Un courant d'air obstiné se frayait un passage à travers l’huisserie vermoulue.
Réprimant un frisson, Jacobine remonta son châle sur ses épaules ; le vieux bâtiment de la bibliothèque se dégradait chaque jour un peu plus. Avec un soupir, la jeune fille poursuivit sa tâche, qui consistait à épousseter les vieux ouvrages posés en pile devant elle.
La salle déserte soupirait et craquait entre ses rayonnages. Jacobine tourna la molette de sa lampe à huile pour faire grandir sa flamme. La jeune bibliothécaire sentit les battements de son cœur s'intensifier : il régnait une ambiance étrange le soir, après le départ des lecteurs : les allées entre les rayonnages se changeaient en inquiétants labyrinthes, habités de mille petits bruits, d'odeurs intemporelles et de souvenirs fantomatiques.
Jadis, bien avant sa naissance, la bibliothèque avait été le fleuron de la ville de Pinacle, avant que la vieille royauté ne soit balayée et que l'Ordre Nouveau ne décrète tout le savoir antérieur dangereux et perverti. Des armées de fonctionnaires avaient envahi la salle, plongé le nez dans les inventaires et déclaré que la moitié des ouvrages devraient être détruits, car porteurs d'idées répréhensibles. Si les autres avaient été conservés, c'était soit parce qu'ils avaient été jugés inoffensifs, soit parce qu'ils contribuaient à démontrer les erreurs de l'ancien monde.
Malgré ces « précautions », dans les premiers temps, la bibliothèque ne pouvait recevoir que des étudiants munis d'autorisations du gouvernement. Dans les faits, peu d'entre eux en faisaient la demande. Il était bien plus sûr de fréquenter les nouvelles bibliothèques d’État, qui ne laissaient à leur disposition que des ouvrages « approuvés ». Au fil des années, la situation s'était adoucie ; quelques vieux érudits avaient commencé à repointer le bout de leur nez.
Il fallait dire que l'Ordre Nouveau avait bien d'autres problèmes à régler que celui de la vieille bibliothèque de Pinacle. La vénérable institution n'avait plus qu'à mourir lentement, sous le poids des âges, de la poussière et de l'insuffisance de crédits.
Jacobine n'avait pas envie de rentrer chez elle. Pas encore. Une neige fine, qui fondait dès qu’elle effleurait le sol, pailletait le halo des réverbères. Elle réalisait que plus le temps passait, plus elle encourait le risque de demeurer bloquée dans la bibliothèque pour la nuit. Mais à cet instant, cette perspective semblait moins pénible que celle de braver le froid et l'obscurité jusqu'à son petit appartement, sous les combles d'un faubourg vieillissant. Ce ne serait pas la première fois qu'elle se passait de dîner.
Elle frotta légèrement ses yeux ensablés : la vague de fatigue qui pesait sur elle était de plus en plus difficile à ignorer. Elle resserra un peu plus son châle autour de son corps frissonnant. Elle pouvait sans doute se laisser aller à somnoler un peu : après tout, il n'y avait personne pour la surprendre. Elle avait fermé la porte à clef derrière le dernier lecteur, plus d'une heure plus tôt.
Un bruit s'éleva de l'autre côté d'un mur d'étagères, différent des gémissements habituels de la vieille bâtisse : des pas... Les yeux écarquillés, Jacobine se raidit et faillit lâcher le livre qu'elle était en train d'essuyer.
Une longue forme sombre apparut au détour des allées. Partagée entre l'irritation et le soulagement, Jacobine reconnut Ombelune, une collègue de quelques années son aînée. La grande brune posa sur elle le regard amusé de ses yeux d'ambre. La jeune fille murmura un « bonsoir », du bout des lèvres. Ce n'était pas qu'elle n'appréciait pas Ombelune, mais elle se sentait toujours un peu insignifiante à côté d'elle, avec ses cheveux cendrés et sa silhouette frêle disparaissant sous l'épaisseur des châles dont elle s'enveloppait pour se protéger des courants d'air de la vieille bâtisse. Ce n'était pas que la brune était désagréable envers elle, mais il y avait en permanence dans son attitude quelque chose de... supérieur qu'elle supportait difficilement. Ombelune s'en apercevait et ne manquait pas de s'en amuser.
Sa collègue tira de dessous son étole un petit livre relié d'une étrange fourrure grise, rase et veloutée, un peu râpée par endroit.
« Tiens, je l'ai retrouvé coincée entre deux volumes sur l'étagère des contes et légendes... Peux-tu l'inscrire dans l'inventaire, puisque tu ne sembles pas prête de partir ? »
Avant même que Jacobine ne trouve une réponse adéquate, elle avait déjà disparu au milieu des rayonnages. Avec un soupir agacé, elle repoussa le petite tome fourré plus loin sur le comptoir. La faim commençait à la tenailler : il était en théorie interdit d'introduire de la nourriture dans la bibliothèque pour éviter d'attirer les rats et autres nuisibles, mais monsieur Trotteville, le vieux directeur, n'était pas là pour le voir, et elle prendrait bien soin de ramasser toutes les miettes.
