Année 2044
Perdue dans la contemplation des fonds marins, Lucie était presque imperméable à l’agitation de la mi-journée. Comme chaque jour depuis plus de vingt-huit ans, elle était venue prendre place sur le banc qui lui était désormais attitré, au niveau central de la cité-bulle. A force de l’y voir quotidiennement à l’heure du déjeuner, les gens s’étaient habitués et considéraient désormais cet endroit comme le sien. Ce en quoi elle leur était grandement reconnaissante, d’ailleurs, parce qu’elle aussi, elle le considérait un peu comme le sien ! Situé à l’écart du passage, il faisait face à l’immense baie vitrée qui cloisonnait la bulle, et on y était aux premières loges pour observer les animaux marins qui croisaient parfois Nouvelle Atlantide.
Depuis les tous premiers jours, Lucie adorait cet endroit. Mais il avait commencé à prendre pour elle une importance toute particulière lorsqu’elle y avait trouvé refuge à la suite de la Seconde Immersion. Elle s’en souvenait comme si c’était hier, et pourtant cela faisait près de vingt ans. A l’origine, ils avaient tous signé pour une simple décennie. Un test grandeur nature d’une dizaine d’années passées au fond des océans, à l’écart de leurs proches comme du reste de l’humanité, en complète autarcie. Seulement ladite humanité leur avait joué un bien mauvais tour...
Pendant près de dix ans, tout s’était parfaitement bien déroulé. L’expérience avait été un succès total, et tous les membres de l’équipe étaient en pleine euphorie lorsque, à la fin de la neuvième année, ils avaient enclenché la procédure d’émersion. La cité-bulle avait entamée sa lente remontée, pendant que des sondes effectuaient un certain nombre de prélèvements à la surface. C’est alors que la nouvelle était tombée, brutale, accompagnée d’une légion de mots terrifiants : atmosphère irradiée, contamination... A l’incrédulité initiale avait bientôt succédé la peur et une certaine forme de claustrophobie.
Ils n’avaient absolument aucun moyen de communiquer avec l’extérieur. Cela faisait partie des paramètres du projet destinés à rendre l’expérience plus authentique. Aucun moyen d’obtenir la moindre information concernant ce qui avait bien pu se passer sur Terre après l’immersion de la cité-bulle. Conflit généralisé ou catastrophe internationale ? Seules les conséquences avaient de l’importance et elles étaient dramatiques. En surface, le taux de radiation avait explosé et il y avait fort à parier que la majeure partie de l’espèce humaine avait été annihilée. Les gens s’étaient tout d’abord inquiétés de leurs proches avant de réaliser que leur situation n’avait rien d’enviable. Ils étaient piégés comme des rats !
En tant que responsable de Nouvelle Atlantide et de ses occupants, Victor de Vallois avait alors pris la décision qui s’imposait : celle de plonger à nouveau. Depuis le temps, l’admiration sans bornes qu’elle avait tout d’abord éprouvée pour le professeur avait fondu comme neige au soleil, mais Lucie devait bien lui reconnaître d’avoir su gérer la situation. Bien qu’impopulaire, sa décision avait néanmoins sauvé la vie des quelques cents âmes de la cité-bulle. Cette dernière n’avait certes pas été conçue pour perdurer au-delà d’une dizaine d’années, mais ils avaient parmi eux quelques-uns des plus grands cerveaux du moment. Charge à eux d’étendre cette durée de quelques décennies.
— Il y en a eu une autre, Lucie...
L’irruption de Martha la tira de ses réflexions. Lorsqu’elle avait embarqué, c’était déjà une femme d’âge mûr aux longs cheveux roux foncé, qui tombaient en lourdes cascades bouclées sur ses épaules. Elle avait les traits marqués par les épreuves, mais la beauté de sa jeunesse passée transparaissait encore. C’était une vieille femme à présent. Elle avait soixante-huit ans, et une sourde inquiétude assombrissait ses yeux autrefois lumineux et rieurs. Elle s’était laissé tomber sur le banc à côté de Lucie, la respiration hachée.
— Martha, vous êtes tout essoufflée ! Vous avez encore arpenté toute la traverse au pas de charge, je parie. Ce n’est pas raisonnable...
— Lucie, c’est déjà la septième ! Ça recommence, j’en suis persuadée.
La psychologue soupira discrètement. Le sujet lui était tout particulièrement douloureux, Martha le savait bien, et pourtant depuis quelques semaines, elle s’obstinait à remuer le couteau dans la plaie. Les premières fois, Lucie lui en avait voulu de son manque de considération, mais elle commençait à se demander s’il n’y avait pas un fond de vérité dans les soupçons de sa vieille amie. Car après tout, les chiffres parlaient d’eux-mêmes, et ils finissaient par devenir suspects.
Dès leur première rencontre lors des entretiens de pré-sélection des participants au projet, les deux femmes s’étaient aperçues qu’elles avaient nombre de points communs, et le respect mutuel qui avait présidé à leur entrevue avait fait le reste. Cela remontait à pas loin d’une trentaine d’années à présent, mais Lucie s’en souvenait comme si c’était hier. L’une et l’autre élevaient le naturel au rang de profession de foi, mais ce qu’elle avait par-dessus tout apprécié chez Martha, c’était son calme et son assurance tranquille.
Qualités qui semblaient s’être complètement évanouies, depuis quelques temps. Martha s’était transformée en complotiste convaincue, et Lucie ne savait plus quelle attitude adopter avec elle. C’était d’autant plus déplaisant qu’elle la prenait à partie, utilisant sans vergogne l’un des moments les plus difficiles de sa vie, un véritable drame dans son histoire personnelle. La vieille femme devenait de plus en plus fébrile, et Lucie craignait que ses histoires abracadabrantes ne se propagent dans toute la cité-bulle. Ce serait le pompon !
