L’Immersion était l’unique établissement de loisirs de Nouvelle Atlantide. Martha, que ses activités de cartomancienne ne suffisaient malheureusement pas à nourrir, y travaillait tous les soirs. Elle était responsable de la petite troupe de danseuses et de danseurs qui se donnaient en spectacle dans les caissons d’hyper-respiration. Ces show-rooms avaient une grande baie vitrée donnant sur la salle de l’établissement. Le taux d’oxygène de l’air qui y circulait était supérieur à la normale. Cela facilitait la respiration et les déplacements des danseurs à moitié nus qui évoluaient à l’intérieur. Les spectateurs avaient ainsi le sentiment d’assister à un incroyable ballet aquatique.
Martha n’appréciait pas spécialement ce travail, qu’elle s’était pourtant résolue à accepter en 2025, lorsqu’il était devenu évident qu’ils ne regagneraient pas la surface de sitôt. En effet, les spectacles qui étaient proposés à l’Immersion variaient en fonction de la clientèle. Cela allait de la simple danse érotique à la chorégraphie étudiée où les danseurs se mêlaient gracieusement. Mais certains soirs, le bar était réservé pour des rassemblements privés. De légères doses de narcotique étaient envoyées dans les caissons, et certains clients privilégiés étaient invités, moyennant une petite fortune, à rejoindre les danseurs. La soirée se transformait alors en véritable orgie.
Pour Martha, la contrepartie de devoir assister à tous ces nauséeux excès résidait dans les multiples informations qu’elle pouvait glaner au contact des riches clients de l’Immersion ; et dans la clientèle assidue que constituaient pour elle leurs épouses. Il n’en était pas une qui ne portât en secret le résultat d’une récente séance de cartomancie tatoué sur l’avant-bras. Ce soir-là, elle attendait Lexie dans une alcôve. C’était une des rares jeunes femmes nées dans la cité-bulle avant la Seconde Immersion. Elle avait épousée très tôt l’un des principaux collaborateurs de Victor de Vallois, et bien qu’elle n’ait pas encore trente ans, elle s’apprêtait à célébrer ses noces de cristal.
Grande brune aux yeux incroyablement verts, c’était une jeune femme magnifique mais profondément malheureuse. Lorsqu’elle se présenta devant Martha, il était évident qu’elle avait absorbé une substance quelconque destinée à lui faire oublier sa misérable existence de femme délaissée par un époux trop occupé. Elle sentait l’alcool à plein nez et tenait à peine sur ses jambes. Elle se laissa tomber dans un fauteuil de velours et s’y recroquevilla. Martha sentit son cœur se serrer à cette vision. Lexie avait tout pour elle, et elle se détruisait à petit feu.
La vieille femme passa une main à peine ridée sur la surface noire de la petite table qui les séparait. Comme lors de la séance de la veille avec Lucie, le plateau se mit à luire doucement de cette lueur bleue si caractéristique de son pouvoir, et les figures apparurent en hologrammes à quelques millimètres au-dessus de la table ronde. Martha les mélangea habilement, et elle allait demander à Lexie de faire son choix lorsqu’elle réalisa que cette dernière dormait debout. Elle luttait pour garder les yeux ouverts, et son menton semblait irrémédiablement attiré vers le bas. La cartomancienne hésita à s’éclipser pour la laisser se reposer en toute discrétion, puisqu’elle en avait visiblement besoin, mais finit par y renoncer : Charles réclamerait tôt ou tard la présence de sa femme à ses côtés, et à ce moment-là, il lui faudrait bon gré mal gré tenir sa place.
Martha se leva en soufflant doucement, abandonnant les cartes en éventail sur la table. Elle se pencha pour presser l’épaule de son hôte à peine consciente, la prévenant qu’elle allait lui chercher un café bien serré, puis elle se faufila de l’autre côté du rideau. Les éclats de voix en provenance de la salle l’assaillirent immédiatement, et elle grimaça. Elle longea le comptoir du bar en arc de cercle, jetant un coup d’œil rapide à travers la vitre du caisson d’hyper-respiration au passage. La présence à l’intérieur d’un homme d’affaire en suspension, collé à une danseuse aux seins nus, l’éclaira illico sur le genre de soirée auquel elle devait s’attendre.