Tout en grignotant une moitié de friand à la viande, qu'elle avait prudemment conservé du midi, elle entreprit d'examiner le petit livre gris souris. Soudain, quelque chose frôla sa jambe, la faisant frissonner.
Elle faillit bondir de sa chaise, mais se ressaisit en reconnaissant Marmousse, la chatte de la bibliothèque, qui levait vers elle ses larges yeux couleur de lune. Elle se pencha pour caresser la robe veloutée de sa visiteuse. L'animal fit le gros dos sous sa main et fila sous le comptoir, sans doute à la poursuite des rats qui faisaient des ravages dans les papiers anciens. Jacobine se demanda à quoi elle passait ses journées : sans doute à dormir, roulée en boule dans un coin.
Rassurée, elle retourna à son travail ; mais quand elle commença à écarter les pages, elle eu la surprise de les découvrir... blanches... vierges de toute trace d'écriture ou d'impression. Surprise, elle posa ce qui restait du friand pour regarder l'ouvrage de plus près : un papier vélin de belle facture, avec un filigrane figurant un masque de comédie. Elle observa une page en transparence, pour mieux détailler le motif créé par le tamis qui avait moulé la feuille. Il lui sembla étrangement familier.
Elle se leva d'un bond, le livre à la main, et se dirigea vers l'une des étagères centrales, où se trouvait, au centre de la corniche posée à son sommet, une sculpture étrangement semblable. C'était l'endroit le plus singulier de la bibliothèque : un grand quadrilatère, couvert sur ses quatre côtés de rayonnages, qui empiétait étrangement sur l'espace de la bibliothèque. Jacobine s'en était souvent étonnée, mais sans y accorder plus qu'une pensée furtive : peut-être était-il occupé par une petite pièce accessible par le sous-sol ou par les combles. Mais l'étrange coïncidence entre le livre et la sculpture lui faisait considérer ce détail autrement.
Elle chercha autour d'elle l'un des petits escabeaux qui servaient à atteindre les rayonnages supérieurs. Alors qu'elle laissait errer son regard au fil des allées, une petite forme grise fila à deux pas d'elle : un rat, qui tenait entre ses dents le dernier morceau de son friand. Elle laissa échapper un petit cri de surprise et d'indignation : les rats représentaient une véritable calamité pour la bibliothèque. Et elle se voyait rappeler impitoyablement son erreur d'avoir mangé entre les murs de l'établissement. Où était Marmousse quand on avait besoin d'elle ? Sans vraiment réfléchir, elle se lança à la poursuite du rongeur, qui zigzaguait de toute la vitesse de ses petites pattes entre les rayonnages. Elle eut juste le temps de le voir se faufiler par un trou dans la plainte du quadrilatère... Avait-elle vu juste ? Cet espace était-il vraiment creux ? Y avait-il un moyen d'y pénétrer ?
Elle retourna vers le comptoir, attrapa le petit livre mystérieux et examina de nouveau le filigrane à la lueur de la lampe, avant de retourner vers le quadrilatère et de regarder attentivement la frise de la corniche : choque côté comportait un masque de comédie, subtilement différent des autres. Un seul semblait en tout point semblable au masque du filigrane : affublé de deux petites oreilles arrondies et de moustaches en rayons. Sa bouche ouvrait largement et profondément sur une cavité noire et profonde.
Elle tira l'escabeau le plus proche qu'elle avait pu repérer et gravit les trois marches pour atteindre la frise, puis introduisit les doigts dans la bouche du masque. Elle frémit au contact du bois rêche et poussiéreux. Après quelques tâtonnements, elle sentit quelque chose de froid sous ses doigts : avec précautions, elle tira le petit objet de sa cachette. A la lumière tremblotante que sa lanterne émettait depuis le comptoir, elle reconnut, niché au creux de sa paume, un crâne d'animal en métal, pas aussi sale et terne qu'elle aurait pu s'y attendre. Avec délicatesse, elle essuya les traces de poussière et remarque ca qui ressemblait à un petit bouton sur le dessus. Machinalement, elle appuya et sentit aussitôt une vive douleur dans son doigt. Le bouton s'était escamoté, révélant une pointe qui avait piqué l'extrémité de son index.
