ventre ?
La question la toucha infiniment, tout comme le fait que ce soit la première chose qui lui était venue à l’esprit en la trouvant sur le pas de sa porte. Elle se dit que tout n’était peut-être pas perdu entre eux. Il refusait de voir la vérité en face, certes, mais il tenait encore à elle et à leur enfant. Elle fit un pas en avant et il s’effaça pour la laisser entrer, inquiet à son tour.
— Je me sens tout à fait bien, rassure-toi, mais il est plus de dix heures et je ne m’attendais pas à te trouver ici. Ton réveil n’a pas sonné ?
Elle chercha machinalement du regard l’objet du délit. C’est alors qu’elle découvrit l’état de l’appartement. Tout était sens dessus dessous ! Matériel high-tech saccagé, fauteuils éventrés et renversés, tiroirs et placards vidés de leur contenu, lequel gisait pèle-mêle éparpillé dans toute la pièce. Bouche bée, elle tourna sur elle-même, les yeux ronds comme des soucoupes, et s’arrêta finalement sur Artus, dont l’expression était peu ou prou identique à la sienne.
— Oh mon Dieu ! Mais qu’est-ce qui s’est passé ici ? Ne me dis pas que tu dormais et que tu n’as rien entendu ?
En pleine confusion, Artus secoua la tête d’un air désorienté. Céline fit quelques pas dans la pièce, redressant de-ci de-là un fauteuil ou une plante verte, et ramassant quelques objets au hasard pour les remettre en place ou les poser sur la table du séjour. L’appartement avait été mis à sac, et il paraissait extraordinaire que les deux garçons aient pu continuer à dormir sans s’apercevoir de rien. Piero ! Se rappelant brusquement la raison de sa présence, la jeune femme se précipita en direction de la chambre, levant haut les pieds pour ne pas risquer de trébucher sur les obstacles qui jonchaient son chemin. Interpellant son ami avec inquiétude, elle ouvrit la porte à la volée, et ses doigts cherchèrent fébrilement l’interrupteur.
Elle s’attendait à trouver Piero inconscient sur sa couche, mais la chambre était vide. Les draps tout chiffonnés retombaient sur le côté du lit, et une paire de chaussons abandonnés gisait à son pied, attendant vainement leur propriétaire. Céline sentit son estomac se nouer. Planté sur le seuil de la porte, Artus l’attendait, un tas de compresses à la main.
— Pas étonnant que j’aie dormi comme un bébé ! Ce truc pue le chloroforme à plein nez…
— Seigneur, ils ont dû s’apercevoir de quelque-chose… Oh Artus, il m’avait promis d’être prudent, pourtant.
Elle se laissa tomber sur le lit, et fondit en larmes en se cachant le visage dans ses mains. S’il arrivait malheur à Piero, ce serait entièrement de sa faute, et elle ne se le pardonnerait jamais.
Artus s’approcha sans rien dire, s’assit à ses côtés, et l’attira contre lui en lui passant un bras autour des épaules. Cela faisait des jours qu’il luttait contre lui-même pour ne pas reconnaître l’évidence, mais l’idée avait néanmoins eu le temps de faire son chemin. Il n’était pas idiot, il avait bien compris à quoi Piero occupait son temps libre, et s’il avait jusque-là refusé de s’en mêler, il n’avait désormais plus le choix. Quelqu’un s’en prenait physiquement à ses proches, et il n’était pas question de le tolérer.
— Calme-toi, je suis sûr qu’il ne lui est rien arrivé de grave. Si ça se trouve, il a tout bonnement été appelé pour une urgence. Avec tout ce qu’il bidouille à longueur de temps, les gens font appel à lui pour un oui ou pour un non...
— Sauf que nous avions rendez-vous à la cafétéria à neuf heures et demie !
— Il aura oublié ! Ou bien, ce qu’on lui a demandé de faire était plus urgent… Commençons par éliminer les pistes les plus élémentaires avant de paniquer, d’accord ?