Elle soupira à nouveau en réclamant un café très fort au barman, et s’accouda au comptoir pour parcourir la vaste salle d’un regard désabusé en attendant sa commande. Comme il fallait s’y attendre, l’établissement tout entier avait été réservé, et seules les tables disposées directement en face de la baie vitrée du caisson étaient occupées. Il y avait là Victor de Vallois, l’administrateur de la cité-bulle, et tous ses plus proches amis, une petite bande de requins aux dents longues qui s’évertuaient tous, depuis près de trente ans, à mettre la main sur l’ensemble du pouvoir exécutif. Martha les exécrait, même si elle s’efforçait sans réel succès de ne pas trop le montrer.
Le garçon finit par déposer une minuscule tasse à café devant elle, et les effluves amers de la boisson préférée des Néos, désignation dont ils aimaient eux-mêmes s’affubler, lui emplirent le nez. Elle le remercia d’un sourire bienveillant et fit prudemment demi-tour avec son précieux chargement. Lorsqu’elle repoussa le lourd rideau de l’alcôve, Lexie était avachie dans le fauteuil, la tête penchée en avant. Cette fois, elle s’était bel et bien endormie ! Martha l’appela doucement, déposant la tasse sur le guéridon. Ce faisant, elle remarqua un détail qui l’amusa. Durant son absence, la jeune femme avait dû avoir un éclair de lucidité suffisant pour qu’elle essaie, de toute évidence sans succès, de se tirer les cartes. Le bel éventail que la cartomancienne avait abandonné était sens dessus dessous !
Martha balaya les cartes d’un geste de la main, et la lueur bleue s’éteignit graduellement. Puis elle se retourna, s’agenouilla devant Lexie et la secoua doucement. Il fallait qu’elle la réveille assez pour lui faire avaler l’improbable mixture noire qu’elle lui avait apportée, et dans laquelle il y avait fort à parier qu’une cuillère à café aurait pu tenir debout sans assistance extérieure. La tête de la jeune femme brinquebala mollement d’avant en arrière, et un jet de liquide sombre jaillit soudain sur la voyante. Un hideux sourire, béant d’une oreille à l’autre, barrait à présent la gorge de Lexie. Les yeux écarquillés par l’horreur, Martha ouvrit la bouche pour se mettre à hurler, mais aucun son ne voulut franchir ses lèvres.
Baissant les yeux sur son corsage maculé du liquide poisseux, elle eut un mouvement de recul destiné à se protéger de l’expulsion de sang, mais elle perdit l’équilibre et se retrouva sur les fesses au pied du fauteuil. Elle poussa des talons et réussit à s’éloigner jusqu’au mur auquel elle s’adossa en suffoquant littéralement. La respiration laborieuse et saccadée, elle se força à prendre de longues bouffées d’air empuanti en inspirant par la bouche. Malgré tout, une terrifiante odeur métallique emplissait déjà l’alcôve, et son estomac se soulevait à chaque nouvelle prise d’air. Le spectacle de la morte, atrocement mutilée au-dessus d’elle, n’arrangeait rien. Sur une impulsion, elle se remit vivement sur ses pieds, tendit la main vers Lexie et rabattit sa tête vers l’avant, masquant ainsi la déchirure qui lui avait coûté la vie.
De nouveau plaquée au mur, elle resta là un long moment à fixer sans le voir le corps sans vie de sa cliente. Tout d’abord incapable d’analyser la situation, elle dut lutter d’arrache-pied pour reprendre le contrôle de ses nerfs et inciter son cerveau à se remettre à fonctionner. Petit à petit, les questions pertinentes se frayèrent un chemin dans le chaos de ses pensées. Il ne faisait aucun doute qu’il s’agissait d’un meurtre, mais Martha n’arrivait pas à concevoir qui avait bien pu faire une chose pareille, ni pour quelles raisons. Les actes de violence étaient très sévèrement punis au sein de la cité-bulle, et étant donnée leur situation en huis-clos, c’était bien compréhensible. Ils étaient extrêmement rares, et à sa connaissance, nul ne s’était jamais fait agresser, encore moins tuer.
