Le mécanisme d’ouverture de la porte de l’appartement émit son bourdonnement familier, et Piero fit glisser ses doigts habiles sur l’écran tactile de sa tablette. Artus rentrait tout juste d’une longue journée de travail sur la structure externe de Cendre, et il ne tenait pas à ce qu’il tombe sur les recherches qu’il était en train d’effectuer. Cela faisait maintenant dix jours que son ami s’était installé chez lui, depuis sa mémorable dispute avec Céline, et leur cohabitation forcée ne se faisait pas toujours sans heurt. Artus était d’une humeur massacrante. Loin de lui manifester un semblant de reconnaissance pour l’asile qu’il lui offrait, il se comportait comme si Piero était responsable de la situation. Ce dernier s’exhortait à la patience, mais leurs relations restaient tendues.
— Salut ! Comment s’est passée ta journée ? Ce problème de sas ?
Artus n’était pas censé sortir, ce jour-là. Pour éviter d’attirer l’attention de leurs voisins Atlantes qui ne soupçonnaient pas leur existence, les Cendrés s’efforçaient toujours de réduire au minimum le nombre de leurs excursions en mer. Mais l’équipe chargée de la maintenance avait signalé une petite fuite d’eau dans l’un des sas d’accès à la station, et c’était le genre d’incident qui ne pouvait pas attendre. Son ami avait donc été réquisitionné, bon gré mal gré.
— Ça va, c’est réglé, mais ce tas de ferraille commence à tomber en ruines. Il arrivera bien un moment où il nous faudra du matériel, et il n’y a pas trente-six endroits où se le procurer.
Le ton était sec, et pour le moins péremptoire. Il était évident qu’Artus ne tolérerait pas la contradiction et Piero ne s’y risqua nullement, peu désireux de déclencher la contrariété de son colocataire improvisé. De toute façon, son ami avait raison, les coups de marteau et de tournevis ne suffiraient pas éternellement. Cela étant, il ne tenait pas non plus à l’encourager à se lancer dans une diatribe devenue habituelle, aussi se contenta-t-il de hocher la tête sans répondre.
En l’espace de quelques jours à peine, Artus avait profondément changé. Têtu et emporté, il était devenu difficile d’entretenir la moindre conversation avec lui. D’un naturel auparavant si gai et facile d’accès, il s’était complètement renfermé sur lui-même, et Piero avait déjà dû batailler ferme pour obtenir des explications sur sa dispute avec Céline. Explications auxquelles il estimait avoir droit, à partir du moment où son ami squattait chez lui pour une durée indéterminée.
Lorsqu’il les avait enfin eues, loin d’en vouloir à Céline de l’état dans lequel elle mettait Artus, Piero s’était tout d’abord réjoui pour eux deux de l’arrivée de cet enfant. Puis il s’était interrogé sur la véracité des dires de la jeune femme. Se pouvait-il qu’elle ait, d’une manière ou d’une autre, raison ? Le jeune déficient visuel était bien différent de son ami, qui vouait une confiance sans doute excessive au Veilleur et à ses principaux ministres. Probablement à cause de son handicap, il avait toujours vécu un peu en marge du reste de la communauté, intégré sans l’être tout à fait. De ce fait, les paroles de Céline ne lui paraissaient pas si inconcevables.
Enfant assez solitaire, par obligation plus que par choix, Piero avait grandi avec les machines. Sa mauvaise vue lui interdisait certaines des activités préférées de ses camarades du premier cycle, et il avait très tôt apprécié la sensation de liberté que lui offraient toutes les applications disponibles sur sa tablette. Grâce à elles, il avait découvert ce qu’était la vie en surface, l’histoire de l’Humanité, la technologie et ses infinies possibilités. A l’insu de tous, il avait même réussi à rétablir une connexion avec Nouvelle Atlantide, qu’il utilisait avec prudence et parcimonie car il ne devait à aucun prix être découvert, ni par les Atlantes ni par les Cendrés.
C’était grâce à cette discrète connexion qu’il menait sa petite enquête pour Céline. Elle n’était pas encore au courant, mais les éléments qu’il avait commencé à assembler lui laissaient penser qu’il faudrait bientôt qu’elle le soit. Car en effet, ces dernières semaines, des enfants avaient disparu chez leurs illustres voisins. Enfin, disparu n’était pas le mot exact. En réalité, ils étaient censés être morts. Fausses couches, enfants morts nés… Au total, ce n’étaient pas moins de sept enfants qui ne verraient jamais le jour. Le nombre exact de bébés du nouveau cycle.
