Les yeux dans le vague, indifférente aux regards peu amènes qui pesaient sur elle, Lucie assistait à l’éloge funèbre donné en mémoire de Lexie. Elle n’avait officiellement rien à faire là, elle en était bien consciente. Sans parler du fait qu’elle avait à peine connu la jeune femme, Charles avait demandé à ce que la cérémonie ait lieu dans l’intimité, et sa simple présence contrevenait à ce souhait. En outre, on la savait assez proche de Martha, ce qui faisait d’elle une indésirable. Elle avait malgré tout décidé d’assister au dernier départ de Lexie, en misant sur le fait que personne n’oserait troubler la cérémonie à cause d’elle.
L’oraison avait lieu dans la tierce-sphère, sous la cité-bulle, où se trouvaient la morgue et les deux salons funéraires. A l’origine, il était prévu que les corps des disparus y soient conservés jusqu’à l’émersion, afin d’être en mesure de leur offrir une sépulture décente à leur retour à la surface. Seulement les choses ne s’étaient pas vraiment déroulées comme prévu, et avec le temps, la morgue s’était très vite retrouvée saturée. Il avait fallu prendre de nouvelles mesures. La cité n’étant pas équipée pour la crémation, il leur restait une seule solution : se débarrasser des corps dans l’océan.
Ça n’avait pas été une mince affaire que de le faire admettre aux proches des disparus. Les premières éjections s’étaient d’ailleurs déroulées dans un indescriptible chaos, à tel point que certaines familles n’avaient même pas été autorisées à y assister. Mais le temps avait passé et les commémorations s’étaient faites plus solennelles. Celle-ci touchait à son terme, et le maître de cérémonie venait d’inviter ceux qui le souhaitaient à quitter la salle avant le transfert du caisson. La majorité des gens se leva en silence, exhibant un air affligé digne des meilleurs acteurs. Lucie s’écarta pour les laisser passer. Assaillie de regards mauvais, elle se fit copieusement écraser les orteils, mais elle ne broncha pas et préféra faire comme si de rien n’était.
— Pourquoi ?
Elle sursauta, brusquement tirée de ses pensées. La voix était chaude et grave, elle n’avait guère changé de tonalité malgré les années écoulées, et lui faisait toujours autant d’effet. Un arôme poivré et très masculin vint lui chatouiller agréablement les narines, et elle se sentit frissonner. Victor De Vallois se tenait tout près, penché dans sa direction comme pour assurer un minimum de confidentialité à leur conversation. Il affichait une curiosité feinte, et une moue désabusée vint aux lèvres de Lucie.
— Parce que Martha n’a rien à voir avec tout ça, et que tu le sais aussi bien que moi. Je n’ai confiance ni en toi ni en tes associés pour mener correctement cette enquête, alors je préfère m’en charger personnellement, si tu n’y vois pas d’inconvénient.
Souvent traitée en paria à cause de la crainte qu’inspiraient ses prédictions, la vieille femme constituait la coupable idéale pour le meurtre de Lexie. On l’avait enfermée sans autre forme de procès, longuement interrogée, et finalement libérée faute de preuve. Elle n’avait aucune raison valable d’avoir commis pareille atrocité. Et comme en outre, l’arme du crime restait à ce jour introuvable, De Vallois avait bien été obligé de la relâcher. Depuis lors, elle était assignée à résidence jusqu’à la fin de l’enquête, ce qui pouvait prendre un certain temps.
— Et si j’y vois un inconvénient ?
— Pourquoi serait-ce le cas ?
De Vallois plissa les yeux sans répondre. Lucie sentait son cœur cogner sourdement contre ses côtes. Elle avait beau le mépriser ouvertement, il conservait sur elle une emprise tout à fait malvenue, le pire étant qu’il semblait lire en elle comme dans un livre ouvert. Il sourit d’un air supérieur qui lui donna envie de le gifler.
— D’aucuns pourraient t’accuser de vouloir saboter l’enquête pour protéger ton amie…
Lucie fulminait, mais elle était bien décidée à ne pas le montrer. Elle haussa les épaules sans répondre, en un geste dédaigneux. Elle ne doutait pas une seconde de l’innocence de Martha. La voyante était quelqu’un de bien qui n’avait toujours demandé qu’à aider son prochain, à commencer par Lucie elle-même, quand elle avait perdu son enfant. Elle aurait pu jeter à la tête du goujat que, contrairement à lui, la vieille femme avait su se montrer présente quand elle avait eu besoin d’aide. Elle s’en abstint.
