Année 2016
Perdue au milieu de l’amphithéâtre, Lucie regardait fixement l’immense écran blanc qui surplombait le pupitre en bois. Les portes de la salle avaient été ouvertes une vingtaine de minutes auparavant, et l’excitation de l’assemblée était à son comble. La tonalité des conversations montait graduellement, presque jusqu’à l’hystérie, la coupant du reste du monde, l’isolant avec ses propres appréhensions. Elle avait 23 ans, était étudiante en psychologie, et cela faisait seulement dix mois qu’elle avait rejoint le projet, ce qui était plus que tardif pour une étude de cette envergure. Elle aurait elle aussi dû éprouver un enthousiasme débordant à l’idée de voir enfin les choses se concrétiser, mais elle n’arrivait pas à se défaire d’un sombre pressentiment.
La luminosité baissa brusquement tandis qu’un unique projecteur se braquait sur les deux hommes en élégants complets bleu marine qui gagnaient le pupitre. Le premier était issu de la lignée des Duvignac, d’illustres banquiers genevois. Amaury Duvignac, puisque tel était son nom, était le principal investisseur du projet Nouvelle Atlantide. En dehors de son regard, magnétique, il était doté d’un physique plutôt ingrat, mais les millions de dollars qu’il mettait sur la table le rendaient séduisant aux yeux de beaucoup. Quant au second… la jeune femme sentait son cœur s’emballer à sa simple vue.
C’était le professeur Victor De Vallois, responsable scientifique du projet, et elle avait le béguin pour lui depuis le tout premier regard. Il présentait les détails au public pour la première fois, et il escomptait bien faire un triomphe. Lucie ne doutait pas qu’il y parvienne, il avait un charisme de dingue ! Les candidatures allaient affluer dans sa propre boîte mails dès l’issue de la conférence, et c’était bien ce qui l’inquiétait. Son travail au sein de l'équipe, c'était d'appliquer tout ce qu'elle avait appris en cours de psycho à la sélection stricte des heureux élus qui passeraient les dix prochaines années dans la cité-bulle. La crème de la crème, et c'était à elle et à elle seule que revenait la responsabilité de sortir les noms du chapeau.
Elle déglutit, non sans difficulté. Il fallait qu'elle arrête d'y songer en termes de responsabilité, sans quoi elle allait finir par se trouver mal. Le silence s'était fait, et le professeur avait commencé sa présentation. Lorsque les premières images apparurent sur l'écran géant, l'amphi fut parcouru de murmures émerveillés. Cela faisait des années que les scientifiques du monde entier imaginaient toutes sortes d'habitats sous-marins, rêvant de reproduire la mythique cité de l'Atlantide. De Vallois, lui, avait été beaucoup plus loin que le rêve ou l'imagination. Sa cité avait vu le jour et si, en théorie, elle était sensée être capable d'accueillir jusqu'à deux mille habitants, ils allaient commencer par une petite centaine, pour voir ce que ça donnait.
— Nouvelle Atlantide se présente sous la forme d'une sphère de cinq cents mètres de diamètre, une cellule totalement immergée. Elle bénéficie d'un système très sophistiqué qui facilite l'entrée de la lumière diurne dans la cité. La majeure partie des habitations se situe ici, dans cette large tour positionnée sur l'axe de la sphère, le pourtour étant réservé aux commerces et bureaux.
A la tête que faisaient les gens autour d'elle, il était évident que le projet relevait un peu de la science-fiction, mais il répondait à tellement d'interrogations sur l'avenir périlleux de la planète que Lucie était convaincue de sa prochaine popularité. Très prochaine, en vérité. De Vallois expliqua de quelle manière les habitants de Nouvelle Atlantide, censés vivre en complète autarcie, allaient tirer leurs ressources du milieu marin, jusque-là mésestimé. Il évoqua l'usine de méthane, sise au fond de l'océan, qui produirait, à partir de micro-organismes marins, une partie de l'énergie dont la cité aurait besoin, le reste provenant de l'énergie thermique des mers. Lucie connaissait le projet sur le bout des doigts et pourtant, elle ne pouvait se départir d'une sorte d’émerveillement en l’écoutant vanter les mérites de sa cité.
Elle ferait bien sûr partie des aventuriers sélectionnés, comme chaque membre de l’équipe. Lucie sourit machinalement en repensant à la réaction de ses parents lorsqu’elle leur avait annoncé la nouvelle. Ils étaient déjà âgés, ils l’avaient eue sur le tard, et la perspective de ne pas la voir pendant les dix prochaines années avait de quoi les effrayer, elle le comprenait parfaitement. Cela étant, c’était une chance extraordinaire pour elle, pour sa carrière, et pas une seconde ils n’avaient ne serait-ce que songé à lui demander d’y renoncer. Cela n’aurait d’ailleurs servi à rien, elle était déjà beaucoup trop impliquée, et son enthousiasme débordait allègrement. Mais alors, pourquoi cette sourde angoisse soudain ?
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