« Quelle mauvais farce », songea-t-elle avec contrariété, en suçant la petite goutte de sang qui perlait. Elle reposa le crâne dans sa cache, en se disant que ce n'était décidément pas le bon soir pour elle. Qui avait bien pu monter ce ridicule stratagème ? Ombelune ? La brune était agaçante, mais elle ne s'était jamais montré méchante – et surtout, elle n'était pas puérile à ce point. Cela dit, c'était elle qui lui avait confié le petit ouvrage à la fourrure grise qui ressemblait à...
… de la peau de rat ?
Une odeur étrange flottait autour d'elle, d'herbes aromatiques ou médicinales, lourde et entêtante.
Le jeune fille se laissa tomber sur son siège, submergée par une terrible fatigue. Elle sentit ses yeux se fermer...
* * *
Que pouvait-elle bien faire couchée sur le sol ? Elle sentait le bois, dur et froid, presser contre son flanc. Sa position lui semblait singulièrement inconfortable. Elle tenta de rouler sur le ventre en poussant sur ses bras, mais elle avait soudain l'impression qu'ils étaient devenus trop courts.
Elle ne réussit, malgré tous ses efforts, qu'à basculer sur le dos., gigotant comme un bébé dans son berceau, avant d'ouvrir les yeux et de contempler le plafond... très loin au-dessus d'elle, barré de poutres noires où courraient les formes furtives des araignées. Elle voulut se frotter les yeux, mais elle eu la même sensation étrange que ses bras avaient raccourci. Et en les levant, elle rencontra... son nez ?
Ce dernier, quant à lui, avait grandi dans des proportions insensées. Et surtout, il s'ornait à présent de longues moustaches frémissantes. Elle poussa un petit cri paniqué, qui résonna comme un couinement dans la salle déserte.
Au moins, la surprise eut pour effet de lui faire faire un bond qui la remit sur ses pieds – si elle pouvait s'exprimer ainsi. Tout autour d'elle était devenu gigantesque, jusqu'à ce tas de tissu non loin d'elle... du tissu qui ressemblait étrangement, maintenant qu'elle y songeait, à celui de ses vêtements ! Effarée, elle resserra ses bras autour d'elle : était-elle nue ? Tremblant légèrement, elle baissa les yeux pour se contempler.
Elle aperçut un ventre pâle, légèrement rebondi, bordé de fourrure plus sombre. Deux petites pattes la supportaient dans une position accroupie. Ses bras aussi se couvraient de poils gris, et se terminaient par de petites mains roses et griffues. Quelque chose qui ressemblait à un morceau de corde épaisse traînait sur le sol. Elle le toucha du doigt... en frémit en sentant ce contact se répercuter le long de sa colonne vertébrale.
Elle réalisa que ce bout de ficelle...
… était sa queue.
Jacobine était devenue... une rate !
* * *
La pauvre bibliothécaire se laissa tomber à quatre pattes et trottina vers le guichet, surprise que cette progression lui soit si naturelle. Il devait y avoir une explication...
Peut-être était-elle en train de rêver. Elle s’avançait dans la pénombre, sentant toutes les aspérités du plancher sous ses pieds... mains... pattes. Ce fut une véritable expédition qui la mena jusqu'à l'autre bout de la pièce, devant ce titanesque rempart de bois que représentait soudain le comptoir. Elle avait peine à se repérer dans ce lieu où toutes les distances étaient désormais faussées, où tout semblait démesuré tandis qu'elle progressait le nez au ras du sol. Au final, ce fut sa lampe qui la guida dans le bonne direction.
Puis l'odeur tentante des miettes de son friand. Les effluves de la nourriture envahirent progressivement tous ses sens, l'attirant presque malgré elle près de sa chaise et des reliefs de son repas.
Elle grignota quelques miettes de bon cœur, tous ses autres soucis oubliés pour le moment, plongée dans la béatitude de la dégustation. La farine, le beurre, les particules de viande délicatement assaisonnées d'épices... Elle s'oubliait dans ce bonheur simple quand une odeur nouvelle lui chatouilla le nez. Une odeur fauve comme la lueur de la lanterne, une odeur de danger...
Elle releva la tête, sentant une sourde angoisse au creux de son estomac, à peine rassasié par le festin de miettes. La crainte la rendait plus alerte qu'elle ne s'était jamais sentie jusqu'à présent. Posée pour la fuite, mais au même temps étrangement paralysée...
Et soudain, elle vit une forme sombre jaillir de l'obscurité au-delà de la lampe, avec de grands yeux étincelants comme des lunes jumelles. Des crocs blancs accrochèrent la lumière, dans une gueule semblable à un gouffre meurtrier.
Avec un couinement affolé, elle détala, tandis que la partie encore rationnelle de son cerveau lui rappelait que ce terrible prédateur n'était que Marmousse, l'indolente, la fugueuse Marmousse...