Céline s’essuya les yeux avec la manche de sa tunique, et hocha la tête à regret. En réalité, il n’était guère convaincant. Quelqu’un s’était introduit dans l’appartement de Piero, et s’était assuré de ne pas être dérangé en plongeant Artus dans l’inconscience. Le deux-pièces avait été ravagé et au matin, le maître des lieux était introuvable. Si l’on ajoutait à cela les recherches tendancieuses que Piero effectuait à son propre bénéfice, la coïncidence finissait par devenir un peu trop forte pour être vraiment considérée comme telle !
Artus se leva et quitta la chambre pour aller passer quelques coups de fil. Céline en profita pour se mettre en quête de la tablette tactile de Piero. S’il y avait quelque-part le moindre indice de ce qui avait bien pu lui arriver, et pourquoi, c’était dedans, et c’était probablement l’objet que les cambrioleurs recherchaient. La jeune femme démonta entièrement ce qu’il restait du lit, fouilla le dressing et la petite bibliothèque de fond en comble, arpenta en tous sens le revêtement de sol à la recherche d’une éventuelle cache secrète, et alla même jusqu’à soulever les dalles du faux plafond pour jeter un coup d’œil au-dessus. Sans succès.
Lorsqu’elle rejoignit Artus dans la pièce principale, il raccrochait tout juste, et affichait un air inquiet. Lorsqu’il la vit, il secoua la tête à son intention, comme pour éviter d’avoir à lui avouer l’échec de ses tentatives. Céline soupira et lui fit part de son idée à propos de la tablette. Le regard d’Artus s’éclaira et il se précipita vers le grand aquarium qui équipait tous les appartements de Cendre. Par affinité ou peut-être simplement pour se démarquer, Piero hébergeait des reptiles dans le sien. C’était la seule chose qui n’avait pas été renversée dans l’appartement, sans doute par peur des créatures qu’elle contenait.
Céline eut tout juste le temps de s’avancer pour voir son fiancé en soulever le couvercle, déposer ce dernier sur la table basse, et l’étudier quelques secondes avant de le démonter. Les néons retirés révélaient un compartiment hermétique à l’intérieur duquel se trouvait la précieuse tablette ! Triomphant, Artus la brandit bien haut avant de prendre un air penaud.
— Je sais que ce n’est pas très correct de ne pas lui en avoir parlé, mais ces derniers temps, nos relations n’étaient pas au beau fixe. Toujours est-il qu’une fois, je l’ai surpris en train de dissimuler quelque chose là-dedans. Hum… J’ai préféré ne pas me manifester, mais je t’assure que je n’y avais jamais touché jusqu’à aujourd’hui !
La jeune femme balaya ses explications de la main avec impatience, cela lui importait peu. Elle emporta la tablette sur le canapé et la déverrouilla avec fébrilité. Mais Artus l’interrompit en attirant son attention sur une série de feuillets qu’il avait également trouvés dans la cache de Piero. Ils avaient de toute évidence été arrachés à un carnet de notes, et étaient recouverts de l’écriture malhabile de leur ami. Leur contenu laissa Céline dubitative : il s’agissait de plusieurs séries de chiffres, apparemment sans queue ni tête.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Tu crois que c’est un message codé ?
— Pas sûr, je parierais plutôt sur des coordonnées. Si tu regardes la première série, ces chiffres-là semblent correspondre à une date, mais ça remonte loin, jusqu’en 2017. Ensuite, ça, je ne sais pas ce que c’est, mais le reste me fait penser à une succession de latitudes et de longitudes, avec les initiales pour les points cardinaux.
Artus avait raison. Reprenant la tablette, Céline lança une application permettant d’effectuer des relevés GPS. Elle entreprit d’y saisir les coordonnées sexagésimales de tous les points associés à la première date. Un tracé s’afficha en rouge sur une carte représentant les fonds marins. Il partait de Nouvelle Atlantide, et allait se perdre loin dans l’océan avant de finalement revenir à son point de départ. Elle l’enregistra, puis recommença avec le deuxième, le troisième et tous les suivants, avant de finalement tous les superposer.
Ils s’étalaient en corolle autour de Nouvelle Atlantide mais aucun n’avait exactement la même destination finale, si bien que leurs trajets n’étaient pas superposables. En revanche, les relevés suggéraient qu’ils avaient tous un autre point commun : la couronne abandonnée que l’on appelait Cendre.
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