— D’aucuns me connaîtraient alors bien mal, ce qui n’est pas ton cas…
Tous ceux qui le souhaitaient avaient à présent quitté la salle. Il ne restait plus que Charles, Victor, sa fiancée du moment, et quelques rares autres parmi les plus proches collaborateurs du scientifique. Ainsi que Lucie, bien sûr. Une mélodie solennelle s’éleva alors, le plateau s’enfonça dans le sous-sol, et le cercueil dans lequel reposait le corps de Lexie disparut rapidement à leur vue. La minuscule assemblée se déplaça jusqu’à la plateforme vitrée à travers laquelle ils allaient pouvoir l’apercevoir une dernière fois. Lorsque le caisson réapparut sous leurs pieds, Charles éclata en bruyants sanglots.
Victor, qui avait fini par s’éloigner sans rien ajouter, le prit par les épaules et l’étreignit en un geste de réconfort qu’il n’avait jamais eu à son égard. Lucie dut prendre sur elle pour ne pas laisser transparaître tout son dédain. Charles avait superbement ignoré sa jeune épouse lorsqu’elle était en vie, la traitant comme un de ces objets précieux que l’on exhibe en société pour se faire remarquer et que l’on remise au placard le reste du temps. Il était bien temps de la pleurer, à présent ! Ses larmes de crocodile lui donnaient la nausée.
Sous l’impulsion d’un programme de guidage sophistiqué, le caisson s’engagea de manière autonome sur la rampe d’accès hélicoïdale qui menait aux couronnes d’amarrage. Lucie sentit les larmes lui monter aux yeux alors que l’image d’un caisson en tous points identique venait se superposer à celui de Lexie dans son esprit. Elle s’était tenue à cette même place, vingt-sept ans plus tôt, lorsque le sort lui avait arraché son enfant… Parvenu en bas, l’habitacle parut hésiter sur la direction à prendre, puis il se remit en branle, passa au-dessus de la couronne abandonnée des années plus tôt, et disparut dans les sombres profondeurs de l’océan.
Alors seulement Lucie tourna les talons avec le sentiment non seulement d’avoir perdu son temps, mais aussi de s’être imprudemment exposée à cette douleur lancinante qui ne l’avait jamais réellement quittée. Elle sortit du salon funéraire, s’engouffra dans l’ascenseur, en larmes, et regagna avec soulagement la clarté éclatante de la sphère principale. La cabine était vitrée, et elle put observer à loisir la majestueuse structure de Nouvelle Atlantide dont elle longeait l’axe central à toute allure. Les appartements occupaient la partie supérieure de la bulle, et celui de Martha ne faisait pas exception. Lucie aurait préféré rentrer chez elle, mais elle avait promis un compte-rendu détaillé de la cérémonie à sa vieille amie.
A si faible profondeur, et bien que certaines analyses aient révélé que l’atmosphère terrestre était encombrée de particules, la luminosité n’avait rien de comparable avec celle des profondeurs océaniques. Contrairement à ce que l’on aurait pu croire, l’appartement de Martha était baigné de lumière. La vieille femme affectionnait un mobilier moderne, de bois clair et de couleurs pastels, avant tout confortable. Lorsqu’elle ouvrit à Lucie, elle ne manqua pas de remarquer les yeux rougis de cette dernière, mais n’en fit pas état. Elle l’invita à prendre place dans le canapé, lui mit une infusion de fucus dans les mains, et après l’avoir laissée siroter quelques minutes sa boisson, s’enquît de ce qu’elle avait appris.
— Rien…
— Comment ça, rien ? Tu as forcément remarqué quelque-chose, ne serait-ce que parmi les personnes présentes ! Je mettrais ma main à couper que celui qui a fait ça était là.
— Et bien, vous voilà manchote parce qu’il n’y avait que De Vallois et sa clique ! Je vous assure que je faisais figure d’extraterrestre au milieu d’eux. Charles avait demandé à ce qu’on respecte son chagrin et son intimité, et moi j’étais plantée là, parfaitement consciente qu’on ne voulait pas de moi, à m’entêter jusqu’à la fin de la cérémonie.
Lucie sentait ses doigts trembler autour de la tasse qu’elle enserrait de ses paumes glacées comme pour se réchauffer. A l’intérieur, le liquide ambré tanguait dangereusement, menaçant de l’ébouillanter à chaque instant.