— Et toi, qu’est-ce que tu faisais ?
Piero sursauta d’un air coupable lorsque son ami le tira soudain de ses pensées. Il essaya de prendre un air dégagé en souriant bêtement, mais le nouvel Artus, devenu complètement paranoïaque, le dévisageait avec une froideur qu’il ne lui avait jamais manifestée. Pas même lorsqu’ils étaient gosses, et que Piero était plus ou moins le souffre-douleur de leur petite bande du premier cycle. Pas même au moment de l’adolescence, quand Céline elle-même exprimait parfois une certaine impatience à son égard. Artus s’était toujours montré gentil avec lui, l’incluant volontiers à leurs jeux sans se préoccuper de ce que les autres en pensaient.
Seulement depuis dix jours, Piero avait l’impression qu’on lui avait volé son protecteur et ami. Ou qu’on lui avait fait subir un lavage de cerveau peut-être. Artus le dévisageait présentement avec l’expression suspicieuse de celui qui s’attend à un mauvais coup imminent : les traits tendus, le regard mauvais naviguant entre l’écran de la tablette et l’expression faussement détachée du jeune Cendré. Piero détestait mentir, encore plus à son meilleur ami, mais il était parfaitement conscient que la situation nécessitait la plus extrême prudence. D’abord parce qu’il ne tenait pas déclencher la colère d’Artus, mais aussi et surtout parce que ses récentes découvertes lui faisaient craindre pour Céline.
— Pas grand-chose. Je suis tombé sur un ancien projet envisageant de bâtir des villes sur des plates-formes insubmersibles. Des cités écologiques fortement inspirées des fleurs de lotus. Tu veux voir ? L’ensemble était plutôt sympa, dommage qu’…
— Non, merci. Je vais prendre une douche vite fait, puis j’ai promis à Edna de l’aider à s’occuper des bébés du second cycle. D’ailleurs, tu devrais lui donner un coup de main toi aussi, puisque tu n’as rien de mieux à faire.
Sans attendre de réponse, Artus quitta la pièce à grandes enjambées. Piero le suivit des yeux avec tristesse. Il avait parié sur l’exaspération de son ami face à son enthousiasme personnel pour un projet terrien complètement dépassé. Un gigantesque coup de bluff. Il avait eu gain de cause, Artus s’était désintéressé de ce qu’il trafiquait avec sa tablette, mais Piero n’en était pas heureux pour autant. Le fossé qui était en train de se creuser entre eux s’élargissait de jour en jour, et il avait de moins en moins envie de faire des efforts pour le combler. Il soupira, dégringola de son tabouret, et sa tablette sous le bras, quitta l’appartement.
Les yeux rivés au sol, indifférent à tout ce qui n’était pas sa destination finale, il s’engagea dans la coursive circulaire principale de Cendre, celle qui parcourait toute la circonférence de la couronne d’amarrage. Il n’alla pas très loin, s’arrêtant devant la porte de l’appartement de Céline et auparavant Artus. Il frappa, juste un peu trop fort, en jetant des coups d’œil nerveux à gauche et à droite. Si son ami apprenait qu’il venait rendre visite à sa fiancée à son insu, Piero n’osait même pas imaginer la scène qui s’en suivrait. Il dansait d’un pied sur l’autre et faillit bien repartir avant que ne s’ouvre le battant.
Quand Céline apparut dans l’encadrement de la porte, pâle, les cheveux gras et défaits, des cernes jusqu’au milieu des joues et vêtue d’un survêtement gris informe, il dut faire un effort pour ne pas laisser transparaître son affliction. Il se demanda brièvement si la grossesse était vraiment la seule responsable de son récent malaise. Il était fort possible qu’elle soit déjà confrontée aux premières nausées matinales, mais l’absence d’Artus n’améliorait sûrement pas les choses. Il lui décocha un petit sourire auquel elle ne répondit pas, se contentant de l’observer avec l’expression d’un lémurien sous tranquillisants.
— Salut ! Je peux entrer ?
Il avait sciemment adopté un ton enjoué, mais elle haussa un sourcil perplexe comme s’il lui avait fait une proposition indécente. Piero se décomposa face à l’intensité de son regard, brusquement convaincu qu’il outrepassait ses droits, qu’il n’avait pas à se mêler de ses oignons, et qu’elle n’allait pas se gêner pour le lui asséner vertement. Mais ce n’est pas ce qu’elle fit. Après avoir marqué une courte hésitation, elle s’écarta de la porte, la laissant ouverte derrière elle, et disparut à l’intérieur de l’appartement. Il ouvrit la bouche pour lui demander si cela voulait dire oui, mais des voix retentirent dans la coursive, et il se glissa rapidement de l’autre côté de la porte.
