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tome 2, Chapitre 13 « Maria Alvarez : la dernière nuit. » tome 2, Chapitre 13

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CHAPITRE XIII

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Root logeait dans un vaste appartement doté d'un petit salon, d'une chambre et d'une salle de bain. L'ameublement, la décoration étaient soignés et ressemblaient à ce qu'on trouvait dans les grandes maisons bourgeoises mexicaines. La pièce était fraîche, agréable. El Chapo après les présentations d'usage l'avait confiée à une femme de chambre. Il lui précisa qu'ils ne traiteraient pas affaire avant le dîner, que celui-ci ne serait pas servi avant 22 heures et qu'elle pouvait se reposer jusque là. Il espérait que ses appartements lui plairaient et l'avait invitée à profiter de la piscine. Elle trouverait des maillots de bain, des peignoirs et des serviettes dans les armoires de sa chambre et la femme de chambre lui fournirait tout ce dont elle avait besoin, si quelque chose venait à manquer. Root l'avait regardé après son petit discours sans prononcer un mot, ni ébaucher le moindre mouvement indiquant qu'elle allait suivre la femme de chambre et le valet qui attendaient qu'elle les suive. El Chapo avait souri amusé.

« J'ai pris la liberté de loger ce que Garcia, cet imbécile, croit être votre assistante, dans une chambre, à côté de la vôtre. Les deux appartements communiquent. Je ne pense pas que vous voudriez être séparée de votre chef de la sécurité, n'est-ce pas ?

- Vous pensez juste.

- Une autre chambre a été préparée pour vos deux gardes du corps dans l'appartement faisant face au vôtre. J'aimerais que votre personnel se cantonne à vous suivre et ne s'écarte pas du chemin qui mène de leur appartement à la cour principale ou à la piscine si vous vous y trouvez. Je serais désolé qu'ils ne repartent pas avec vous à l'issue de ce week-end.

- C'est noté.

- Une dernière chose. Vos trois chiens de garde sont armés. Je vous laisse le choix. Soit ils déposent leurs armes avec le reste de l'arsenal que vous transportez certainement dans le coffre de votre voiture, soit leur périmètre d'action se limite aux cinq mètres qui entourent la voiture. »

Root se tourna vers Shaw et lui adressa un signe de tête. Shaw soupira et ordonna à Borkoof et Korotkov de se délester de leurs armes. Korotkov ouvrit le coffre et les trois armes de poing rejoignirent les armes que Shaw et Matveïtch avaient pris soin de ranger dans le coffre.

« Toutes les armes, s'il vous plaît, précisa Guzmán. »

Les Russes se débarrassèrent chacun d'un pistolet attaché à leur jambe et de deux couteaux dissimulés dans leur manche ou derrière leur col de veste. Shaw croisa les bras.

« Je serais désolé d'ordonner une fouille… complète qui pourrait s'avérer très désagréable.

- Miss Harper, claqua sévèrement la voix de Root.

- Pff...

- Et je vous dispense de vos soupirs malvenus. Je vous prie de m'excuser Monsieur Guzmán, continua plus courtoise Root en se retournant vers El Chapo. Miss Harper prend toujours très au sérieux ma sécurité.

- Elle ne serait sans doute pas votre employée si ce n'était pas le cas.

- C'est vrai.

- Madame Marchmont ne court aucun risque Miss Harper. Je me fais un honneur de veiller sur sa sécurité. Si cela peut vous rassurer, je vous propose de vérifier en compagnie de mon propre chef de la sécurité, les mesures mises en place pour faire de cet endroit un havre de paix.

- Miss Harper se fera une joie d'accepter votre proposition. Allez-y Miss Harper. Je vous attends dans mes appartements, une fois que vous aurez fini votre inspection. »

Shaw l'aurait bien giflée pour son ton plein d'arrogance, juste pour se passer les nerfs. L'accueil d'El Chapo était cordial, mais ce n'était pas un imbécile, pas comme ce crétin de Garcia qui la regardait d'un air idiot depuis qu'il s'était aperçu qu'il s'était mépris sur elle. Elle lui adressa une moue de mépris. La réunion prévue entre le chef du Cartel de Silanoa et Root pouvait se passer sans anicroche, mais la présence de Maria Alvarez dans la propriété n'augurait pas un séjour idyllique entre piscine et négociations amicales. Elles devraient jouer serré. Elle emboîta le pas au chef de la sécurité appelé par El Chapo.

Le gars était un vrai professionnel, rien n'avait été laissé au hasard, ni en ce qui concernait le personnel, ni en ce qui concernait les systèmes de sécurité. De nombreux gardes armés étaient postés un peu partout, tandis que d'autres patrouillaient en permanence aux alentours de l'hacienda. Un système de caméra, de senseurs et de micros quadrillait l'ensemble des pièces du bâtiment principal, mais aussi les dépendances et un périmètre de cinquante mètres autour des murs de l'hacienda. Shaw dut reconnaître que la sécurité de l'hacienda ne présentait aucune faille. Enfin, c'est ce qu'elle déclara au chef de la sécurité. Il y avait toujours une faille dans n'importe quel système. Il suffisait de la trouver. Ou de la créer. Elle s'assura avant de rejoindre Root, que leurs appartements avaient été mis en sommeil. Elle menaça clairement le chef de la sécurité qu'elle avait les moyens de savoir si sa patronne, elle-même ou les deux gardes qui les accompagnaient étaient sous surveillance, que celle-ci soit vidéo, audio ou n'importe quoi d'autre. Si elle détectait le moindre manquement à ses exigences, elle en informerait immédiatement sa patronne et celle-ci arrêterait sur le champs les négociations. Sa patronne n'accepterait aucun manquement à cette exigence. Quant à elle, l'avertit-elle, elle lui ferait chèrement payer son indiscrétion. L'homme tenta de la rassurer et se défendit de tenter quoi que soit qui déplairait à Madame Marchmont.

Root l'accueillit drapée dans un kimono blanc. Elle avait dû le trouver dans une armoire destinée aux invités car Shaw ne le lui avait certainement pas rangé dans sa valise. Avant même que Shaw ne lui fît son rapport, Root l'entraîna dans une conversation idiote.

« Sam, tu m'accompagnes à la piscine ?

- Tu veux aller te baigner ? Et euh... tes... enfin tes épaules et euh... le... ?

- Pour ça, j'ai un fond de teint water-proof qui devrait faire l'affaire et puis il fait chaud, le dîner ne sera servi qu'à 22 heures et il n'est même pas 20 heures. Ça me semble une bonne manière de passer le temps. En plus, il y a de superbes maillots à disposition dans les armoires, de toute les tailles. Et j'en ai sélectionné deux pour toi.

- Tu es allée dans ma chambre ?

- Pour te choisir une tenue de bain Sameen.

- C'est quoi ton problème avec les maillots de bain ?

- Un beau maillot à cette qualité de mettre en valeur le corps de celui ou de celle qui le porte. Et toi Sameen, je trouve que tu es dotée d'un corps fort intéressant à regarder, d'où ma volonté de te voir porter un joli maillot, digne de ton physique avantageux.

- Tu rêves.

- Tu m'as déjà dis ça à Vermillon et tu es partie nager en short de bain et en brassière. Je t'avais dit que c'était sexy, mais j'aimerais bien te voir porter une vraie tenue de bain. De plus, je crois que tu choquerais nos amis mexicains si tu te baignais pour moitié en tenue masculine et pour moitié en sous-vêtement. Allez Sameen, on fera la course.

- Je ne suis pas venue pour jouer la pin-up sur le bord d'une piscine appartenant à un trafiquant de drogue.

- Ça te rendrait pourtant moins sérieuse. Je veux qu'on t'oublie Sam, qu'on te regarde comme une jolie femme, pas comme un agent sur-entraîné et dangereux. Je pense que tu es notre atout principal en cas de problème. Et cet atout, j'aimerais qu'il reste secret, du moins qu'on ne devine pas sa véritable valeur avant qu'il ne soit sorti de la manche.

- Ouais, ben de toute façon ça ne sera pas possible, lui rétorqua Shaw sèchement même si la déclaration de Root à propos de l'atout principal, lui avait fait extrêmement plaisir.

- Quoi ?

- Que je me mette en maillot.

- Et pourquoi ?

- Euh... ben, balbutia Shaw tout à coup moins fière. Tu sais, les coups... enfin à cause de...

- Tes scarifications ! Montre-moi ça, au fait.

- Root !

- Shaw, viens ici et montre-moi ça tout de suite.

- Pff.

- Arrête de souffler à tout bout de champs, c'est agaçant. »

Shaw renonça à s'engager dans une querelle. Elle s'approcha et leva sa chemise.

« Déboutonne-la.

- Root sans rire, tu...

- Je ne veux plus t'entendre Sameen. Au fait comment s'est passée ton inspection ? lui demanda-t-elle autant pour la distraire que par réel intérêt. »

Shaw déboutonna sa chemise, Root la fit s'asseoir sur une chaise pour mieux l'examiner. Tandis que Shaw lui décrivait l'ensemble des mesures de sécurité mises en place par les hommes d'El Chapo, Root défit le pansement que Shaw avait posé sur ses blessures. Elle lui reprocha l'approximation du travail et Shaw rougit en pensant à la raison pour laquelle elle n'avait pas demandé d'aide à Root quand elle avait remplacé le pansement.

« Pff, je suis déçue, tu ne viendras clairement pas te baigner avec moi, ce n'est pas vraiment très... exposable. En plus tu as saigné.

- C'est ce matin quand...

- Hum, je suis désolée, j'aurais dû faire attention, s'excusa Root ennuyée.

- Ça n'aurait pas changé grand chose.

- Sam, tu en penses quoi ? Tu crois qu'il faut changer les stéristrips ? Je ne sais pas non plus comment te nettoyer ça.

- Je ne vois rien.

- Viens par là. »

Shaw examina les entailles et les stéristrips devant une psyché installée dans un coin de la chambre.

« C'est mieux de les laisser en place. Les saignements ne les ont pas déplacés. On pourra les enlever demain soir. Tant pis pour le sang.

- On ? releva Root enchantée.

- Tu m'énerves vraiment, lui reprocha Shaw en tournant les talons.

- Hop hop hop ! Sam, reste ici, lui réclama Root en la retenant par le bras. Je vais te refaire ton pansement.

- Je le ferai moi-même.

- Aussi bien qu'hier soir ?

- … Bon, d'accord Root.