Elle devait trouver un refuge, mais aucun ne se présentait à son esprit – après tout, elle n'en avait eu aucun besoin quand elle ressemblait encore à une humaine, une époque qui ne datait pas d'une heure, mais lui semblait soudain comme un rêve lointain. Elle fila aussi vite que le permettaient ces quatre petites pattes qui avaient au moins la grâce de fonctionner de façon coordonnée.
Dans sa course désespérée, elle changeait instinctivement de directions toute les quelques foulées, dans sa tentative d'échapper au prédateur dont elle entendait le pattes de velours frapper le plancher ; elle se retrouva bientôt totalement perdue dans le labyrinthe des rayonnages. Jusqu'au moment où, comme une bouche noire, un passage étroit s'ouvrit devant elle. Assez large, peut-être, pour que Marmousse puisse s'y glisser...
… ou peut-être pas.
Elle fila dans ce refuge providentiel, au cœur de la pénombre effrayante et bienvenue qui se referma doucement sur elle.
Ce fut d'abord le noir, profond, absolu... épicé de mille odeurs : bois, poussière, papier ancien, cuir ciré... Les senteurs de la bibliothèque, plus intenses que jamais. Puis, progressivement, ses yeux sensibles s'accoutumèrent à l'obscurité. Les battements désordonnés de son cœur se calmèrent un peu, même si l'organe papillonnait encore à une vitesse inouïe dans sa poitrine. Elle se trouvait dans un tunnel tout juste assez large, sans doute, pour servir de chatière, mais elle n'entendait plus la course veloutée derrière elle : la chatte avait-elle renoncé ? Ironiquement, en d'autres temps, elle aurait fustigé Marmousse pour son manque de zèle à poursuivre les rats qui menaçaient les précieux ouvrages.
Un rectangle plus clair se découpait se découpait au devant d'elle. Surprise, elle s'avança avec mille précautions : quel était cet endroit ? Elle devait se trouver à l'intérieur du mystérieux quadrilatère muré : allait-elle enfin en découvrir le secret si bien gardé ? Cette perspective lui semblait moins attrayante qu'elle aurait pu l'être au début de la soirée.
L'odeur devenait de plus en plus entêtante. Papier. Cuir. Cire. Poussière. Bois.
Déjections de rats...
Elle frissonna légèrement et décida de faire attention où elle posait ses pattes. Finalement, elle déboucha à l'air libre, ou du moins dans un espace plus large.
Et là...
Dans la faible lueur qui régnait dans l'espace, elle aperçut rangées après rangées de rayonnages, qui occupaient toute la surface des parois, et couvertes de volumes de toutes formes : rouleaux de papyrus, lourds codex reliés de bois, antiques volumes trop imposants pour être rangés debout, splendides reliures chargées de dorures, petits ouvrages vénérables usées par de multiples mains...
Un vrai trésor pour tout bibliothécaire... même changé en rat. Elle demeura un long moment ébahie avant de trottiner vers le milieu de la pièce, où elle pouvait tout contempler de ces merveilles. La jeune fille – ou plutôt la jeune rate – tourna sur elle-même, réalisant que la lumière provenait de chandelles de cire emprisonnées dans des lanternes de bronze verdi fixées à des patères entre les travées.
Au centre de la pièce, se dressait un bureau, sur lequel était posée une autre lanterne, ainsi qu'une chaise : ces meubles lui semblaient titanesques ; mais en les contemplant, elle comprit que cet endroit devait sans doute être l'ancienne réserve, où les ouvrages rares et anciens avaient été préservés. Elle s'approcha des rayonnages : en déchiffrant les titres, elle réalisa avec émerveillement qu'ici figurait une édition complète de l'Histoire des Commencements d'Habel Delacroche, que deux étagères plus loin, les Récits des Voyages Curieux de Bertrand Maraville dressaient leur reliure colorée. Les anciens Psaumes de la Sagesse du Vénérable Hautefeuille, les Arcanes de la Gouvernance de Pier Fondatrix... Toutes ces oeuvres qu'on pensait irrémédiablement perdue sur les bûchers de l'Ordre Nouveau avaient été soigneusement préservés à cet endroit incongru. Avaient-ils été emmurés quand les bibliothécaires avaient senti s'élever le vent du ravage et de la censure, dans cet espace où nul ne pouvait pénétrer ?
… A moins, bien sûr, de faire la taille d'un rat.
Un rat de bibliothèque.
Hasard ou ironie ?
Mille petits bruits s'élevaient, envoyant des frissons dans son dos, dressant sa fourrure sur son son corps tremblant. Et si Marmousse l'avait suivie là ?