— Pour recommencer, il faudrait déjà que cela ait eu lieu un jour, Martha. Je suis navrée, vous connaissez mon avis sur la question, nous en avons déjà discuté à maintes reprises. Tout cela n’était que superstitions ! Ça fait vingt-sept ans, j’aimerais juste qu’on la laisse reposer en paix…
La voix de Lucie avait pris une inflexion vaguement hystérique, et elle ferma les yeux en expirant lentement pour se calmer. Lorsqu’elle les rouvrit quelques secondes plus tard, Martha la fixait d’un air énigmatique, une moue provocante aux lèvres. Après toutes ces années passées ensemble à l’intérieur de la cité-bulle, Lucie ne connaissait que trop bien cette expression. Elle savait qu’elle était sur le point de se faire piéger, et elle savait aussi qu’elle allait céder parce qu’elle adorait ça. La première fois que Martha lui avait fait part de ses capacités extrasensorielles, cela ne faisait pas un an qu’ils étaient immergés. Lucie traversait une très mauvaise passe et la voyante l’avait aidée à y voir plus clair.
Un sourire timide éclaira ses traits jusqu’alors figés, et elle hocha la tête en essayant de dissimuler son enthousiasme naissant à l’idée de ce qui s’annonçait. Martha s’écarta légèrement sur le banc, laissant apparaître entre elles un espace blanc laqué d’environ cinquante centimètres. Elle balaya la surface de la main, et aussitôt cette dernière se mit à luire d’une douce lueur bleutée. Un jeu de cartes virtuelles apparut alors, et la voyante se mit à les brasser en tous sens, les faisant glisser comme elle l’aurait fait sur un écran tactile. Chacune des cartes représentait une figure colorée dont la signification fluctuait selon les circonstances. Depuis le premier jour, Lucie était littéralement fascinée par cet art.
Martha rassembla les cartes d’un geste expert, les étala soigneusement en éventail, puis elle indiqua le plateau à Lucie. Elle n’avait pas proféré le moindre son depuis le début de la séance. La thérapeute ne tergiversa pas longtemps, elle sélectionna trois cartes qui s’éclairèrent d’un bleu plus soutenu lorsqu’elle posa le doigt dessus. La voyante écarta les autres et retourna lentement la première. Elle représentait un acrobate aux vêtements chatoyants, doté d’ailes ajourées qu’un certain nombre de petits engrenages auraient probablement permis de mettre en mouvement. L’image était superbe, mais sa présence seule ne signifiait pas grand-chose.
Martha ne dit rien, mais lui décocha un regard entendu que Lucie fut bien en peine d’interpréter. La vieille femme reporta son attention sur le banc, et d’une pression sur la seconde carte, la retourna. La psychologue connaissait bien ce nouvel arcane, elle le tirait régulièrement. Il représentait une humble novice à la robe estampillée d’une croix au centre de laquelle une gemme d’orichalque oblongue brillait de mille feux. Martha lui avait expliqué qu’elle était synonyme de sagesse, de savoir et de vérité. Lucie fronça les sourcils. Après la conversation qu’elles venaient d’amorcer, elle aurait préféré tirer une autre carte, celle-ci ne lui inspirant rien de bon. Vaguement mal à l’aise, elle faillit interrompre la séance, mais la curiosité l’emporta.
La troisième carte représentait à nouveau l’un des arcanes majeurs. C’était une Souveraine portant sceptre et couronne, et surplombée par un aigle doré et majestueux. Lucie se rappelait l’avoir déjà tiré, mais elle ne se souvenait plus dans quelles circonstances. Elle se mordit la lèvre en attendant que Martha ne prenne la parole pour interpréter ce qu’elle considérait comme des signes divinatoires. Les trois cartes ondulaient doucement sur la surface laquée comme si elles avaient été immergées.
— Nous avons là l’Acrobate, la Novice et la Souveraine. Le premier nous montre que la réalité n’est qu’une illusion, qu’il ne faut pas se fier aux apparences, mais il évoque aussi l’idée de libre arbitre, la prise d’initiatives. La Novice est le symbole de la connaissance révélée, du savoir transmis qui demeure à la portée de tous pour peu que l’on prenne la peine de s’y intéresser. La Souveraine enfin illustre les secrets de la vie, la fécondité, la création.
Le silence retomba et s’éternisa entre les deux femmes. Lucie remonta sa manche gauche et découvrit sans surprise les trois arcanes qu’elle venait de tirer tatoués sur son avant-bras. C’était le prix à payer pour toute séance de divination. Ils resteraient là pendant sept jours à se rappeler à son bon souvenir à la moindre occasion, tatouage bleuté nourri de son énergie vitale.
— As-tu besoin d’une interprétation ?
— Non, bien sûr que non…
Lucie soupira. Si elle n’avait pas si bien connu Martha, elle se serait demandé si elle n’était pas en train d’essayer de la duper, de truquer les cartes pour leur faire dire ce qui l’arrangeait. Mais cela ne fonctionnait pas comme ça, elle le savait bien. Sa longue jupe ondoyant autour de ses chevilles, Martha se leva et lui pressa gentiment la main. Elle l’emportait, elle le savait, mais n’en triomphait pas. Elle s’éloigna de cette démarche dansante de gitane que Lucie lui avait toujours connue, et que l’âge lui-même n’osait pas affecter.
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