- J'aime quand tu te montres raisonnable Sameen... Enfin... pas toujours quand même… »

Root l'embrassa dans le cou. Shaw râla. Root s'enfuit, non sans demander à Shaw si elle avait pensé à prendre une pharmacie. Shaw menaça de l'étrangler si elle continuait à lui poser des questions stupides et Root partit chercher le nécessaire de soin dans la chambre de Shaw. Celle-ci s'était rassise quand elle revint et Root lui posa son pansement, évitant de plaisanter. Shaw lui lançait des regards noirs et elle savait qu'à la moindre contrariété, elle rejoindrait sa chambre en lui claquant la porte au nez et se contenterait d'un pansement mal mis en place. Root n'avait aucune envie de manquer une occasion de prendre soin de Shaw. De l'avoir comme patiente. De se montrer gentille avec elle. Attentionnée. Shaw se laissa faire et Root la sentit se détendre. Le moment devint particulièrement intense pour Root quand Shaw lui permit sans l'ombre d'une protestation de reboutonner sa chemise. Root s'était déplacée entre ses jambes pour le faire et une fois la chemise refermée, elle prit appui sur ses cuisses pour se relever. Elle leva la tête au moment de se redresser et son regard se perdit dans celui de Shaw. Elle arrêta son mouvement, les yeux rivés dans les siens.

« Je croyais que tu voulais aller te baigner ?

- Je ne suis plus trop sûre d'en avoir envie, répondit Root, en se mordant les lèvres.

- Ça m'étonnerait que les chambres soient insonorisées.

- Tu pourrais être discrète pour une fois, lui suggéra Root

- Parle pour toi, répliqua Shaw.

- Je veux juste t'embrasser, je peux ?

- …

- Sameen, la pressa Root »

Shaw se pencha, Root lui prit les lèvres. Le baiser était doux, mais il s'intensifia très vite. Dès que Shaw l'eût approfondi, dès que leurs langues se fussent touchées, elles commencèrent à gémir. Les mains de Shaw abandonnèrent la tête de Root et se posèrent fermement sur ses épaules. Elle repoussa Root.

« Stop Root. Je ne vais plus pouvoir m'arrêter et toi non plus. Ce n'est pas une bonne idée. File à la piscine, je te rejoins.

- Si je comprends bien, je n'ai plus qu'à aller noyer ma frustration ?

- T'as tout compris. »

Shaw marqua un temps d'arrêt quand elle arriva à la piscine. La beauté de l'endroit l'impressionna. Qui aurait soupçonné la présence de ce jardin luxuriant caché au sein de cette hacienda perdue quelque part au milieu d'un désert de pierre ? Ses abords si verdoyants, ces arbres, ces lianes qui offraient un refuge à la fraîcheur..?

Le soir tombait et l'ombre n'était plus nécessaire, mais la légère brise qui soufflait, se glissait dans les feuillages et la végétation bruissait agréablement. Une grande terrasse entourait un immense bassin. On pouvait y nager, mais aussi s'y détendre dans une partie qui regroupait un escalier d'accès et un bar aménagé dans l'eau avec comptoir et tabourets immergés. Mais ce n'était pas la luxueuse installation qui avait figé Shaw à son entrée. Root nageait. Gracieusement comme à son habitude. Les yeux de Shaw glissèrent sur elle, mais ne s'y attardèrent pas, ils se fixèrent sur la personne allongée sur un transat au bord de la piscine, un verre à la main.

Maria Alvarez.

Root avait dû apprécier le maillot qu'elle portait, pensa Shaw, il soulignait fort bien les lignes de son corps. Sa grossesse se devinait à peine et Shaw nota que la jeune députée devait pratiquer un sport quelconque pour arborer un corps aussi bien dessiné. Elle accueillit Shaw par un :

« Ah, voici l'ineffable assistante ! Où sont vos hommes de main Miss Harper ? »

Qu'est-ce qu'elle foutait là ? Shaw savait très bien qu'elle était à l'hacienda, mais elle l'avait imaginée retenue dans une pièce fermée à double tour, pas en train de se prélasser au bord d'une piscine et surtout en mesure de prendre plaisir à la provoquer, mi-ironiquement, mi-séductivement. Matveïch lui avait dit qu'il n'avait plus eu de contact visuel avec Maria Alvarez depuis son arrivée à la villa. Shaw en avait un. Séduisant.

Elle s'avança d'un pas prudent. La Machine s'était peut-être plantée, la jeune femme travaillait peut-être avec El Chapo, ils étaient peut-être même amants. Qui sait si El Chapo n'était pas le père de l'enfant que portait Maria Alvarez. Shaw secoua la tête et repoussa cette hypothèse. Elle se trompait rarement. Elle ne pouvait pas l'avoir mal jugée. Cette femme respirait l'honnêteté, l'intégrité, certainement pas la corruption, ni le mensonge. Alors ? Elle le saurait bien assez tôt. Par contre, le sourire affiché sur le visage de la jeune députée ne lui disait rien qui vaille. Shaw l'avait vue déployer ses talents d'oratrice à la réception et elle craignait que celle-ci en use sur elle. Elle regarda autour d'elle, cherchant un échappatoire.

« Venez prendre place à côté de moi. Nous discuterons en attendant que votre… patronne se joigne à nous. »

Shaw nota l'hésitation et son humeur s'assombrit. Maria Alvarez tendit une main en direction du transat jouxtant le sien. Shaw chercha à s'échapper et prétexta aller se chercher à boire. La jeune députée frappa dans ses mains et un domestique apparut.

« Que désirez- vous boire Miss Harper ?

- …

- Alcool ?

- Non, articula Shaw de plus en plus mal à l'aise.

- Cocktail de fruit alors ? Ou un Coca, la boisson préférée de l'Américain impérialiste moyen ?

- …

- Vous n'êtes pas très bavarde. Apportez-lui quelque chose de frais et d'acide, cela lui conviendra très bien, et rapportez-moi la même chose, commanda-t-elle en montrant son verre vide.

- Bien Madame.

- Venez vous asseoir Miss Harper. Et quittez cet air de bête traquée, je ne vais pas vous manger. Quoique vous soyez assez appétissante. »

Voilà exactement ce qu'avait soupçonné Shaw. Une emmerdeuse. Elle regretta d'être descendue rejoindre Root. Elle avait l'air d'une vraie débile. Indécise, elle fronça les sourcils, est-ce qu'elle allait lui balancer son poing dans la gueule ou battre ridiculement en retraite ? Maria Alvarez la fixait l'air narquois, l'œil appréciateur. Pourquoi Shaw s'était-elle ralliée à l'avis de Root et s'était-elle changée ? Elle était parfaitement consciente de s'être apprêtée pour attirer les regards, les détourner d'un jugement que Root ne voulait pas qu'on porte sur elle.

Elle s'était lâchée les cheveux et les avait coiffés avec soin. Ils lui faisaient une véritable crinière et lui adoucissaient les traits du visage. Elle avait ensuite enfilé un débardeur noir moulant, un de ceux qu'elle portait sous ses chemises. Il était court et s'arrêtait juste un peu plus bas que le nombril. Elle avait noué un espèce de paréo à dominante rouge qu'elle avait trouvé dans l'armoire, bas sur ses hanches qui laissait à découvert une large part de peau nue entre son débardeur et celui-ci. Et pour compléter le tableau elle était descendue pieds nus. Elle avait aussi fouillé dans les affaires de Root et s'était maquillée avec soin. Shaw s'apprêtait à tourner les talons quand elle entendit derrière elle le bruit d'un corps sortant de l'eau.

« Miss Harper ? Je suis heureuse que vous vous soyez décidée à vous joindre à nous.

- Votre assistante semble bien prompte à s'effaroucher.

- Ne vous fiez pas trop aux apparences. Miss Harper réserve parfois bien des surprises, déclara Root, ses yeux détaillant Shaw des pieds à la tête avec visiblement beaucoup de plaisir.

- Je dois reconnaître que les apparences lui sont favorables.

- Je vous l'accorde. »

Shaw hallucinait, ces deux abruties faisaient assaut de politesses à ses frais et la draguaient de concert. Elle eut la furieuse envie d'en prendre une pour taper sur l'autre. Root lui posa une main apaisante sur l'avant-bras, elle se retint de violemment la repousser et ne manqua pas de surprendre le sourire amusé de Maria Alvarez.

« Miss Harper, pourriez-vous m'apportez mes affaires ? Je les ai laissées en face. »

« Va te faire foutre, pensa Shaw furieuse. »

Root lut sa pensée dans ses yeux et lui sourit. Shaw s'éloigna en soupirant lui chercher ce qu'elle lui avait demandé.

« Je ne m'attendais pas à vous rencontrer ici Madame Alvarez.

- Laissez tomber les convenances, nous n'en sommes plus là, appelez-moi Maria.

- Lynne.

- Enchantée. J'avoue que de mon côté votre présence ne me surprend guère.

- Que faites-vous ici Maria ?

- J'y ai été invitée. Et vous ?

- Moi de même. »

Quand Shaw revint les deux jeunes femmes allongées l'une à côté de l'autre étaient murées dans le silence. Celui de Root était paisible, celui de Maria Alvarez hostile. Root indiqua un transat à côté d'elle à Shaw, l'invitant à y prendre place. Une heure passa seulement troublée par l'arrivée du domestique apportant des boissons. Root avait commandé un jus de pamplemousse, Maria Alvarez un cocktail à base de tequila. Shaw fronça les sourcils, pour une femme enceinte elle buvait beaucoup trop d'alcool. Elle avait vu le domestique retirer un verre vide à son arrivée et c'était le deuxième cocktail qu'elle commandait depuis lors. Encore une mère indigne, son enfant serait un vrai débile si elle continuait à boire comme ça. Pourtant, elle n'avait pas le profil d'une alcoolique. Quelque chose la perturbait, l'inquiétait. Shaw soupçonna qu'elle n'était pas venue de son plein gré à l'hacienda et qu'elle envisageait avec angoisse la suite de son séjour. La santé de l'enfant qu'elle portait devait lui sembler secondaire, si elle prévoyait de finir allongée dans un trou creusé dans les collines par les membres d'un Cartel contre qui elle avait perdu la partie. Stupidement. Comment avait-elle pu avoir la présomption de s'attaquer à eux, de croire qu'elle les vaincrait, sans comprendre que son combat était perdu d'avance ? Elle était inconsciente, insupportable, mais son enfant méritait de vivre décida Shaw en portant son regard sur son ventre. Allongée, on devinait une légère rondeur.

***

Shaw avait déjà tué des femmes enceintes, une en fait, une furie armée d'un AK47, enceinte de huit mois.

C'était à Anar Darréh dans la province de Farah, en Afghanistan. Shaw, dans le cadre des opérations de contre-insurrection menées dans la région, s'y trouvait en mission depuis trois semaines. Un jour, une émeute éclata. Elle avait été envoyée pour essayer de calmer les esprits. L'émeute avait été circonscrite quand elle était arrivée, mais une foule hostile et silencieuse était massée sur une place et faisait face à un groupe de Marines en position autour de trois véhicules. L'arrivée d'un quatrième véhicule avait créé un remous. Shaw était descendue et s'était avancée au-devant de la foule. Elle portait sa tenue de travail, le MARPAT, sans gilet pare-balle, sans tout le bardas dont s'encombrent les soldats sur le terrain. Son Beretta de service était en place dans le holster passé réglementairement à sa ceinture.

Elle détestait ce genre de mission. Parler. Parlementer.