— Son chagrin et son intimité ? Tu veux rire ! Il se fichait éperdument de sa femme ! Si tu l’avais vue débarquée à l’Immersion, elle tenait à peine sur ses jambes tellement elle était imbibée d’alcool.
— Je sais bien, Martha, mais ça ne veut pas dire qu’il l’ait tuée, enfin !
Martha eut un mouvement d’humeur. Cela faisait près d’une semaine qu’elle tournait en rond dans son appartement, et même si elle adorait ce petit deux-pièces qu’on lui avait attribué, elle commençait à étouffer. Sa frustration prenait des proportions malsaines, aiguillonnée par la peur de finir ses jours dans une cellule miteuse à payer pour un crime qu’elle n’avait pas commis. Elle se leva d’un bond, et commença à faire les cent pas autour de la table basse. Il lui fallait trouver une solution pour déjouer ce coup du sort. Lucie l’observait à la dérobée, affligée de n’avoir su se montrer à la hauteur de ses espérances. Martha s’arrêta soudain et se tourna brusquement vers elle, sa robe voltigeant autour de ses chevilles.
— Il y aurait bien un moyen d’être sûr que tu ne sois pas passée à côté de quelque-chose d’important…
Le visage de Lucie se décomposa, tandis qu’une expression affolée envahissait ses traits. Elle avait immédiatement deviné à quoi Martha faisait allusion : l’hypnose. Elle s’y était toujours refusée, même aux heures les plus sombres de sa vie. Elle en avait une peur bleue. La perspective que qui que ce soit puisse pénétrer dans son cerveau et prendre le contrôle de sa personne la plongeait dans une terreur incontrôlable. Elle ouvrit la bouche pour refuser tout net, mais le regard de Martha, d’impérieux, s’était fait suppliant, et elle sut alors qu’elle n’aurait jamais le cœur à la laisser tomber. Elle déglutit péniblement, la respiration laborieuse, et reposa la tasse sur la table basse avec un claquement maladroit.
— D’accord, je vais le faire... Si par malheur vous étiez condamnée, et que j’aie laissé passer la moindre chance de prouver votre innocence, je ne pourrais plus me regarder dans une glace. Alors allez-y, hypnotisez-moi.
— Vraiment ?
Martha n’en revenait pas d’avoir obtenu gain de cause aussi facilement. Lorsque, des années auparavant, Lucie s’était trouvée au fond du trou après la perte de son enfant, elle lui avait proposé l’hypnose comme moyen thérapeutique. Elle s’y était toujours refusée, alors même qu’en tant que psychologue, on lui avait appris les bienfaits que l’on pouvait attendre de cette méthode. A présent, pour sauver son amie, elle acceptait de se confronter à sa plus grande peur ! La vieille femme sentit des larmes de gratitude lui monter aux yeux, et l’étreignit de toutes ses forces.
— Ça va bien se passer, je te le promets.
Martha fit allonger Lucie sur le canapé, lui glissa un coussin sous la tête, et lui demanda de fixer un point précis au plafond au-dessus d’elle, tout en respirant aussi profondément et calmement que possible. Elle alluma sa tablette tactile, sélectionna une musique apaisante qu’elle lança en arrière-plan, puis prit une chaise et vint s’installer à côté d’elle. Elle l’invita de nouveau à se détendre, tout en se concentrant sur le cheminement de l’air à l’intérieur de son corps. Elle parlait d’une voix douce et monocorde, propre à induire une certaine somnolence.
La phase d’induction fut plus longue qu’à l’accoutumée, Lucie se refusant inconsciemment à lâcher prise, et il fallut un long moment avant qu’elle ne réagisse favorablement aux demandes de Martha. Cette dernière testait parfois son état en lui demandant de lever une main ou de croiser les doigts. Lorsqu’elle répondit enfin, les suggestions se firent plus précises.
— Tu assistes à l’éloge funèbre donné en mémoire de Lexie. En principe, tu n’as pas le droit de te trouver là, mais tu n’en as cure. Ni les regards méfiants ni les paroles blessantes ne peuvent t’atteindre. Tu gagnes ta place, et jettes un œil autour de toi… Raconte-moi.
Et Lucie raconta, l’air détaché, comme indifférente à tout ce à quoi elle avait assisté. Martha réalisa alors le calvaire qu’elle avait dû subir au nom de l’amitié qui les liait, les regards assassins, les réflexions agressives, les provocations à peine voilées de De Vallois, les souvenirs douloureux qui remontaient à la surface… Mais elle eut beau chercher, émettre des injonctions plus ou moins directes, Lucie n’avait effectivement rien remarqué de notable, tant au niveau inconscient que conscient. La cérémonie touchait à sa fin, et dans l’esprit de Lucie, les souvenirs commençaient à se superposer à la réalité. Il allait être temps de mettre un terme à la séance.