Elle fit deux fois le tour de la pièce, avant de se décider à escalader la chaise dont les pieds sculptés offraient des prises faciles à ses petites mains griffues. Une fois sur l'assise, elle bondit sur les moulures pour gagner la surface du bureau, recouverte de cuir aux dorures effacées par l'âge et l'usure. Devant elle se dressaient des piles de papier, des assortiments de plumes et d'encres dans leurs flacons de verre, des petites coupelles emplies de sable scintillant, de pierre ponce et de grattoirs...
Un livre se trouvait ouvert en milieu de texte, perché sur un antique lutrin de bois, probablement en cours de copie ; sur les feuilles soigneusement placées sur l'écritoire, des caractères fins et élégants reproduisaient un long chapitre de ce qui semblait être les Chroniques Septentrionales de Marcus Sagabarde. Ce travail avait-il été abandonné des décennies plus tôt, quand la réserve avait été close ? Ou juste pour la nuit ? Ce qui semblait être le cas, finalement, car aucune couche de poussière ne venait ternir le bureau et ce qu'il supportait.
Ou peut-être cet espace était-il trop bien enclos pour permettre à la poussière de s'y glisser ?
Dans tout les cas, il fallait bien que quelqu'un puisse entrer pour allumer les lanternes, changer les chandelles qui se consumaient derrière leur vitre embrumée.
Un bruit la fit sursauter, envoyant de nouveau son cœur dans une violente chamade. Elle bondit sur place et fila se cacher derrière le lutrin. Toute tremblante, elle n'osait même pas prendre une inspiration. Elle tendait ses petites oreilles rondes au maximum, pour tenter de saisir le moindre son pouvant lui permettre de savoir ce qui se promenait dans le coin...
Le bruit n'avait par grand chose à voir avec les pas de velours de Marmousse. Elle trouva même qu'il y avait une certaine ressemblance avec son propre trottinement, en un peu plus lourd. Puis un autre son s'éleva : celui de petites dents grignotant une matière sèche et craquante. Malgré sa crainte, l'image qui se forma devant ses yeux la révolta : un autre rongeur s'était-il attaqué aux précieuses « chroniques » ?
Elle sortit prudemment le nez de derrière le lutrin et se trouva confrontée à une vision d'horreur : celle d'un énorme rat noir, à la fourrure hirsute et sale, aux yeux étincelants dans la semi-pénombre de la salle. C'était une créature effrayante à ses yeux, moitié plus grosse qu'elle, dont les longues incisives jaunâtres semblaient bien plus aiguisées que n'auraient dû l'être les dents d'un rongeur. La malheureuse Jacobine en tremblait sur place... Mais même si elle était désormais un rat, ses instincts de bibliothécaire demeuraient les plus forts.
Elle était encore assez humaine pour se chercher une arme : heureusement pour elle, son ennemi ne semblait pas, pour le moment du moins, la voir comme une menace. Il lui jeta un regard indifférent avant de reprendre sa sinistre besogne.
Elle aperçut non loin d'elle une longue baguette, effilée d'un côté, et qui de l'autre s'évasait en un bout arrondit. Elle reconnut un porte plume, bien plus petit sans doute que ceux dont se servaient les bibliothécaires et dont la plume d'acier, emmanchée dans le bout rond, semblait conçue pour un écrivain miniature : elle lui semblait cependant aussi immense qu'une lance de chevalier. Cet instrument providentiel lui éviterait d'utiliser ses griffes et ses dents et tiendrait à distance son terrible adversaire.
Attrapant fermement le porte-plume entre ses pattes avant, elle s'avança vers le rat noir, puisant son courage dans sa colère :
« Cesse ça immédiatement, espèce de vil vandale ! » s'exclama-t-elle.
Ou, du moins, tenta-t-elle de dire, car seul un chapelet de couinements lui échappa. Mais sans doute cela avait-il un sens dans le langage « rat », car son interlocuteur lui adressa un regard flamboyant d'agressivité.
Le porte-plume fièrement pointé devant elle, Jacobine se rappela que la meilleure défense était l'attaque. Elle se précipita vers son agresseur en hurlant - ou plutôt, en poussant un gris strident qui vrilla ses propres tympans. Mais cela importait peu ; surpris par cette charge soudaine, le rat noir se figea un instant, un morceau de parchemin dépassant encore de sa gueule disgracieuse.
Au dernier moment, cependant, il réagit assez vite pour esquiver en grande partie le coup de la plume d'acier ; quelques poils noirs s'envolèrent, flottant un moment dans l'air avant de se poser sur le bureau.
Il roula sur le revêtement de cuir avant de se relever, sifflant de rage, et de foncer vers Jacobine. La jeune rate poussa un couinement affolé et dans sa panique, lâcha le porte-plume. Elle détale, s'arrêtant juste au bord du gouffre qui s'ouvrait au-delà du bord du bureau.