Elle maudissait parfois la hiérarchie d'avoir découvert qu'elle parlait couramment le persan. La langue était proche du dari, l'une des deux langues officielles ayant cours en Afghanistan. Le dari était une variation orale de la langue persane et Shaw n'avait eu aucune difficulté à très vite le maîtriser. Elle se débrouillait aussi en pachtoune. Elle avait reçu, à son arrivée en Afghanistan, l'ordre de prendre des cours avec un traducteur attaché à la base de Camp Eggers à Kaboul. Les officiers supérieurs pensaient aussi que, née d'une mère iranienne, elle comprenait les Orientaux, les Arabes, comme le disaient certains brillant par leur ignorance, et ils l'avaient plusieurs fois envoyée participer à des missions d'apaisement. Shaw s'était engagée pour combattre pas pour bavasser. Mais les ordres…

Elle s'était tournée vers ceux qu'elle avait identifiés comme les meneurs et entamé respectueusement les négociations. Elle découvrit que le motif de l'émeute était dû à une méprise, à un incident sans importance. Les meneurs en prirent eux aussi conscience. Ils usèrent de formules de politesse, se ménagèrent habilement une porte de sortie grâce à laquelle ni eux, ni Shaw ne verraient leur honneur bafoué. Les meneurs s'adressèrent à la foule. Quelques protestations fusèrent, rapidement réduites au silence par des paroles d'apaisement, non dénuées de menaces de la part des anciens.

La foule commençait à calmement se disperser quand une porte s'ouvrit brutalement sur la gauche de Shaw, le temps qu'elle se retourne, la femme armée d'un AK47 ouvrit le feu sur les hommes debout devant les véhicules militaires. Ils avaient hésité une brève seconde en voyant qu'elle était enceinte.

À peine une seconde, une de trop.

Deux s'effondrèrent. Shaw avait dégainé et tiré. Une balle s'était logée dans le genou de la femme, une dans son épaule, lui arrachant l'arme des mains. Elle s'écroula en hurlant des injures. Shaw, ordonnant aux hommes de ne pas bouger, s'était approchée prudemment, la tenant toujours en joue. La femme l'avait regardée approcher un rictus de haine lui déformant les traits. Elle la voua au diable et Shaw vit ses mains se glisser sous sa robe. Elle tira et se plaqua au sol. Un cri retentit et quelqu'un se jeta sur elle. Un homme. Ils roulèrent dans la poussière. Shaw qui n'avait pas lâché son arme, dégagea son bras et posa l'arme sous le menton de l'homme écumant de rage. Il brandissait un couteau. Elle appuya sur la détente, la tête vola en éclat. Shaw inondée de sang, repoussa le corps et se releva.

Un silence pesant régnait sur la place. Elle s'approcha de la femme, s'accroupit à ses côtés. Elle agonisait. Shaw l'avait touchée deux fois à la poitrine. La femme, jeune, presque une enfant, bavait une écume rouge, elle tourna sa tête vers Shaw. Elle était en train de mourir, mais quitterait la vie emplie de haine, elle lui cracha à la figure. Shaw se releva, le visage doublement souillé, les cheveux poissés de sang, de cervelle, des morceaux d'os pris dans ses mèches, terrifiante. Elle pointa son arme sur la tête de la femme et tira. Le canon de son arme glissa ensuite plus bas le long corps étendu, s'arrêta là où le ventre ressemblait à une énorme protubérance et cracha une nouvelle balle. Puis, Shaw apostropha les Marines, figés près des véhicules.

« Sécurisez la zone, ramassez les corps et emmenez-les au QG. Fouillez la maison, relevez les identités et faîtes votre rapport. »

Elle avait regagné son véhicule l'air impassible et ordonné au chauffeur de les ramener à la petite base installée temporairement en périphérie des agglomérations. Les hommes s'étaient tous écartés sur son chemin. La foule, d'abord tétanisée par la violence de l'incident, s'était ensuite dispersée rapidement.

L'opération avait été un désastre.

Quatre morts. Deux Marines dont un sergent, deux civils. Trois.

Le jeune femme avait dix-sept ans, son mari vingt-deux, l'enfant huit mois et cinq jours.

Apprenant l'incident et les circonstances dans lesquelles celui-ci avait eu lieu, l'officier commandant de la petite base décida de la mettre aux arrêts. Deux MP avaient été envoyés pour l'arrêter. Après l'avoir cherchée dans ses quartiers puis aux douches, ils la retrouvèrent à la cantine. Elle ne s'était pas changée, ne s'était pas même nettoyée du sang qui la couvrait. Elle s'y était faite déposer par son chauffeur en rentrant. Elle avait faim.

Son arrivée à la cantine jeta un froid. Le sous-officier responsable de la bonne tenue de celle-ci avait tenté de lui en refuser l'accès, lui déclarant que sa tenue n'était pas correcte. Elle l'avait mis au défi de lui en interdire l'entrée et confronté à son regard meurtrier, il avait cédé. Il la connaissait et son apparence lui avait donné la nausée. Elle puait la mort, le meurtre, le massacre. Shaw mourait de faim. Elle garnit généreusement son plateau. Elle finissait son plat principal quand les deux MP s'étaient présentés devant elle. Un moment, elle pensa résister, renonça et les suivit sans protester, non sans prendre le temps de débarrasser sa table. Son passage à la cantine fit très mauvaise impression.

Deux heures plus tard, elle fut ramenée sous bonne escorte à la base opérationnelle avancée de Farah. Son cas se présentait mal. La mort de la jeune femme s'apparentait à une exécution commise de sang-froid. Elle portait ses barrettes de capitaine à cette époque et avait été le plus haut gradé présent sur la place, ce qui aggravait encore son cas. Menacée de passer en cour martiale, elle refusa de se justifier devant l'officier venu l'interroger et garda un silence buté. Elle n'ouvrit la bouche que pour envoyer au diable l'officier désigné pour assurer sa défense.

Elle dut son salut au capitaine Lepskin. Le Capitaine qui l'avait briffée à propos de comment il était attendu qu'elle passe ses permissions. Depuis la promotion de Shaw au grade de capitaine, ils se voyaient moins, mais quand ils le pouvaient, ils en profitaient pour s'affronter plus ou moins amicalement sur le ring.

Lepskin apprenant par ses hommes l'histoire dans laquelle s'était embourbée Shaw demanda à la voir. Il devait avoir l'officier responsable de la police militaire dans sa poche. Il pénétra dans sa cellule accompagné de deux immenses MP. Shaw fut brutalement arrachée de la couchette sur laquelle elle était allongée et traînée sans ménagement jusqu'à une petite cour intérieure dont l'ouverture vers le ciel était grillagée. Les deux solides MP qui l'avait escortée la jetèrent rudement au sol et la laissèrent seule face à Lepskin.

« Qu'est-ce que vous foutez Shaw ? Vous avez compris que vous jouez votre tête dans cette histoire ? Si jamais votre affaire dépasse les murs de cette base, si un rapport est envoyé et qu'une enquête officielle est ordonnée, vous êtes bonne pour la cour martiale. J'ai eu accès aux rapports des hommes présents lors de l'incident. Ils sont accablants, vous n'avez aucune chance de vous en sortir si vous n'exposez pas votre version des faits.

- Faites pas chier.

- Ne faites pas l'idiote. Vous savez comment ça va se passer si vous continuez à déconner ? Vous voulez que je vous raconte comment on fait ça ici ? Ce qui va vous arriver après ?

- Non, répondit Shaw en se relevant.

- Ben, vous écouterez quand même. Sagement. »

Il lui balança un vicieux coup de pied dans les côtes et Shaw se retrouva à terre. Un deuxième coup l'atteignit au visage et une arcade céda. Il l'écrasa face contre terre, un pied fermement posé entre ses omoplates.

« J'ai toute votre attention Shaw ?

- Allez vous faire f…

- Capitaine ? insista-t-il lui vrillant douloureusement sa Rangers dans le dos.

- Oui, râla Shaw.

- D'abord sachez que vous ne quitterez pas la base par la petite porte. Une enquête sur un officier des Marines est considéré comme un déshonneur, pour votre unité, pour l'USMC, pour l'Amérique et pire encore pour tous les soldats présents sur cette base, dont vous foutez le travail en l'air. Et ça Shaw, on ne vous le pardonnera jamais. Surtout pas ici et surtout pas le Commandant.

- Je l'emm…

- Restez polie, lui intima-t-il en lui donnant un coup de pied. Si des enquêteurs sont envoyés ici, si vous êtes démise de votre poste et officiellement mise aux arrêts, le Commandant ne vous le pardonnera pas. Et il fera bien comprendre à tout le monde, vous y comprise, que pour lui, vous ne faites plus partie de l'armée, que vous n'avez plus à être considérée comme un officier, que vous n'êtes plus rien… qu'une sale paria.

- Ce ne sont que des conneries.

- Fermez-là, putain ! Ou c'est moi qui vais vous la fermer définitivement votre grande gueule ! »

Il remonta son pieds sur le visage de Shaw, le talon appuyé sur son cou et porta tout son poids dessus. Shaw étouffa un gémissement de douleur. Il insista, elle serra les dents, elle laisserait pas ce connard lui arracher un cri de douleur ou une supplication, plutôt crever ! Un rictus de colère déforma les traits de Lepskin, il retira son pied et le replaça entre les épaules de Shaw. La marque de sa semelle s'était imprimée sur son cou et son visage.

« Et puis, vous savez quoi ? continua-t-il froidement. Je demanderai à me charger de la cérémonie de votre dégradation. Je connais bien le Commandant de la base et il me doit plusieurs petites faveurs. Le Commandant est un nostalgique des rituels militaires anciens. Il a décidé d'appliquer celui qui va vous être destinée dans sa base, si une enquête est ouverte, juste avant que vous ne quittiez la base, parce que ça donne à réfléchir d'assister à la dégradation d'un officier. Il pense que c'est une question d'honneur et de discipline. Donc, l'ensemble du personnel de la base sera présent. Même les Italiens seront invités. Tous au garde à vous. Et vous savez pourquoi Shaw ? Pour vous. Vous arriverez en grande tenue, la « blue dress A », vous devez bien l'avoir dans votre paquetage vu les missions qui vous sont parfois affectées, avec toutes les foutues médailles que vous avez récoltées depuis que vous avez intégré l'USMC sur la poitrine. Tous vos insignes. Vous serez escortée par toute une escouade de gardes, bien plus que ce qui est prévu d'habitude pour ce genre d'événement, parce que je vous connais Shaw et que je ne veux surtout pas que dans votre petite tête brûlée puissent naître de stupides idées qui vous feraient commettre une action d'éclat.

- J'irai pas, crâna Shaw.