A l’endroit où elle se trouvait, Lucie surplombait la rampe hélicoïdale qui s’enfonçait dans les profondeurs de l’océan, à l’aplomb de la cité-bulle. Elle aurait voulu ne pas perdre le caisson du regard, mais il ne cessait de disparaître et de réapparaître au fur et à mesure de sa lente progression vers les couronnes d’amarrage. Elle savait que, lorsqu’il atteindrait le fond de l’océan, le système de guidage lui donnerait une dernière impulsion vers une destination inconnue, et cela participait à son angoisse de ne pas savoir ce qu’il adviendrait de son enfant. A moins qu’il ne s’agisse de Lexie ?
Martha l’écoutait en silence, de plus en plus consciente de sa confusion. Son débit était toujours aussi monocorde et régulier, comme si elle relatait une scène à laquelle elle avait maintes fois assisté. D’une certaine manière, c’était probablement le cas, elle avait dû ruminer ces souvenirs tellement de fois… Lorsqu’elle suspendit à la fois ses mots et sa respiration, la vieille femme fronça les sourcils avec inquiétude, craignant de l’avoir laissée aller trop loin.
— Que se passe-t-il, Lucie ? Lucie ? Je crois qu’il est temps de revenir auprès de moi, chérie. Je vais compter jusqu’à trois, et quand je claquerai des doigts devant ton visage, tu te réveilleras et tu te souviendras de tout ce qui vient de se passer. Un…
— Le caisson… Je ne comprends pas ! Il a pris la direction de la couronne abandonnée !
Martha interrompit son décompte, intriguée par la panique naissante qu’elle sentait enfler chez Lucie. Les yeux écarquillés de surprise et la respiration saccadée, cette dernière semblait tout à la fois effrayée et excitée. Désarçonnée, la voyante hésitait sur l’attitude à adopter. Valait-il mieux la laisser aller au bout de sa vision, ou au contraire l’en sortir au plus tôt ?
— Deux… Trois !
Préoccupée par l’agitation de Lucie, Martha prit sa décision en quelques centièmes de secondes, sans savoir si c’était ce qu’il fallait faire ou si, au contraire, en mettant si abruptement fin à la séance, elle se condamnait elle-même. A l’instant précis où elle claqua des doigts devant son nez, le regard de son amie s’éclaircit. Lucie secoua lentement la tête, comme si elle n’arrivait pas à croire à ce qu’elle avait peut-être découvert. Martha ne voulait surtout pas la brusquer, mais n’y tenant plus, elle se risqua à l’interroger.
— Lucie ? Est-ce que ça va ? Parle-moi, je t’en prie, tu me fais peur !
— Ça va aller… Vous vous rappelez à quel point j’étais dévastée quand j’ai perdu le bébé ? Fisher m’avait prescrit des anxiolytiques, et j’étais complètement shootée lors de l’éloge funèbre. J’y ai assisté dans un état second, je tenais tout juste debout, à peine consciente de ce qui se passait. Vous vous souvenez ?
La voix de Lucie s’était faite presque suppliante, et Martha comprit qu’elle cherchait une confirmation, comme pour s’assurer que ses souvenirs convergeaient précisément avec la réalité. Elle hocha la tête avec conviction, elle se souvenait parfaitement. C’était une description sans fard mais tout-à-fait exacte de la situation.
— Je ne m’en étais jamais rendue compte jusqu’ici, mais j’ai l’impression que mon subconscient n’était en réalité pas si passif que ça... Le caisson qui emportait mon bébé, ce jour-là… il a pris exactement la même direction que celui de Lexie, à la différence près que je l’ai vu s’arrêter.
— S’arrêter ? Ça veut dire quoi, s’arrêter ? Et s’arrêter où ?
Lucie ne répondit pas tout de suite. Le regard braqué dans celui de son hôte, elle marqua une courte hésitation tout en se mordillant la lèvre inférieure. Déjà, sa découverte lui semblait trop extraordinaire et elle doutait de ce qu’elle avait vu. Elle finit par lâcher, d’une toute petite voix :
— La couronne d’amarrage abandonnée était plongée dans l’obscurité, mais je suis presque sûre d’avoir vu le caisson s’y arrêter.
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