Le temps s'était figé ; elle entendait les pattes de son poursuivant griffer la surface de cuir, se rapprochant inexorablement. Bientôt, les dents pointues de son adversaire s'enfonceraient inexorablement dans sa chair. Peut-être pouvait-elle tenter le tout pour le tout et se jeter dans le vide ? Après tout, les rats pouvaient tomber de plus grandes hauteurs que les hommes sans se blesser. Mais dans sa tête, elle restait humaine, avec des craintes humaines.
Au final, ce fut la rate en elle qui la sauva. Elle bifurqua brusquement et fila le long du rebord, obligeant son poursuivant à faire de même, perdant ainsi un temps précieux.
Elle continua à galoper autour du bureau, sous l'impulsion de ses instincts de fuite. Elle était plus jeune, plus vive et sans doute plus rapide que le rat noir – même si, en tant qu'humaine, l'activité physique n'avait jamais été son fort.
Ce manège pouvait durer longtemps, et même la rate qu'elle était commençait à s'essouffler.
Peut-être devrait-elle abandonner la bataille. Sauter au bas du bureau, disparaître par la galerie et essayer de trouver un moyen de reprendre son apparence première. Ça ne devait pas être si difficile... Mais si elle agissait ainsi, elle laisserait un ouvrage irremplaçable sans protection aucune. Et en tant que bibliothécaire, elle ne pourrait jamais l'admettre.
Elle s'arrêta net, faisant face à son ennemi ; son cœur battait à tout rompre entre ses côtes, à cette vitesse inimaginable propre aux petits animaux. Elle s'attendait presque à ce qu'il bondisse en dehors de sa poitrine.
Elle chercha des yeux le porte-plume : elle le repéra, bien trop loin pour qu'elle puisse espérer l'attraper. Elle devrait utiliser ses griffes et ses dents émoussées, tout en subissant l'assaut douloureux de son ennemi. La peur la faisait trembler comme une feuille, une fine couche de sueur mouillait sa fourrure. Elle se raidit, s'apprêtant à subir la pire douleur de sa vie.
C'est alors qu'une ombre noire bondit souplement sur le bureau, gigantesque et silencieuse. Deux yeux d'or liquide la capturèrent dans leur faisceau, avant de se détourner pour se poser sur le rat mangeur de livres. Ce dernier s'était figé, réduit à l'état de proie face au plus dangereux des prédateurs...
Entre un gros rat et une petite rate maigrichonne, le choix était vite fait ; un couinement pitoyable s'éleva, tandis que les griffes cruelles et acérées se plantaient dans son corps. Jacobine se blottit derrière le lutrin, tremblante : sans nul doute, même ce repas providentiel n'empêcherait pas le terrible fauve – la paresseuse, opportuniste Marmousse – à s'offrir un en-cas complémentaire. La jeune rate ferma les yeux, tentant d'oublier l'effroyable cri d'agonie...
Au bout d'une éternité, elle se risqua à rouvrir un œil : pour découvrir devant elle un trio de rats, des nouveaux venus qui ne semblaient un rien effrayés par la présence de la chatte.
Trois rats au pelage plus blanc que gris , aux moustaches fournies et à l'allure étonnamment digne.
Le plus vénérable des trois, indifférent, semblait-il, à la présence de la chatte qui se léchait encore les babines juste derrière eux, se laissa tomber sur ses quatre pattes et trottina vers elle avant de se dresser de nouveau sur son derrière. Il déclara, d'une voix qui se résumait à une série de piaillements, mais qui sonnait étonnement clair aux oreilles de Jacobine :
« Tout va bien à présent. Vous ne risquez plus rien. Votre attitude a été parfaite, vraiment parfaite... »
Elle le fixa en silence : il y avait quelque chose d'étrangement familier chez ce vieux rat. Son long museau, sa façon de pencher la tête sur le côté, sa collerette de poils ébouriffés comme une barbe...
« Oh, fit-il avec un peu de confusion. Vous ne réalisez pas qui nous sommes ? »
C'était trop fou... Trop incroyable... Mais après tout, ne venait-elle pas de se changer en rate ?
« Mon... Monsieur Trotteville ? » hasarda-t-elle en un couinement chevrotant.
Il lui répondit par un immense sourire, ou ce qui en tenait lieu.
« Monsieur Barnaclet ? poursuivit-elle en tournant son regard vers le grand rat maigre à sa droite.
— Lui-même !
— Et... madame Parnasse ? »
La petite rate boulotte sur la gauche hocha la tête.
« Vous êtes donc tous là ?
— En effet, mon enfant, répondit monsieur Trotteville. Nous attendions votre venue. Étant donné votre habitude de rester tard, ce n'était plus qu'une formalité de vous faire découvrir par vous même notre petit secret. Je dois avouer que nous avons été très favorablement impressionnés par votre comportement héroïque !