- Oh, si vous irez et vous le savez très bien. Et il y aura tous les officiers de la base face à vous. Ceux surtout, qui vous détestent parce que vous êtes une femme, parce que vous êtes un tireur d'exception, parce que vous les méprisez et qu'ils le savent, parce que vous êtes une foutue tête de mule incontrôlable et que vous n'avez jamais hésité à jeter à la figure des gens que vous jugez incompétents leurs quatre vérités, parce que vous devez être l'une des rares personnes sur cette base à avoir assez de couilles pour refuser des ordres que vous trouvez stupides. Mais ce jour-là, ils tiendront enfin leur vengeance. Et vous n'aurez même pas la satisfaction de vous étouffer de rage et d'en mourir. Vous devrez subir votre infamie jusqu'au bout. Et c'est moi qui vous l'infligerai. Je vous arracherai d'abord vos barrettes de Capitaine, tous vos insignes, je couperai avec votre propre couteau fétiche vos boutons d'uniformes. Ensuite je vous retirai vos médailles, votre casquette, je les jetterai à terre et je les piétinerai. Pour finir, je vous prendrai vos gants et je vous giflerai avec. Puis tout le monde quittera le lieu du rassemblement et vous resterez seule au milieu de vos boutons et de vos barrettes, de vos médailles piétinées et de votre casquette réduite en charpie gisant à vos pieds, jusqu'à ce que vous soyez ramenée en tôle par les MP. Après, vous partirez pour Kaboul, puis vous serez rapatriée aux États-Unis où votre procès aura lieu accompagné par tout un battage médiatique. Vous serez trainée dans la boue, condamnée pour meurtre et cruauté et si jamais vous avez la chance d'échapper à la peine capitale, vous croupirez un nombre conséquent d'années, peut-être pour le restant de vos jours, derrière des barreaux. Vous serez finie Shaw. »

Lepskin retira son pied et la frappa furieusement dans les côtes.

« Relevez-vous. »

Elle obtempéra et il la cueillit d'un coup droit à la mâchoire. Elle alla s'écrasa contre un mur. Elle lui lança un regard noir.

« Vous allez vous réveiller Shaw ? Me dire ce qui s'est passé sur cette place.

- Non. »

Il avança sur elle et la bourra de coup de poings. Shaw tenta de se protéger sans beaucoup de réussite. Il l'empoigna par son tee-shirt et la ceinture de son pantalon et l'envoya valser au milieu de la cour, elle mordit la poussière. Il la releva et la maintint par le cou, l'étouffant à moitié. Ses pieds nus touchant à peine terre, battaient le sol.

« Une fois ça ne vous a pas suffi ? Comment avez-vous vécu votre renvoi quand vous étiez en résidence à l'hôpital ? J'ai entendu des gars vanter vos talents de secouriste, vu des infirmiers ou des docs s'extasier devant les soins que vous aviez pu donner à vos hommes blessés au cours d'une opération. Vous étiez brillante Shaw et vous vous êtes fait jeter comme une merde par des gens qui ne devaient pas vous arriver à la cheville. Qu'avez-vous ressenti à ce moment ?

- Rien.

- Vous ne savez pas mentir. »

Le Capitaine la frappa au visage. Réitéra sa question. Plusieurs fois. À chaque déni Shaw reçut un coup. Le sang dégoulinait le long de son visage, elle ne voyait plus de l'œil droit. Après cinq minutes, découragé, il la lâcha. Elle tomba sonnée sur les genoux à ses pieds, la tête baissée. Le sang gouttait de son menton, tâchant le sol entre eux. Il l'attrapa par les cheveux et la força à le regarder.

« Vous n'êtes qu'une merde Shaw. Vous méritez ce qui va vous arriver. C'est votre père qui serait fier de vous. »

L'insulte atteignit Shaw en pleine face. Elle se releva soudainement, un poing devant son visage, il atteignit Lepskin sous le menton. La violence du coup lui décolla les pieds du sol et il atterrit durement sur le dos. Il se remit prestement sur ses pieds évitant Shaw lancée rageusement contre lui, de justesse. « Je vais vous crever, cracha-t-elle ». Shaw était déjà bien amochée, mais Lepskin la connaissait et il manœuvra prudemment. Il ne voulait pas lui faire trop de mal, mais ne devait lui laisser aucune chance de percer ses défenses, elle le tuerait s'il lui en laissait l'opportunité. Il le lisait dans son regard. Shaw combattit jusqu'à l'épuisement. Lepskin se félicita de l'avoir affaiblie avant qu'elle ne se décide à attaquer. Il avait parfois assisté à des corridas au Mexique et comprenait mieux le rôle des picadors maintenant. Aucun toréador ne pouvait espérer vaincre un taureau furieux. Shaw finit sur les genoux, incapable de se relever. Lepskin s'approcha d'elle par derrière et s'accroupit dans son dos. Il lui posa une main amicale entre les épaules.

« Vous êtes prête à me parler maintenant ? »

Shaw hocha la tête. Lepskin fit appeler l'officier en charge de l'enquête préliminaire et requit la présence des deux MP comme témoins.

« Je vous écoute. »

Shaw, toujours à genoux, pissant le sang, lui fit un compte rendu détaillé de son intervention, n'omettant aucun détail. Elle ne chercha pas à se justifier, ni à se défendre et se contenta de lui rapporter les faits comme ils s'étaient déroulés. Lepskin comprit le geste de Shaw, même si elle ne l'expliqua pas. Elle avait diagnostiqué une blessure mortelle, la jeune femme n'aurait pu être sauvée, elle aurait agonisé peut-être une heure et serait morte à moitié étouffée par son propre sang. Shaw avait choisi d'abréger ses souffrances. Lepskin soupçonna Shaw d'avoir pris en compte la présence de l'enfant, mais il n'aurait su dire si Shaw s'était plus souciée de la mère ou de l'enfant qu'elle portait.

Il fit transporter Shaw à l'infirmerie de la prison et plaida sa cause auprès du Commandant. Shaw bénéficiait d'états de service élogieux, c'était le meilleur tireur de la base, le seul soldat du camp à parler couramment les langues de la région, un officier respecté par ses subordonnés et Lepskin usa de toute son éloquence et de toute son influence pour que l'affaire fût étouffée. Shaw fut libérée cinq jours plus tard. C'était le temps qu'il avait fallu pour qu'elle se rétablisse de sa petite conversation avec Lepskin. Elle réintégra son poste et son dossier ne mentionna pas l'incident. Elle ne remercia jamais Lepskin pour son intervention, mais ils recommencèrent avec un plaisir renouvelé, à s'affronter sur le ring quand ils en avaient l'occasion.

Shaw ne l'avait pas avoué, mais elle avait achevé la femme pour l'enfant qu'elle portait. La deuxième balle avait été pour lui d'ailleurs. Elle savait qu'il souffrirait durant l'agonie de sa mère. Elle avait jugé que c'était inutile. Injuste.

***

Les trois jeunes femmes furent plus tard rejointes par un couple et deux hommes seuls, tous des Américains qui s'efforcèrent de les ignorer. Certainement des convives qu'elles retrouveraient à table. Des membres de la sécurité de Guzmán passèrent régulièrement et certains se postèrent nonchalamment aux abords de la piscine. Root prit un malin plaisir à exposer Shaw aux regards des résidents de l'hacienda, l'envoyant chercher un tube de crème dans sa chambre, lui demandant d'apporter sa serviette quand après s'être rebaignée, elle ressortait de l'eau. Elle lui glissa à l'oreille qu'elle était très séduisante et qu'elle donnait des idées à bien d'autres personnes qu'elle ou Maria Alvarez. Root prévint une réflexion désagréable qu'elle avait vue venir en félicitant Shaw d'avoir si bien compris comment détourner l'attention de ses fonctions de chef de la sécurité. Shaw la remercia vertement de son compliment.

Maria Alvarez ne sortit pas de son silence et s'éclipsa peu avant 19 heures adressant juste un signe de tête à Root. Sa verve, son arrogance semblaient avoir fondu à la chaleur. Root et Shaw la suivirent peu après et montèrent s'habiller pour le dîner.

« Root, qu'est-ce qu'on va faire avec Maria Alvarez ?

- Ça t'inquiète Sameen ? Tu m'étonnes. Elle t'a tapé dans l'œil ? Elle est assez séduisante, je dois l'avouer.

- Je n'aime pas les femmes.

- Ah non ? la nargua Root

- Non.

- J'en suis d'autant plus flattée alors, la relança Root radieuse.

- Ouais, j'ai rien dit, bon laisse tomber Root, marmonna Shaw évitant de poursuivre la discussion. Et pour Alvarez alors ?

- Franchement je n'en sais rien. Je crois qu'il faut attendre de voir comment se déroulera le dîner. Tu as vu les quatre Américains à la piscine ? Je pense que nous les y retrouverons.

- La Machine ne t'a pas donné d'infos sur eux ?

- Elle veut éviter des contacts trop fréquents. Et je n'ai pas emporté d'ordinateur.

- Bonnes vieilles méthodes alors ?

- Ça doit te plaire, non ? Tu vois pourquoi je te considère comme notre meilleur atout. Je ne sais pas si tu es invitée au dîner, mais je ne me sépare pas de toi. Tu viens.

- Je n'aime pas être sans arme.

- Sans rire, ne me dis pas que ça te pose vraiment un problème ?

- Non pas trop, tu as raison. Si j'en ai besoin je saurais en trouver, mais on part quand même avec un handicap.

- Un défi à relever mon cœur. »

Une femme de chambre se présenta à dix heures pour convier Root à se joindre à Joaquim Guzmán. Celle-ci appela Shaw et elles suivirent l'employée de maison. Borkoof et Korotkov les avaient escortées et allèrent se poster aux alentours prenant soin de les avoir toutes les deux en visuel.

Leur hôte avait fait dresser des tables dans un jardin intérieur. Trois tables disposées en « u ». Shaw trouva l'idée idiote. Ils n'étaient pas en train de célébrer un mariage. D'ailleurs elle trouvait ridicule toute cette histoire de dîner, la façon dont elles avaient été conviées, la présence de parties adverses, celle de Maria Alvarez. Ça ne correspondait pas à l'idée qu'elle se faisait d'une négociation sérieuse qui engageait une des organisations les plus puissantes du monde, des milliards de dollars. Une négociation au cours de laquelle allaient s'affronter le gouvernement américain et une société financière internationale. Sans compter la présence d'une députée mexicaine. El Chapo avait tout l'air d'avoir concocté une farce. La suite lui donna raison, du moins au début.

El Chapo arriva comme s'il jouait dans un film de Martin Scorsese. Il avait le costume blanc, les lunettes de soleil alors qu'il faisait nuit, il ne lui manquait que le panama. Il salua l'assemblée avec bonhomie, puis s'avança vers Root.

« Madame, je suis enchanté de votre présence. J'espère que votre début de soirée fut agréable. Oh, je vois que vous avez emmené avec vous Miss Harper. Désirez-vous l'avoir assise à vos côtés ?

- Je souhaite juste qu'elle soit présente à table, mais ne modifiez pas votre plan de table pour elle.

- Je vais donner des ordres pour rajouter un couvert. »

C'était n'importe quoi. El Chapo était un péquenot né dans un bled paumé qui comptait à peine cent habitants, un truand, et il se conduisait comme s'il se prenait pour Gatsby le Magnifique. Shaw secoua la tête et tourna son attention vers les gens présents.