En outre, pour Martha, Lexie représentait la figure même de l’innocence. Une fille pas très maligne et superficielle jusqu’au bout des ongles, mais qui n’aurait probablement pas fait de mal à une mouche. C’était elle qui souffrait, à elle qu’on faisait du mal en la traitant comme quantité négligeable en tout. Alors pourquoi l’avoir assassinée de la sorte ? Cela ne pouvait pas être un acte gratuit. Etait-ce lié aux activités de son mari ou à ses relations ? La vieille femme ne voyait guère d’autres possibilités. Mais comment le tueur s’était-il débrouillé pour agir de la sorte, sans cri ni coup d’éclat, avec cette froide efficacité, et en disparaissant ensuite comme une ombre dans la nuit ? Elle n’avait fait que l’aller et retour au bar, cela n’avait pas pu lui prendre plus de cinq minutes !
La poigne glaciale de la culpabilité l’étreignit brusquement. Aurait-elle pu empêcher cela en restant auprès de Lexie ou au contraire, se serait-elle fait assassiner elle aussi ? Et qu’allait-il se passer à présent ? La plupart des gens méprisaient son activité de voyance, mais pour certains, cela allait bien au-delà : ses prédictions leur faisaient une peur bleue et ils la détestaient. La peur s’empara d’elle. Ne risquait-elle pas d’être injustement accusée de ce crime ? Les battements de son cœur s’accélérèrent de nouveau et elle recommença à haleter. Elle n’était plus si jeune, elle ne supporterait pas d’être enfermée, encore moins pour un acte qu’elle n’avait pas commis. Dans l’hypothèse où on la déclarerait coupable, cela signifierait que le véritable tueur poursuivrait son œuvre en liberté, sans être le moins du monde inquiété. Cette perspective était inconcevable. Au désespoir, elle plongea la tête dans ses mains.
Il fallait qu’elle se calme, qu’elle se ressaisisse et réfléchisse. Elle n’avait déjà perdu que trop de temps, elle ne pouvait plus se permettre d’attendre ainsi que la piste ne refroidisse. Elle devait signaler à quelqu’un ce qui venait de se passer, prévenir Charles que son épouse avait trépassé. Elle quitta l’appui rassurant du mur, chancela légèrement sur ses jambes et elle allait fuir l’alcôve lorsqu’une subite inspiration la fit se pencher sur le bras gauche de la morte. Elle grimaça de dégoût lorsque ses doigts trempèrent dans le sang qui coagulait déjà, et dut se faire violence pour soulever sa manche jusqu’au coude.
Un tatouage bleu pétrole ornait la chair blanchâtre. Ce ne pouvait absolument pas être le résidu de leur dernière séance, il aurait dû être effacé ou en passe de l’être. Or, celui-là était au contraire beaucoup trop flamboyant. Elle songea aux figures éparpillées sur le guéridon à son retour. De toute évidence, Lexie avait bel et bien repris conscience en son absence, assez pour se pencher sur le jeu et tirer les cartes que Martha était censée interpréter. A présent, elles étaient tatouées sur son avant-bras et la cartomancienne se demandait non sans inquiétude si elles ne constituaient pas l’ultime indice qui allait la mener au tueur.
Les figures incrustées dans la peau blême n’étaient pas toutes de bon augure. On y trouvait certes la Souveraine, grand principe féminin par excellence, et si elle avait été mieux accompagnée, Martha aurait probablement conclu qu’un heureux événement se profilait pour Lexie. Au lieu de quoi, encadrée du Noctambule et du Malin, elle prenait un aspect presque sinistre. Le Noctambule annonçait souvent une période de difficultés, pleine de conflits et de déceptions. Le Malin quant à lui était clairement un symbole d’excès et de violence qui laissait présager des complications et des événements parfois traumatisants. La conjonction des trois n’était pas franchement positive et étant donnée la situation, l’oracle était limpide.
Fébrile, Martha tira sur la manche de la morte pour masquer le tatouage, abandonnant des traces couleur carmin sur le tissu de la luxueuse tunique qu’elle portait. Elle recula d’un pas et balaya une dernière fois l’alcôve du regard. L’éclairage intimiste, le velours bleu nuit du tissu d’ameublement, la mare de sang à présent étalée aux pieds de Lexie et dans laquelle elle-même avait laissé une empreinte coupable, le café tristement abandonné sur la table… Tout ce qui avait précédemment participé à créer une atmosphère confortable rendait à présent les choses presque sordides. Accablée, Martha dut rassembler tout son courage pour aller donner l’alerte.
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