— Je... Merci, balbutia-t-elle en espérant que sa couleur pivoine demeurait invisible sous la fourrure rase de sa face de rate.
— Mais vous le méritez ! Affronter un adversaire plus fort que vous pour protéger le savoir...
— Même si le combat était perdu d'avance. Courageux, inconscient... ou les deux... »
Cette dernière voix, qui s'élevait sous forme de miaulements, était également parfaitement compréhensible. Il ne faisait aucun doute qu'elle émanait de la forme sombre qui dominait les rats de la bibliothèque de toute sa hauteur veloutée. En rencontrant les yeux couleur de lune, Jacobine faillit retourner se cacher, mais elle se raisonna : Marmousse semblait être du bon côté, ou ses vieux maîtres ne la côtoieraient pas ainsi sans crainte.
Elle frémit légèrement et reporta son attention sur monsieur Trotteville.
« Mais... Pourquoi ces transformations ? Vous devenez des rats toutes les nuits ? C'est vous qui recopiez ces manuscrits ? Pourquoi sont-ils là ? »
Monsieur Trotteville éclata de rire :
« Pas si vite, mon enfant, pas si vite... Et pas tout à la fois. C'est une histoire qui mérite d'être écoutée posément. »
Les rats – et le chat – s'installèrent sur leur derrière, tandis que le patriarche au poil blanchi commençait son récit :
« Tout à commencé voici une cinquantaine d'années... Bien avant votre naissance. Jamais personne n'aurait pensé que la vieille royauté tomberait si vite. Certes, elle avait ses travers et ses défauts, mais son contrôle du savoir ne s'exerçait qu'en façade. Aucun de ses agents n'avait jamais forcé nos portes pour savoir si nous donnions à la lecture des ouvrages désapprouvés. Mais la simple existence de cette censure nous portait à espérer beaucoup de cet esprit de renouveau venant des milieux intellectuels. C'est à cette époque que nous avons commencé à aménager cet espace. Entre jeunes bibliothécaires, pour y dissimuler les ouvrages maudits, sous prétexte de réaménager les étagères. Notre directeur, à cette époque, était déjà d'âge avancé et assez peu... attentif à ce qui pouvait se passer au-delà des manuscrits antiques qui constituaient sa passion. Une porte dissimulée permettait d'y entrer...
» L'avènement de l'Ordre Nouveau nous a donné dans un premier temps l'espoir qu'une telle précaution ne serait plus nécessaire. Mais hélas, nous nous étions tristement trompés. L'Ordre Nouveau devait bientôt mettre en place un terrible carcan réprimant toute idée opposée aux siennes, allant jusqu'à détruire toute référence au passé. Voyant le vent tourner, nous avons commencé à entreposer dans cette pièce secrète tous les ouvrages que nous supposions contraires à la ligne de l'Ordre Nouveau, en ne conservant que des exemplaires en double, afin que ne puissions être accusé de tous les avoir mis de côté. Puis nous avons muré la pièce, avant que les agents de l'Ordre Nouveau n'arrivent pour dresser des listes, prélever les ouvrages interdits et les brûler devant les citoyens de Pinacle. Ils ne pouvaient pas deviner quels trésors nous avions enfermés... »
Jacobine hocha la tête :
« Je comprends mieux... Mais cela n'explique pas comment vous avez été conduits à vous métamorphoser en rats ! »
Monsieur Trotteville rit doucement, un son étrange quand il sortait de la gueule d'un vieux rat gris.
« Je crois que nous étions au plus bas quand nous avons envisagé cette possibilité. Les agents de l'Ordre Nouveau, à cette époque, nous surveillaient de près : toujours sur notre dos, à observer nos faits et gestes, pour être sûrs que nous n'enfreignions aucun interdit. Heureusement, jamais l'un d'entre eux n'a poussé le zèle jusqu'à s'interroger sur cet espace perdu. Puis, nous avons découvert qu'un peu de mortier s'était détaché, et que des rongeurs pouvaient pénétrer dans le réduit. Nous ne pouvions que frémir à l'idée que nos précieux documents pouvaient servir de nourriture aux rats... »
Il soupira, faisant vibrer ses longues moustaches blanches.
« Aussi, lorsque mon ami Barnaclet a trouvé cet étrange traité sur la métamorphose essentielle, nous y avons vu une solution insensée à un problème insurmontable... Tout est lié dans l'univers, nous sommes tous une part spécifique de l'ensemble de la création. Nous pouvons donc, au prix de certains rituels, changer notre essence contre celle de l'espèce qui nous correspond le plus. »
Il ferma les yeux, frémissant légèrement :
« Au départ, aucun d'entre nous n'y croyait réellement. Et d'ailleurs, la première forme que nous avons tenté de prendre... n'a pas vraiment réussi... »
Il se frotta le museau d'un air gêné :
« Sauf pour moi, intervint Marmousse avec une pointe de satisfaction.