Matveïtch l'avait prévenu un peu plus tôt qu'un important convoi était arrivé à l'hacienda. Cinq voitures blindées. Plus… trois autres qui ne s'étaient pas montrées et s'étaient dissimulées dans les collines. Des hommes en étaient sortis pour prendre position à quelque distance de la villa. Matveïtch avait envoyé Anna Borissnova en reconnaissance et Chouvaloff avait dû se déplacer et se trouver un autre poste. Il assura à Shaw que sa position était aussi bonne qu'avant. Il la recontacterait dès qu'Anna Borissnova aurait fini sa reconnaissance.

El Chapo frappa dans ses mains et invita ses hôtes à rejoindre la place qui leur avait été attribuée à table.

Seize convives se retrouvèrent assis. Six femmes, dix hommes. Une tablée étonnante. Shaw décela quatre nationalités. Mexicaine, américaine la plus représentée, chinoise, russe. Les Russes et les Chinoises lui parurent être des hommes et des femmes d'affaires, les Américains... Elle reconnut sans difficulté le seul qu'elle n'avait pas croisé à la piscine, David S. Cohen, le directeur adjoint de la CIA. Rien que ça ! Root lui jeta un regard entendu. Ces crétins avaient décidé de replonger dans leurs magouilles à la con et en plus ils envoyaient un directeur adjoint dîner avec un repris de justice en cavale. C'était du grand n'importe quoi. Les Mexicains, Maria Alvarez exceptée, semblaient appartenir au Cartel. El Chapo fit tinter un couteau sur son verre et se leva.

« Mes amis, je suis très heureux de vous accueillir chez moi. Certains d'entre vous sont venus conclure une alliance, d'autres simplement profiter des splendeurs de notre beau pays. Quant à vous, Madame la députée, déclara-t-il en se tournant vers Maria Alvarez assise à sa droite. Vous êtes mon invité d'honneur. Vous vous inquiétez depuis trop longtemps de l'avenir de notre bien-aimée nation. Ce soir vous avez l'occasion de découvrir que l'avenir s'écrit ici avec Silanoa, avec nos amis américains et nos partenaires financiers à travers le monde. Profitez de votre soirée Madame Alvarez, puissiez-vous comprendre combien vous vous méprenez sur notre compte et combien vous vous fourvoyez dans vos choix politiques. »

El Chapo rit. Maria Alvarez soutint son regard et lui dédia un sourire charmeur. Shaw ne put s'empêcher d'éprouver de l'admiration pour elle. Il venait de lui annoncer sa condamnation à mort et elle gardait la tête haute. À moins que Guzmán ne veuille la retourner, profiter du week-end pour s'en faire une alliée. Il semblait assez joueur pour essayer.

Cohen tirait la tronche. Encore un qui ne comprenait rien aux enjeux des négociations engagées ce soir. Les quatre Américains qui l'accompagnaient intriguaient Shaw. Si deux comme ceux de la réception à Chihuahua, avaient le profil de l'agent fédéral, les deux autres ne correspondaient pas. Le dîner fut curieusement convivial. Root flirta avec Guzmán tout en parlant affaire. Elle se lança dans de grandes conversations avec David Cohen qui était assis à sa gauche. Ils parlèrent principalement de criminalité financière, des moyens de lutte mis en place par les institutions internationales. Elle osa même lui demander ce qu'il pensait du Utah Data Center, lui avouant qu'elle doutait qu'un ordinateur, aussi puissant soit-il, puisse détecter l'ensemble des actes criminels commis à travers le monde, soutenant qu'il serait impossible de ficher une population dans son intégralité. Cohen n'était pas un idiot, mais face à Root, il ne valait pas intelligence d'un enfant de sept ans.

Root acquit la certitude qu'il représentait Samaritain. Il jetait de temps en temps des regards à l'un des Américains que Shaw n'avait su identifier et Root comprit que Cohen agissait sous ses ordres. Elle n'oublia à aucun moment qui elle était censée être et personne à la table ne douta un instant de l'identité de Lynne Marchmont. La femme d'affaires chinoise, Madame Huang, l'écouta attentivement et se mêla à la discussion, suivie par Grégor Zakriatine, l'homme d'affaires russe. Le sujet de la surveillance laissa place à des discussions techniques sur les flux financiers, les opérations boursières, l'ingérence du FMI dans les affaires intérieures de certains pays, et de tas d'autres trucs que ne pouvaient maîtriser que des spécialistes en finance internationale. Et Root. Shaw par contre était complètement larguée. Elle avait suivi avec intérêt les manœuvres de Root pour tirer sans en avoir l'air, les vers du nez, avec succès, à Cohen et avait décroché par la suite, se contentant de s'intéresser au contenu de son assiette et de surveiller aussi bien les gens autour de la table que les gardes présents dans le jardin ou sur la véranda courant tout le long de la façade du premier étage. Elle repéra Borkoof qui avait eu intelligence de s'y poster, tandis que Korotkov était resté en bas.

Après le dîner, des boissons furent servies dans le jardin. Des petits groupes se formèrent. Root en profita pour entraîner Shaw avec elle dans sa chambre.

« Sam, il faut que tu passes la nuit avec Maria Alvarez.

- Quoi ?!

- Tu as entendu El Chapo ? J'ai discuté avec elle. Elle ne retournera jamais sa veste. Elle est morte Sameen. Il n'y a aucune chance pour qu'on l'exfiltre cette nuit, il faut que tu restes avec elle.

- Parce que tu crois qu'elle va me laisser rentrer dans sa chambre ? Elle va ameuter toute l'hacienda et me jeter tout ce qu'elle trouvera à portée de main à la figure. Elle se méfie de toi et te considère comme une criminelle, alors moi...

- Drague-la.

- Quoi ? T'es tarée !

- Non Sam, tu lui plais et elle est persuadée de ne jamais ressortir vivante d'ici. Je suis sûre qu'elle ne refusera pas... la promesse d'une dernière nuit un peu chaude.

- Attends Root. Tu es en train de me suggérer d'aller m'envoyer en l'air avec Maria Alvarez ? lui demanda Shaw interloquée.

- Non, idiote ! Je te tue si tu me fais ça. Contente-toi juste de la draguer. Et lourdement. Je veux que les autres le voient pour qu'ils ne s'étonnent pas que vous partiez ensemble vous enfermer dans la même chambre. La tienne de préférence.

- Mais c'est n'importe quoi !

- Sam. Tu flirtes, tu lui fais comprendre que tu ne serais pas contre de finir au lit avec elle. Tu l'emballes quoi ! Et après tu restes avec elle toute la nuit.

- Non, fais-le toi.

- C'est toi qui lui plais.

- Je ne peux pas faire ça.

- Tu l'as bien fait avec Tomas et des tas d'autres types j'en suis sûre.

- C'était pas pareil.

- Parce que c'est une femme ? Imagine que c'est un homme.

- C'est pas pour ça.

- Pourquoi alors ?

- Ben euh... Je...

- Sameen !

- Ces types, ils me plaisaient.

- Tu la trouves si laide que ça ?

- Non, elle est pas mal, mais... euh... J'ai pas envie c'est tout. Avec eux, j'avais envie de… ou ça m'était égal... mais là... euh... Maintenant ?... Non, je ne peux pas Root !

- Bon okay Sameen, j'ai compris. Mais je te demande pas de coucher avec elle, juste qu'on le croie et qu'elle pense elle, avoir une ouverture. Emmène-la dans ta chambre, drogue-la et voilà c'est fini.

- C'est un plan de merde, affirma Shaw butée.

- Tu as peur de succomber à ses charmes ? »

Maria Alvarez n'en était pas dépourvue. Elle était svelte, piquante et possédait de grands yeux noirs très expressifs, un visage intéressant, une mâchoire joliment dessinée. Sa personnalité, son physique en faisaient une femme attirante qui ne laissait en général pas indifférents ceux qui l'approchaient. Et c'était vrai que Shaw la trouvait séduisante, mais pas au point de se lancer dans une entreprise de séduction.

« T'es vraiment con Root.

- Alors, fais-le Sam, tenta de la convaincre Root. C'est le meilleur moyen pour la soustraire à tout danger pour cette nuit. Si tu as une meilleure idée, je prends. Si tu veux savoir, la perspective de te voir draguer quelqu'un d'autre que moi, ne m'enchante pas du tout. »

Root était sérieuse. Shaw réfléchit, retourna les arguments dans sa tête, chercha une stratégie de remplacement, n'en trouva pas.

« Je savais que cette foutue députée allait me causer des tas de problèmes.

- J'ai une idée pour nous sortir de ce guêpier, mais je veux ton avis. On se retrouve tout à l'heure pour en parler. Ne me pose pas un lapin Sameen... conclue Root pour tenter de détendre l'atmosphère.

- Je vais te tuer.

- Je sais que tu ne le feras jamais. »

Shaw se rembrunit. Root s'approcha vivement d'elle, lui saisit doucement le menton pour lui lever la tête vers elle et lui posa gentiment un baiser sur les lèvres.

« Excuse-moi Sameen.

- Si je disais moins de conneries aussi.

- On y va ?

- Mmm, acquiesça Shaw.

- Attends. »

Root lui retira l'élastique qui lui retenait les cheveux, Shaw protesta mais Root ne voulut rien entendre, elle lui passa les doigts dans les cheveux pour les faire bouffer. Elle recula ensuite d'un pas pour regarder le résultat.

« C'est parfait, tu n'as plus qu'à sourire et plus personne ne pourra te résister.

- Pff. »

Elles rejoignirent les invités d'El Chapo. Root alla s'asseoir en compagnie des Chinoises et des Russes qui discutaient aimablement avec deux Mexicains que ne lui avait pas présentés Joaquim Guzmán. Elle voulait vérifier une hypothèse qui lui était venue à l'esprit durant le dîner.

Elle doutait qu'El Chapo fût le chef effectif du Cartel. Peut-être l'avait-il été au début, mais le Cartel avait pris bien trop d'importance, brassait bien trop de milliards de dollars depuis. Il était peut-être le visage du Cartel, mais certainement pas son dirigeant. Celui-ci devait avoir adopté l'organigramme d'une multinationale. Un conseil d'administration secret existait certainement et gérait les affaires du Cartel. Huang et Zakriatine y siégeaient certainement.

Shaw en débouchant dans le jardin, se dirigea vers ce qui faisait office de bar. Elle commanda une double tequila au barman et l'avala d'un trait. Elle fronça les sourcils, repéra Maria Alvarez assise en compagnie de Guzmán et des deux autres Mexicains qui n'étaient pas avec le groupe qu'avait rejoint Root. Elle soupira contrariée, commanda une seconde tequila, prit une grande inspiration, jura entre ses dents, vouant Root, Maria Alvarez, la Machine et la Terre entière à tous les diables, vida son verre, en commanda deux autres, se colla un sourire charmeur sur les lèvres et partit accomplir sa mission de merde comme un bon petit soldat.

« Fait chier ! »

El Chapo la vit arriver et un air entendu et égrillard s'afficha sur son visage, Shaw eut tout à coup la furieuse envie de lui sauter à la gorge.