Il la trouva pelotonnée dans un plaid sur le canapé, les mains serrées autour d’une tasse fumante. Il n’en fut pas surpris, c’était une grande amatrice de thé et d’infusions en tous genres, et il savait tout du potentiel réconfortant de ces boissons chaudes. En revanche, elle ne lui en proposa pas, pas plus que de prendre place d’ailleurs. Il finit néanmoins par choisir un fauteuil et y posa ses fesses, tout au bord. Il s’attendait à ce qu’elle lui demande les raisons de sa venue, mais elle semblait bien décidée à ne pas lui faciliter les choses. Il chercha son regard, sans plus de succès. Elle s’obstinait à fixer le fond de sa tasse, comme si elle espérait qu’il finisse par se lasser d’être ignoré et s’en aille.
— Je comprends mieux pourquoi tu l’as fichu dehors, il est invivable !
Il s’était dit que, dans pareille situation, un brin d’humour ne pouvait pas faire de mal. Elle ne cilla même pas, inexpressive à souhaits. Piero soupira, comprenant qu’il était inutile de perdre du temps à la ménager. Il lui fallait attirer son attention, et pour cela, le mieux était encore d’entrer directement dans le vif du sujet.
— J’ai réussi à établir une connexion informatique avec Nouvelle Atlantide.
Sa tasse faillit lui échapper des mains. Elle la rattrapa in extremis, renversant cependant une partie de son contenu sur le plaid qu’elle repoussa avec une petite exclamation de douleur. Elle s’était brûlée, mais ne s’en souciait guère. Ses yeux écarquillés étaient braqués sur lui, et elle cherchait visiblement ses mots. Satisfait de son petit effet, il reprit, dans l’ordre cette fois.
— Artus a fait de la résistance, mais j’ai réussi à lui extorquer quelques détails. Non que je tienne particulièrement à me mêler de vos affaires, mais ça avait l’air grave. Tu sais comme moi qu’il ne remettra jamais en cause les enseignements du Veilleur et de sa clique.
— Et toi oui ?
Elle s’efforçait de ne rien laisser transparaître, mais les murailles dont elle s’était entourée étaient en train de s’effriter sous ses yeux. Il était clair que sa dispute avec Artus l’avait convaincue d’éviter de se confier à qui que ce soit d’autre. Elle devait se sentir atrocement seule, et c’était un sentiment que Piero connaissait bien, un démon qui l’accompagnait depuis toujours.
— Disons que je réserve encore mon jugement. Les conséquences de mon handicap sur mes relations avec les autres m’ont appris la modération en toute chose… Il y a longtemps que j’ai réussi à me connecter à leur réseau, mais je n’en avais jamais parlé à personne, pas même à Artus. On n’est jamais trop prudent…
— Pourquoi changer tes habitudes, dans ce cas ?
— Parce qu’il est évident que tu as besoin d’aide, Céline. Parce que je le sais incapable de te l’apporter, malgré toute la tendresse qu’il éprouve à ton égard…
Un rire avorté et dur échappa à la jeune femme, l’interrompant brusquement. Il ne voulait surtout pas se laisser entraîner dans une discussion à propos des sentiments d’Artus à son égard. Ça ne le regardait en rien, et c’était de toutes les façons un sujet qu’il ne maîtrisait pas, n’ayant lui-même jamais eu de petite amie.
— Bon, tu veux de mon aide ou pas ?
— Bien sûr ! Excuse-moi, je ne voulais pas être désagréable ou te mettre en porte-à-faux vis-à-vis d’Artus.
Il balaya l’incident d’un geste négligent de la main. Se débarrassant complètement de son plaid, Céline se leva promptement du canapé tandis qu’il allumait la tablette et la posait sur ses genoux. Elle s’assit à ses côtés sur l’accoudoir du fauteuil, et il lui montra rapidement comment il se connectait au réseau informatique de la cité-bulle. Il utilisait les chemins de traverse, afin de compliquer la tâche à quiconque chercherait à le pister, et avait développé lui-même un utilitaire suffisamment malin pour faire sauter toutes les barrières numériques de protection de Nouvelle Atlantide. Les normes de sécurité de leurs voisins du dessus étaient pour le moins légères.