— Oui, sauf pour vous... marmonna maître Trotteville. Quand nous avons voulu vous introniser; et que vous n'avez pas pu prendre notre forme de choix, nous avons dû trouver une autre solution. Mais je vous rappelle tout de même qu'à votre première métamorphose, avant que vous appreniez à vous contrôler, vous avez bien failli tous nous dévorer... »
Marmousse eut le bon sens de de prendre un air contrit. Jacobine ne put s'empêcher de rire, avant de prendre conscience d'une réalité dérangeante.
« Mais... cela veut dire que... tu es humaine aussi ? »
Un terrible soupçon la saisit :
« Om... Ombelune ?
— Qui d'autre ? » se rengorgea « Marmousse ».
Bien entendu... Jacobine ne put s'empêcher d'éprouver une pointe d'amertume en songeant qu'Ombelune n'aurait jamais eu l'honneur de se voir transformée en rate grattant les miettes et autres débris.
« C'est bien dommage, intervint monsieur Trotteville, car nous avons découvert que nous n'avions pas été les premiers à tenter l'expérience. Il a déjà existé, par le passé, une noble et digne confrérie des Rats de Bibliothèque. »
Il se redressa avec autant de dignité qu'il était possible à un rat.
« Je ne cacherai pas que la mise en place du rituel a été longue et difficile. Mais au final, nous avons vaincu toutes les épreuves et atteint le succès ! »
Il frotta son museau avec embarras :
« Aussi grotesques et bizarres qu'elles aient été... Mais je vous épargnerai les détails. »
Jacobine se dit qu'elle n'avait pas spécialement vie de les connaître non plus. La seule chose qu'elle avait envie de retenir était le fait que si c'était bien ses trois vénérables maîtres et Ombelune qui se tenaient ici devant elle, cela voulait dire qu'il leur était possible de se métamorphoser de nouveau en humain.
Ses aînés l'entraînèrent ensuite avec eux, lui présentant tous les ouvrages rares et précieux rangés dans le réduit : certains d'entre eux étaient tout bonnement légendaires, comme les Relations du Voyage Cardinal, ou les Conte de l'Empire Bleu, ou les Chroniques Scintilliènes. Elle réalisait que sa forme de rate était extrêmement commode pour filer le long des étagères. C'était certes bien plus difficile de bouger les ouvrages sans s'y mettre à plusieurs ! Mais elle découvrit qu'il leur était étrangement facile de se coordonner, comme s'il leur étaient possible de deviner les intentions les uns des autres. Des plumiers et encriers à taille de rats avaient été réalisés afin qu'ils puissent poursuivre leur travail en dépit du changement de leur apparence.
La nuit avançait, dans un trottinement de petites pattes agiles, tandis que leur protectrice incongrue les observait, roulée en boule, mais assez alerte pour attaquer tout intrus. Les aiguilles de la nuit tournaient vite. La lune termina sa veille, les étoiles commencèrent à pâlir comme les premières lueurs du matin glissaient leurs doigts d'argent par la porte entrouverte du jour.
Jacobine se sentait lasse, même si son corps de rate contenait une énergie dont son corps humain ne pouvait que rêver...
Maître Trotteville la poussa vers la sortie :
« Dépêche-toi, tu vas te retrouver à ta taille humaine... et sans vêtements. Nous te laisserons passer en premier – ainsi qu'Ombelune, que vous puissiez vous rhabiller. Sinon, vous risquez de passer une nuit entière murée dans le réduit. »
Elle frissonna légèrement :
« Ça vous est déjà arrivé ? »
Les vieux rats échangèrent un regard éloquent tandis que Marmousse elle-même, gênée, abaissait ses grands yeux d'or. Avec un petit cri, Jacobine se précipita à travers l'ouverture, filant vers l'endroit où reposait ses habits.
* * *
Le petit matin étendait sa lueur bleuté. Ombelune resserra son manteau autour d'elle, frissonnant légèrement dans le petit matin.
Une vie nouvelle l'attendait. Elle savait à présent que la métamorphose ne s'opérait qu'à la nuit tombante, entre les murs de la bibliothèque, et que pour chaque nuit qu'elle passerait sous forme de rate, elle gagnerait une matinée de repos. Que les soirs où elle ne se sentait pas capable d'assumer cette tâche nocturne de préservation du savoir, il lui suffirait de quitter la bibliothèque pour regagner son petit logis sous les toits.
Après la confusion, la peur, le désarroi, la révolte aussi, elle ressentait une immense fierté, celle d'avoir été choisie pour devenir membre de cette noble confrérie, aussi modeste que déterminée.
Celle des Rats de Bibliothèque !
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