« Miss Harper ! s'exclama-t-il en guise de bienvenue. »

Maria Alvarez tourna ses yeux vers Shaw. Elle leva un sourcil étonné, remarquant le changement de coiffure de Shaw, plus surprise encore par son sourire aimable et l'attention évidente qu'elle lui portait.

Shaw tendit l'un des verres qu'elle avait apportés à la jeune femme, s'assit en face d'elle et leva son verre avec un grand sourire. Maria Alvarez marqua un temps d'arrêt, regarda son verre, Shaw, puis répondit d'un air perplexe au geste que celle-ci lui avait dédié. Elles se fixèrent du regard et avalèrent ensemble leur tequila.

« Un autre ? demanda Shaw, tentatrice.

- Pourquoi pas, accepta la jeune députée avec circonspection. »

Shaw interpella une domestique et lui demanda d'aller chercher deux autres verres. Si Maria Alvarez se sortait vivante de cette aventure son gamin serait un attardé… Bon, si elle se calmait par la suite peut-être pas, se rassura Shaw se sentant à contrecœur responsable de la santé de la jeune députée. La commande passée, Shaw reporta son attention sur la jeune femme et lui sourit en coin. Maria Alvarez lui renvoya un sourire incertain, conquise. Elle avait mordu à l'hameçon.

Guzmán avait observé leur échange avec curiosité, puis avec ostentation, il se leva précipitamment. Il claqua des doigts à l'attention des deux hommes encore assis.

« Je vous laisse Madame, je crois que Miss Harper désire… s'entretenir en privé avec vous. Des affaires importantes sans doute ! »

« Quel connard, pensa Shaw en lui dédiant une moue de remerciement. »

La domestique revint avec les tequilas, les leur présenta sur un plateau et s'éloigna. Cette fois-ci, ce fut Maria Alvarez qui leva son verre. Shaw répondit et se fendit d'une moue séductrice. La jeune députée allongea une jambe et son pied vint caresser la jambe de Shaw. Elle remarqua avec satisfaction la main de Shaw se crisper sur son verre. Elle insista, montant plus haut vers le genou. Shaw était en train de perdre la main, c'était elle qui était censée mener la danse. Elle déglutit difficilement. Elle était en train de se faire mener en bateau. Elle leva les yeux sur Maria Alvarez. Elle était… très séduisante. Celle-ci avait les joues teintée de rouge, la bouche ouverte, les yeux brillants. Les deux tequilas qu'elle venait de partager avec Shaw ne devaient pas être les premières qu'elle avait bues depuis le début de la soirée. L'alcool l'avait clairement libérée de toute retenue et le désir s'exhibait crûment sur son visage. Elle se mordit la lèvre supérieure après l'avoir léchée, les yeux plongés dans ceux de Shaw.

« Qu'est-ce que vous voulez Miss Harper ? »

Shaw fut incapable de trouver une réplique adaptée à la situation. Le pied insistant sur sa jambe, le désir qu'elle lisait sur le visage, dans toute l'attitude adoptée par Maria Alvarez commençait à la troubler.

Elle chercha Root du regard, une voie de sortie. Celle-ci surprit son regard et lui adressa un sourire d'encouragement. Root était tarée, vraiment.

« Vous n'êtes pas très bavarde.

- …

- À vrai dire ça m'est égal, vous avez d'autres attraits. Ce que je ne comprends pas, c'est ce que vous venez faire ici. Je croyais que vous et votre patronne étiez… enfin que vous couchiez ensemble. »

Shaw se renfrogna, la conversation, la situation, prenaient un tour qui lui déplaisait souverainement.

« Une querelle ? Une vengeance ? Si je dois en faire les frais, j'en serais plus que ravie. Vous me plaisez beaucoup. Je suis persuadée que vous êtes un coup d'enfer au lit et j'ai très envie de vous. »

Shaw eut tout à coup la tentation de prendre ses jambes à son cou et de fuir cette espèce de furie. Elle ne s'attendait pas à tomber sur une nymphomane qui lui sortirait des propos salaces. Elle maudit Root et ses idées tordues.

« Ne prenez pas peur. Pourquoi êtes-vous venue ? Pourquoi vous être lâchée si sensuellement les cheveux, si ce n'était pas pour me séduire. Je vous plais ?

- Oui, répondit Shaw furieuse de sa réponse.

- Vous avez envie de coucher avec moi ?

- Oui, s'enfonça Shaw.

- Vous savez que je ne sortirai pas vivante de cette hacienda. Je suis ivre, vous m'excitez et j'ai très envie de baiser avec une belle femme, surtout si c'est ma dernière nuit. Je suis sûre que ça vous excite l'idée de baiser une députée mexicaine condamnée à mort. De vous taper un cadavre en sursis. De tromper votre patronne sous son nez. On va dans votre chambre bien sûr. Votre vengeance n'en sera que meilleure si elle nous entend nous envoyer bruyamment en l'air. Vous saurez me faire crier Miss Harper ?

- …

- Moi, je vous promets de tout faire pour vous faire hurler. Vous voulez que je vous dise comment ?

- Non, répondit précipitamment Shaw.

- Venez alors, je vais vous montrer ça tout de suite, je lis dans votre regard que vous en mourez d'envie. »

Maria Alvarez se leva et tendit la main à Shaw. Celle-ci ne put s'empêcher de la saisir. La jeune femme l'aida à se mettre debout et quand Shaw fut sur ses pieds, elle l'attira brusquement contre elle, un sourire machiavélique aux lèvres. Leurs corps se heurtèrent, Maria Alvarez en profita pour se frotter à Shaw, lui effleurer la hanche d'une main et lui coller les lèvres dans le cou, elle lui donna un léger coup de langue, juste avant de reprendre ses distances. Shaw frissonna. De prédatrice, elle était devenue la proie. Maria Alvarez lui lança un clin d'œil aguicheur, lui attrapa la main et l'entraîna à sa suite. Shaw désespérée tourna la tête vers Root.

Root surprit son regard, elle se leva prétextant vouloir se dégourdir les jambes et attira sans le vouloir le regard de ceux avec qui elle discutait sur le couple en train de quitter le jardin. Des expressions variées se peignirent sur leurs visages, étonnement, amusement indignation, excitation. Au moins son stratagème avait réussi. Maria Alvarez à moitié ivre traînait Shaw derrière elle. On lisait clairement sur son visage, sur leur visage, qu'elles se précipitaient dans un lieu plus intime avec la ferme intention de s'arracher sans tarder tous leurs vêtements et de finir la nuit ensemble dans le même lit.

Sur leur visage…

« Merde ! jura Root. »

« Sameen ?

- Root, s'il te plaît, murmura Shaw d'une voix presque inaudible.

- Tu lui a... offert son supplément ?

- Oui, mais… je… Root, supplia Shaw, comme un appel au secours.

- Embrassez-moi. Tout de suite, entendit prononcer Root. »

Alvarez ! Ce n'était pas vrai. Un silence se fit, puis elle entendit gémir. Les deux. Cette allumeuse de Maria et... Shaw.

« Merde ! Sameen, si tu couches avec elle, je te tue. »

La communication fut coupée.

Root ne put quitter le jardin immédiatement. Son air contrarié fut accueilli par quelques sourires en coin. Elle s'efforça de garder bonne figure. El Chapo rejoignit son groupe et ils parlèrent affaires. Il invita Cohen et l'homme dont il suivait les ordres à les rejoindre.

Root réalisa que la CIA, le gouvernement fédéral, s'était enfoncé jusqu'au cou dans une histoire qu'ils ne maîtrisaient pas. Cohen ne décrocha pratiquement pas un mot, c'est l'autre homme qui mena les débats pour son compte. Alan Perkins. Il n'appartenait pas à la CIA, mais à la NSA. Il n'avait rien à faire dans cette histoire d'alliance occulte entre les services secrets et un Cartel de la drogue, sauf si… Il était un représentant de Samaritain. Heureusement pas un agent direct. Pour la sécurité de Shaw.

Root, d'après ce que lui avait raconté Shaw à propos de sa confrontation avec les époux Faulkner, soupçonnait Samaritain d'avoir lancé un avis de recherche contre Shaw. Les Faulkner l'avaient reconnue à peine l'avaient-ils vue, ils connaissaient son visage.

Perkins semblait plus être un administrateur, pas un homme de terrain. Par contre, malgré la place obscure qu'il occupait dans la hiérarchie de l'administration fédérale, il supplantait en importance le directeur adjoint de la CIA. Celui-ci avait endossé le rôle de potiche. C'était Perkins qui menait les négociations au nom du gouvernement américain. Au nom de Samaritain.

Huang et Zakriatine représentaient d'importants conglomérats dont les sociétés étaient présentes dans le monde entier. Le gouvernement américain s'apprêtait à encore un peu plus se vendre à des compagnies privés, à se brûler les ailes, à renoncer à jamais à sa liberté de mouvement. Il allait s'empêtrer dans des alliances qui ne lui laisseraient plus aucune marge de manœuvre. Il devrait se soumettre au chantage, à la corruption, à la coercition. Root identifia plus encore la menace quand Perkins appela l'autre Américain qu'elle n'avait su reconnaître. Celui-ci assura au nom de la Maison-Blanche que le gouvernement, ses plus éminents représentants, accueillaient très favorablement cette alliance et espéraient que cette rencontre donnerait lieu à une collaboration fructueuse entre toutes les parties. Huang, Zakriatine, El Chapo, Perkins, accueillirent cette déclaration avec tout le plaisir qui se devait. Ils tenaient enfin l'Amérique sous leur botte. El Chapo déclara ensuite à Root que son offre avait été étudiée avec soin. Et que son avis lui était favorable. Il ne put s'empêcher de chercher l'acquiescement de Huang et Zakriatine et ceux-ci hochèrent discrètement la tête en souriant. Root avait vu juste El Chapo n'était qu'un homme de paille. Cette conversation, tout en sourires de satisfaction lui fit surtout prendre conscience qu'elle devait vite faire capoter cette alliance monstrueuse entre le gouvernement américain et le Cartel de Silanoa. Samaritain trouverait certainement une autre option pour mener à bien ses desseins, mais toute occasion de contrer un de ses projets, toute victoire si minime soit-elle, étaient bonnes à prendre.

L'importance des négociations, de ce qui était en jeu dans ce si joli petit jardin n'arriva cependant pas à lui sortir Shaw de l'esprit. Shaw avec Maria Alvarez. Leurs soupirs mêlés. Elle avait repoussé son inquiétude, sa colère, dans un coin de son esprit, concentrée sur l'importance de ce qui se jouait devant elle. Mais quand El Chapo prit congé, que tout le monde se sépara, l'imagination de Root se mit à tourner à plein régime.

Elle visualisait très bien la scène du baiser, sur un palier ou dans un coin sombre. Les mains de Maria Alvarez sur Shaw. Les mains de Shaw sur Maria Alvarez. La jalousie lui planta cruellement ses griffes dans la poitrine. Elle ouvrit la bouche, cherchant de l'air. Les mains de Shaw, sa bouche, sa langue, ses doigts, son corps, sa passion, sa science, son savoir-faire. L'estomac de Root se contracta.