— Je m’abstiens de télécharger de gros volumes de données, cela attirerait leur attention, immanquablement. En revanche, on peut consulter un certain nombre de choses sans qu’ils se doutent de quoi que ce soit. Ils n’imaginent pas une seconde que leur réseau puisse être piraté !
— Et qu’est-ce que tu as trouvé ? Parce que tu as trouvé quelque chose, n’est-ce pas ?
Piero sourit à son amie, un sourire de petit garçon malicieux qui dut lui réchauffer le cœur parce qu’elle l’imita et lui sourit à son tour.
— Bien sûr ! Tout le monde a des secrets, et nos amis atlantes n’échappent pas à la règle. Nous non plus d’ailleurs, parce que je crois que tu as mis le doigt sur quelque-chose. Ce n’est pas très plaisant, je te préviens.
Le visage de Céline redevint grave, mais elle hocha la tête avec détermination. Ses doigts se portèrent instinctivement à son ventre, comme si elle avait voulu protéger son enfant à naître des découvertes qui s’annonçaient.
— D’après Artus, tu semblais convaincue que les enfants du second cycle que l’on nous a présentés l’autre soir avaient été arrachés à leurs familles atlantes. Quand il m’a fait part de tes arguments, je me suis senti comme le dernier des idiots. Comme si l’on venait de me mettre le nez sur une chose qui avait toujours été là sans que je ne l’aie jamais vue ! C’est ce qui m’a décidé à creuser un peu, comme ça, juste pour voir sur quoi j’allais tomber. J’ai commencé par ce qui me paraissait le plus évident, les données de leur dispensaire, et j’ai fait mouche immédiatement.
Piero sentit Céline se raidir d’appréhension à côté de lui. Il afficha les documents qu’il avait dénichés quelques jours plus tôt, et qui l’avaient convaincu de poursuivre son enquête. De toute évidence, les Cendrés n’étaient pas les seuls à avoir des difficultés à concevoir des enfants. Comme à Cendre, le contrôle des naissances était strict, mais ce qui avait tout particulièrement attiré l’attention du jeune homme, c’était que ces dernières arrivaient par vagues. Une série de bébés, puis plus rien pendant de longs mois, puis une nouvelle série.
— Ce n’est officiellement rapporté nulle part, mais je les soupçonne fortement de procéder à des inséminations artificielles.
— Comment ? Ils auraient embarqué tout le matériel nécessaire ?
— Peut-être. Ou peut-être qu’ils tâtonnent pour reproduire les conditions nécessaires avec ce dont ils disposent… Ce qui expliquerait le nombre de fausses couches ou de naissances avortées auxquelles ils ont été confrontés ces dernières semaines. A moins que ce ne soit autre chose…
— Comme un Atlante en cheville avec le Veilleur pour lui fournir des enfants destinés au second cycle ? Mais en échange de quoi ? Que serions-nous à même de leur offrir ? Ils ont tellement plus que nous…
— Je n’en sais rien encore, mais une chose est sûre : ça ne peut pas être un Atlante, c’est forcément un groupuscule plus important. On ne fait pas disparaître des bébés aussi facilement.
— Tu as raison. Il faut les faire sortir de Nouvelle Atlantide, et ça doit déjà être coton, mais il faut aussi les faire entrer à Cendre ! Le tout, au nez et à la barbe des deux populations !
Piero hocha la tête sans répondre. Ses doigts s’étaient remis à courir sur le clavier virtuel de la tablette. Il avait longtemps hésité, mais s’était finalement résolu à lui parler de la découverte qu’il avait faite l’après-midi même, juste avant le retour d’Artus.
— Il y autre chose... Il y a eu un meurtre dans la cité-bulle, il y a une dizaine de jours. C’était la toute première fois qu’une telle chose se produisait depuis la Première Immersion. Une femme a été égorgée comme un cochon dans un bar !
Les yeux écarquillés, Céline avait porté la main à sa bouche, prise d’une soudaine nausée.
— L’enquête est encore en cours, mais les soupçons se portent sur une espèce de voyante, une certaine Martha, assez âgée a priori… Assez pour être notre grand-mère à tous les deux. J’ai fait quelques recherches à son sujet, comme tu t’en doutes, et il se trouve que, tiens-toi bien, cette pauvre femme s’interrogeait un peu trop ouvertement à propos des récentes fausses couches. Ça ne te paraît pas bizarre ? Elle faisait des vagues et comme par hasard, la voilà accusée de meurtre et réduite au silence !
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