Shaw était-elle capable de faire ça ? De lui infliger ça ? Oui ? Non ? Elle ne savait même pas. Le côté animal de Shaw, ce côté qu'elle aimait chez elle, était aussi une faiblesse. Shaw était prompte au désir. Prompte à y succomber. C'était dans sa nature. En fait, Root réalisa qu'elle devait être la seule personne à qui Shaw avait dû résister. Près de deux ans. Quel privilège !

Root sentait son estomac tellement contracté, l'air tellement lui manquer, qu'elle n'arrivait pas à se décider à monter. Pouvait-elle avoir confiance en Shaw, en ce qu'elle avait lu dans son regard l'autre soir ? Et puis même. Si Shaw l'aimait, son amour l'empêcherait-elle de ne pas succomber au désir si quelqu'un la poussait dans ses retranchements ? Root ne savait pas. Parce que Shaw a priori, ne s'était jamais attachée à personne. Il était impossible de savoir comment elle réagirait, si elle adopterait un comportement nouveau ou se conformerait à ce qu'elle avait toujours fait. Consommer ce qui s'offrait si généreusement à elle. Si Root la trouvait au lit avec Maria Alvarez, qu'est-ce qu'elle ferait ? Root n'en savait rien. Elle aimait Shaw. Elle se morigéna, ça ne servait à rien de tergiverser, d'imaginer le pire, de se laisser gagner par la jalousie. Avait-elle confiance en Shaw ? Oui. Non. Oui. Zut. Elle était stupide.

Elle remarqua Borkoof et Korotkov. Elle alla les voir et les libéra de leur surveillance. Elle leur conseilla d'aller se reposer. Ils auraient besoin de toutes leur facultés pour demain. Elle leur précisa que Maria Alvarez était sous la surveillance de Shaw pour la nuit et qu'il n'avaient pas à s'occuper de ce problème.

Elle regagna ses appartements et prit d'abord le temps de contacter Matveïtch même si la seule chose dont elle avait envie était de se précipiter dans la chambre de Shaw. Il avait fait son rapport un peu plus tôt à Shaw, mais son dernier appel était resté sans réponse. Il redit à Root ce qu'il avait dit à Shaw. Des trois voitures dissimulées aux alentours de l'hacienda étaient descendus dix hommes et femmes. Ils étaient lourdement armés, munis de fusil de précision et de mitrailleuses lourdes, sans compter les fusils d'assaut. Root l'informa que lui et son équipe entreraient en action demain, qu'il faudrait qu'ils se montrent tous prudents et efficaces. Shaw le recontacterait pour lui donner les détails de l'opération. Elle lui conseilla de dormir et de donner l'ordre à Anna Borissnova et Chouvaloff d'en faire autant. Il lui assura que tout se passerait comme elle le désirait et elle mit fin à la communication.

Voilà, elle avait rempli son devoir envers la mission. Restait… Shaw.

Aucune lumière ne filtrait sous la porte qui séparait ses appartements de ceux de Shaw. Elle ouvrit doucement la porte évitant de la faire grincer et s'avança dans le noir. Elle traversa le salon et entra dans la chambre. Une lampe de chevet recouverte d'un foulard l'éclairait faiblement. Root se figea sur le seuil. Le lit était occupé. Elle ne pouvait distinguer s'il y avait une ou deux personnes sous les draps. Elle se mordit les lèvres. Elle fit un pas, l'estomac noué. Une main la saisit brutalement à la gorge et elle se retrouva plaquée contre le mur à côté de la porte.

« Tu viens contempler ton œuvre ?

- Sameen, râla Root la trachée écrasée par la main fermement refermée dessus.

- Ne me refais plus jamais faire ça, Root.

- Harg, gargouilla Root.

- T'as compris ? Plus jamais ! »

Shaw relâcha sa prise et partit s'affaler sur une chaise placée à côté du lit. Root se massa la gorge et s'approcha. Maria Alvarez dormait, le sommeil agité par de mauvais rêves. Les draps glissèrent et découvrirent ses épaules nues.

« Tu l'as déshabillée ? s'étonna Root.

- Root ! gronda Shaw. »

Elle se dressa brusquement devant Root, menaçante, Root recula agitant les mains devant elle en signe de reddition.

« Je ne faisais pas de l'humour Shaw, je te demandais c'est tout.

- Non, je ne l'ai pas déshabillée.

- Mais…

- Elle l'a fait toute seule. Ça a très bien marché ton idée, lui expliqua-t-elle furieuse. Elle est arrivée dans la chambre complètement excitée. Ta drogue de merde a mis plus d'une demi-heure à faire effet. Je me suis retrouvée une demi-heure avec cette… cette… Comment as-tu pu me faire ça ?

Shaw se rassit et resta la tête baissée. Blessée.

« Sameen, je… »

Shaw lui attrapa la main et la tira vers elle. Elle exerça un forte pression et obligea Root à s'agenouiller devant elle. Root s'attendait à un geste violent et se prépara au pire, mais Shaw vint simplement poser son front sur son épaule et resta sans bouger. Sa main la maintenait toujours, prévenant tout mouvement de fuite. Mais Root n'avait aucune intention de fuir.

« Sameen, souffla-t-elle.

- Je ne veux plus jamais faire ça Root, murmura Shaw d'une voix éteinte.

- Que… que s'est-il passé ? »

Root n'avait pas vraiment envie de le savoir. Ne pas savoir, c'était ne pas souffrir. Mais Shaw semblait si mal, qu'elle ne voulut pas la laisser seule traiter avec ses démons ou quoi que soit d'autre qui l'ait blessée. Shaw lui raconta. Sous forme d'un rapport circonstancié.

***

D'abord le baiser, en haut de l'escalier, dans la pénombre comme l'avait deviné Root. Les mains de Maria Alvarez, ses lèvres, sa langue. Son soupir de plaisir, suivi immédiatement par le sien. Shaw avait perdu tous ses moyens, noyée par le désir pressant de la jeune députée, ses mains impatientes, intrusives, savantes. Le gémissement lâché par Shaw avait électrisée Maria Alvarez et celle-ci lui avait mordu les lèvres, tandis que Shaw emportée, coupait honteusement son oreillette. Maria avait ensuite repris son chemin et littéralement traîné Shaw à sa suite, avec empressement. Impatience. Shaw priait pour que la drogue agisse une fois la porte de ses appartements ouverte. Elle se sentait incapable de résister, si l'ardeur de Maria l'entraînait plus loin. Le baiser avait réveillé ses sens, attisé son désir, elle s'en était défendue, mais ça n'avait servi à rien. Elle appela silencieusement Root à l'aide, désespérément. La porte se referma dans un claquement sec sous la main ferme de Maria.

« Vous n'avez pas intérêt à me décevoir Miss Harper, la défia Maria. »

Elle lui attrapa la nuque d'une main dure et l'embrassa. Shaw résista, Maria insista, approfondit son baiser et glissa ses mains sous sa chemise, les monta sur sa poitrine. Shaw se tendit et gémit sous la caresse, le baiser.

« C'est mieux, viens avec moi maintenant. »

La drogue putain, agis, agis, hurlait Shaw dans sa tête. Shaw refusa de la suivre. Maria la repoussa contre la porte.

« Comme tu veux Harper, debout ou pas c'est pareil. Et je t'ai promis de te faire hurler. »

Shaw paniqua. Maria lui défit sa chemise et commença à lui lécher le cou. Ses mains lui remontèrent brutalement sa brassière. Un genou s'insinua entre ses jambes, remonta, exerça une pression.

« Non, non, gémit Shaw éperdue. »

Maria se méprit sur le sens de ses paroles. Ses dents se refermèrent sur le cou de Shaw et elle la mordit, accentuant la pression sur son entre-jambe. Shaw cria.

« Je te l'avais dit… murmura suavement Maria dans son oreille. À ton tour maintenant. Viens. »

Elle entraîna Shaw qui cette fois se laissa faire, dans la chambre et la jeta sur le lit. Shaw cherchait vainement une idée pour échapper à ce qui allait suivre. Elle était en train de perdre pied. Une simulation, elle était dans une foutue simulation. Oui ? Non ? Elle choisit la porte de sortie que lui offrait l'hypothèse de la simulation. On se foutait de ce qui se passait dans les simulations, tout était faux, tout était fantasme, elle pouvait sans conséquence faire n'importe quoi.

Elle savait que ce n'était pas vrai, qu'elle se mentait à elle-même, que rien de ce qui se passait dans les simulations n'était anodin, que tout avait une conséquence. Que tout se payait, souvent très cher.

Elle repoussa cette vérité et abandonna la lutte. Maria alluma une petite lampe de chevet et s'agenouilla au-dessus d'elle. Elle plongea son regard consumé par le désir dans celui de Shaw. Puis elle lui déboutonna son pantalon et le lui fit glisser avec son boxer le long des jambes. Elle lui retira ses chaussures, ses chaussettes et finit de lui retirer son pantalon. Elle jeta le tout par terre. Elle revint au-dessus de Shaw pour lui retirer sa chemise et sa brassière. Puis elle s'assit sur elle. Elle se déshabilla lentement, très lentement, sensuellement, sous le regard de Shaw, prenant plaisir à voir grandir son excitation, à sentir ses muscles se contracter sous elle. Quand elle fut nue, elle s'allongea sur Shaw.

« Vous êtes prête Miss Harper ?

- …

- Miss ? lui susurra Maria à l'oreille, en se frottant à elle.

- Oui, gémit Shaw.

- Vous allez m'offrir une folle nuit de sexe ? lui demanda-t-elle dans l'oreille avant de l'explorer avec sa langue.

- Oui, se soumit Shaw.

- Je compte sur vous. »

Maria fondit sur elle comme un prédateur sur sa proie… et s'effondra brusquement sans force sur la poitrine de Shaw. Elle marmonna des obscénités et sombra dans l'inconscience.

Shaw resta sans bouger un bon moment. Tétanisée. Elle repoussa ensuite Maria Alvarez. Doucement. Elle défit les draps et l'installa le plus confortablement qu'elle put. Puis elle se rhabilla. Elle ouvrit une armoire en sortit un foulard qu'elle jeta sur l'abat-jour de la lampe allumée. Elle apporta une chaise près du lit et se laissa tomber dessus.

Elle ne raconta pas à Root ce à quoi elle avait pensé après s'être assise. Qu'elle savait que n'était pas une simulation. Que Maria Alvarez était un numéro, une personne désespérée, qu'elle était sous sa responsabilité, sous sa protection. Que Shaw l'avait manipulée, que c'était abject. Qu'elle était abjecte. Qu'elle avait pensé à Root et que son humeur s'était égaré encore plus loin vers de sombres contrées. Qu'elle n'était même pas arrivé à reporter sa colère sur elle pour l'avoir mise dans cette pitoyable situation. Qu'elle se dégoûtait.

***

L'arrivée de Root l'avait tirée de ses noires pensées et sa colère contre elle s'était allumée. Mais Shaw seule était responsable. D'avoir trompé Maria Alvarez, de l'avoir amenée à se conduire comme une traînée, d'avoir profité de son angoisse, de son désespoir. D'avoir… Shaw redoutait aussi que son comportement ne blesse Root. Elle redoutait de la perdre. La fidélité en matière de couple ou de sexe ne lui évoquait rien, mais elle savait que beaucoup de personnes y attachaient de l'importance. Peut-être que c'était important pour Root.

Et puis, il y avait autre chose. Une griffe plantée quelque part dans son esprit, qui menaçait de la faire hurler. Qui lui donnait envie de se détruire, de se haïr. Que représentait cette griffe ? Pourquoi était-elle soudainement apparue ? Shaw n'en savait rien. Mais la douleur qu'elle éprouvait lui broyait l'âme, les entrailles. Autre chose.

Root sentait son corps tendu contre elle, sa respiration bruyante mal maîtrisée, son front appuyé sur son épaule, la chaleur de sa joue dans son cou. La confession de Shaw lui avait vrillé l'estomac. Mais plus encore son attitude, le ton sourd sur lequel elle avait rapporté les événements.

Si Root avait éprouvé de la colère en imaginant Shaw succomber aux attraits de Maria Alvarez, celle-ci, dès que Shaw commença à se confier à elle, fit place à une fulgurante vague de tendresse qui submergea Root et la laissa les bras ballants, Shaw appuyée contre elle.

Ce n'était pas ce que racontait Shaw qui avait provoqué cette réaction complètement paradoxale. Savoir que Shaw avait cédé à son désir, à celui de Maria Alvarez, lui aurait plutôt donné envie de l'étrangler ou de pleurer toutes les larmes de son corps, ou les deux en même temps. Bref, la chute de Shaw était censée provoquer chez Root colère, fureur et peine, pas de la tendresse.

C'était compter sans Shaw, sans tout ce qu'elle ne disait pas, tout ce qu'elle ressentait sans l'exprimer. Elle avait évoqué sa peur, son angoisse, mais pas le reste. Pas ce que Root avait compris sous les mots qu'elle avait employés. Shaw souffrait. Root le ressentait dans sa voix éteinte, dans son récit, dans son attitude. Root prit le temps de comprendre. Shaw se tenait silencieuse contre elle et Root savait que celle-ci ne bougerait pas tant qu'elle ne le lui enjoindrait pas. C'était important. Pour elle. Pour Shaw. Pour elles deux.

Que Shaw ait cédé ne l'étonnait malheureusement pas outre mesure. Shaw était naturellement sensuelle, instinctive, et ne s'embarrassait pas de morale quand il s'agissait de satisfaire ses pulsions sexuelles. Elle souffrait aussi des retombées de sa détention. Ses défenses présentaient des brèches qu'elle n'avait pas encore eu le temps de combler qui la rendaient vulnérable si une situation tout à coup la déstabilisait. L'évolution de sa relation avec Root avait aussi bouleversé son univers. Shaw n'en contrôlait pas encore tout les aspects et Root réalisa qu'elle devait parfois se sentir complètement perdue, à la recherche de repères.

Root avait été stupide de la jeter dans les bras de Maria Alvarez. D'une Maria Alvarez déterminée, séduisante, ivre et assez désespérée pour ne rien négliger, pour user de tous les moyens à sa disposition pour arriver à son objectif. Et son objectif ce soir avait été de mettre Shaw dans son lit. Shaw n'était pas en mesure de lutter. Root aurait dû le savoir, mais pressée par l'urgence de la situation, elle n'avait pas pris en considération les réticences que Shaw avait pourtant fortement exprimées quand elle lui avait exposé son plan. Elle lui avait forcé la main. Il n'y avait peut-être pas de meilleur plan, mais Root aurait pu lui apporter un peu plus de soutien. Elle aurait peut-être pu trouver une solution pour éviter que la situation ne dérape.

Mais que Shaw ait couché ou pas avec Maria, y ait été prête ou pas, n'était pas important. Enfin si. Non. Shaw était ce qu'elle était, Root la connaissait, elle ne la changerait pas et n'en avait de toute façon aucune envie. Ce qu'elle lui avait dit était vrai, elle l'aimait comme elle était, elle ne voulait rien retrancher de ce qui faisait sa personnalité, pas le moindre de ses défauts, pas la moindre de ses faiblesses. Rien. Elle prenait tout, elle aimait tout. C'était dangereux, mais c'était aussi ce qui faisait que Shaw était chaque jour un défi à relever. Et Root trouvait cet aspect exaltant, savoir que rien avec elle n'était jamais complètement acquis. Que rien n'était facile, évident, qu'il fallait mériter Shaw à chaque instant. Se battre pour. Constamment. On ne s'ennuyait jamais avec elle. C'était parfois épuisant, déprimant, mais passionnant.

Ce qui était important c'était Shaw. La raison pour laquelle elle se tenait en silence, le front appuyé sur elle. En colère contre elle-même. Blessée. Confiante.

Le mot frappa la conscience de Root. Confiante. Il lui était impossible d'imaginer Shaw un an auparavant lui raconter comme elle l'avait fait cette histoire. Sans se vanter, sans y mettre une bonne dose de cynisme et de morgue, de mépris et de mauvaise foi. Shaw ce soir, cherchait son aide, inquiète d'avoir perdu sa confiance, se mettant à nu devant elle. Root comprit qu'une bonne partie de cette histoire tournait autour des sentiments qu'éprouvait Shaw pour elle. Si Root disparaissait des données, Shaw aurait sans doute pris les choses comme elles venaient et serait restée aussi innocente à ses yeux qu'un agneau, elle aurait peut-être même apprécié l'aventure. Maria Alvarez était après tout pleine d'attraits, même si Shaw lui avait affirmé ne pas être attirée par les femmes.

Root ne savait pas trop si Shaw avait identifié son malaise, la source de celui-ci. Sans doute pas, du moins pas clairement. Ça n'avait aucune importance, Root s'en chargerait pour elles deux.

Elle secoua la main que lui tenait Shaw pour la lui faire lâcher. Une de ses mains vint ensuite se refermer sur son épaule serrant Shaw contre elle, tandis que l'autre se posait doucement sur sa nuque pour la lui caresser gentiment.

« Sameen... »

Root cherchait comment sortir de la situation, remettre Shaw sur les rails et lui faire comprendre qu'il fallait qu'elle passe à autre chose.

« Sameen, j'ai un plan pour nous sortir de ce guêpier, pour sauver Maria Alvarez et mener à bien la mission que La Machine nous a confiée, mais j'aimerais avoir ton avis.

- …

- Sameen, l'appela doucement Root.

- Vas-y je t'écoute, annonça Shaw en relevant la tête.

- Juste… Sam ?

- Mmm ?

- Tu sais que je… ? »

Shaw regarda attentivement Root, attendant la suite. Root resta silencieuse, elle désirait que Shaw comprenne par elle-même ce qu'elle voulait lui demander. Shaw fronça les sourcils. Elle cherchait ce que pouvait être la suite de la question. Elle lut la réponse dans les yeux fixés sur les siens. Ses traits s'adoucirent, elle se pencha vers Root et sa bouche comme un souffle lui effleura doucement les lèvres.

« Oui, je sais. Merci Root, murmura-t-elle. »

Root se releva en souriant et partit chercher une chaise, qu'elle plaça à l'équerre de celle de Shaw.

« On peut rester là, elle ne se réveillera pas avant demain matin.

- Qu'est-ce qu'on va lui raconter ?

- Rien, on lui laissera croire, ce qu'elle veut, qu'elle a passé une nuit de sexe échevelée en ta compagnie, si ça lui fait plaisir. Ça nous permettra de la garder près de nous et de pouvoir mieux la protéger par la suite. Tu es d'accord ?

- …

- Sam, je resterai avec vous.

- Bon, d'accord alors, acquiesça Shaw. Vas-y maintenant explique-moi ton plan ?

- Tu vas adorer Sameen. Ça va être explosif et tirer dans tous les coins. On va bien s'amuser et tes petits copains russes aussi. »

Shaw se pencha attentive. Elle adorait quand Root montait des opérations, c'était toujours bien pensé, bien organisé et réjouissant.


Notes de fin de chapitres :

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Opération de contre-insurrections :

Il est possible que Shaw ait d'abord été basée en Irak et ait participé au IWE Iraqi Women's Engagement Program mis en place par l'USMC au début des années 2000. Ce programme avait pour but d'identifier et atténuer à long terme les sources d'instabilité grâce aux contacts établis entre des recrues féminines de l'USMC et les femmes civiles irakiennes. Celles-ci, éléments centraux de la cellule familiale irakienne, impliquées dans la plupart des activités sociales, s'avérèrent être une source d'informations très importante et capables d'aussi bien contribuer à un effort d'insurrection qu'être des vecteurs pour la paix.

Les résultats de ce programme furent une réussite et à partir de 2009, l'USMC forma des femmes pour participer aux opérations de contre-insurrections en Afghanistan. (source : Rôle des femmes dans les forces armées américaines, Elizabeth Kinne, 2012-2013, étude commandée par la délégation aux affaires stratégiques du ministère de la défense, France.)

MARPAT :

nom donné aux tenues de camouflage portées par les Marines américains.

Précisions géopolitiques :

L'Iran, comme l'Afghanistan, ne fait pas parti du « Monde arabe ».

Le « Utah Data center » :

Centre de stockage et de traité des données géré par la NSA pour le compte de l'United State Intelligence Community (communauté du renseignement).

C'est en fait le plus grand centre d'interception des communications au Monde. Les données traitées et stockées proviennent des communication téléphoniques, des informations transitant via les satellites, des connections aux serveurs Internet, des centres d'écoutes internationaux, etc.

Maria Alvarez :

Pour les curieux qui aiment visualiser les personnages, je me suis inspirée pour ce personnage, du physique de la chanteuse mexicaine Julieta Venegas.

El Chapo : homme de paille du Cartel Silanoa ?

Hypothèse entre autre avancée par Laurent Laniel (voir son site Internet : Drugstrat).

« "El Chapo", c'est le chef, mais c'est quelqu'un qui vient d'un milieu rural, des montagnes du Sinaloa. Il est puissant et protégé par ces gens mais a-t-il l'envergure pour diriger une multinationale, multicarte avec des groupes criminels violents, d'organiser des assassinats de masse, de récupérer tout un tas de taxes sur toutes sortes d'acteurs plus ou moins légaux, d'entretenir des réseaux de corruption, de blanchiment dans tout le pays, aux Etats-Unis, en Colombie et peut être en Europe ? Cela fait beaucoup pour un seul homme. Au Mexique, on pense qu'il y a toujours un politicien ou un capitaine d'industrie au-dessus, quelqu'un de l'élite économique qui est en fait le véritable chef. Des chefs comme El Chapo sont des criminels puissants mais qui sont un peu donnés en pâture aux médias. » (cité dans : Mexique : le tout puissant cartel de Silanoa du « Chapo » Guzmán, RFI, 7 août 2015)


Texte publié par Mélicerte, 11 septembre 2017 à 12h48
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