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tome 1, Chapitre 3 « Réalité troublante » tome 1, Chapitre 3

Londres, Angleterre, le 21 décembre 1991, 16h15.

Appartement de Nicholas Willys.

Nicholas n’avait jamais eu à faire preuve d’autant de patience que cet après-midi-là. Et même si, lorsqu’il travaillait, il en débordait, en cet instant, il n’en avait pas beaucoup. Le colis que lui avait envoyé Kent l’attendait toujours sur la table basse de son salon. Il avait trépigné, alors que Lawrence lui avait indiqué la suite du programme. L’égyptologue s’attendait à un simple dépôt de plainte à faire d’ici le lendemain, mais ce ne fut pas le cas. Il avait donc tourné en rond en attendant que la police termine son travail. Il avait signé les papiers qui expliquaient l’étendue des dégâts. Il avait même dû répondre à des questions. Alors, quand tout ce petit monde – son beau-frère compris – avait enfin fini par quitter son domicile, il s’était précipité sur son paquet.

Nicholas n’envisagea même pas un seul instant de faire un peu de ménage pour évacuer un tant soit peu tout ce désordre ou le verre qui pourrait le blesser. Il n’y avait même pas pensé. Il ne songeait qu’au colis. Il l’ouvrit en moins de temps qu’il en fallut pour lire l’adresse de l’expéditeur. Il avait tout de même bataillé avec le carton renforcé du paquet, avant de libérer l’objet tant convoité. Mais, quand ce dernier se dévoila, l’égyptologue resta interloqué. Il s’était attendu à beaucoup de choses, mais pas à cela.

Cependant, ça ne brisa pas son entrain. Bien au contraire ! Nicholas sortit délicatement l’objet de son emballage et le posa sur sa table basse avec le plus grand soin. Il s’agissait d’une urne funéraire assez grande, par rapport à celles qui étaient trouvées habituellement. Ce qui était étrange. Mais il n’y avait pas que cela, qui était bizarre. Car, en temps normal, sur les urnes funéraires, on trouvait des représentations d’Amset, de Douamoutef, d’Hâpi et de Qebehsenouf – les quatre fils d’Horus. Mais, là, Nicholas avait affaire à une représentation de Sekhmet. Ce qui n’était en rien logique. Il comprenait mieux pourquoi Kent lui avait envoyé ce précieux colis.

Encore plus curieux à présent, Nicholas attrapa l’enveloppe blanche qui l’accompagnait. Il l’ouvrit tout aussi soigneusement. Il savait ce qu’elle contenait : les empreintes en papier carbone dont Kent lui avait parlé. Après un bref coup d’œil, il sut immédiatement qu’il s’agissait bien d’un message de Getseth. Il avait reconnu sa signature. Son sourire, qui était déjà bien présent sur son visage, grandit. Kent était un vrai ami. Il lui avait offert un véritable trésor.

Tout à son extase, Nicholas se souvint brusquement des inquiétudes qu’il avait eues au sujet de son ami. Il déposa les documents à côté de la petite amphore et se dirigea droit vers le téléphone. Conscient des deux heures de décalage entre Londres et le Caire, il calcula rapidement l’heure qu’il était au pays des pharaons. Il était dix-huit heures chez lui, donc vingt heures en Égypte. C’était parfait ! L’heure était idéale pour le joindre. Il composa de mémoire le numéro de l’hôtel dans lequel Kent avait ses habitudes. Après seulement trois sonneries, une voix lui répondit. Il la reconnut immédiatement, mais il la laissa finir sa présentation.

— Hôtel Casablanca ! Bonsoir ! Je suis Ofir. Que puis-je faire pour vous ?

Entendre la voix si calme et posée de son interlocuteur fit revenir Nicholas quelques années en arrière. Il eut un petit vague à l’âme avant de se ressaisir. Tout ceci était son choix. Il ne le regrettait pas. Il secoua sa tête pour se remettre les idées en place, avant de prendre à son tour la parole.

— Ofir, c’est Nicholas Willys ! Est-ce que Kent Abbey est dans le coin ? Je dois lui parler en toute urgence !

Et ce n’était même pas un pieux mensonge. Il avait besoin de se rassurer, à présent qu’il se souvenait parfaitement du sentiment d’insécurité qu’il avait ressenti lors du dernier échange téléphonique avec son ami.

— Docteur Willys, quel plaisir de vous entendre ! Vous commencez à nous manquer. Voilà déjà fort longtemps que nous ne vous avons pas vu !

— Je sais… Mais Kent ? Vous l’avez vu ?

Habituellement, Nicholas aurait continué sa discussion sur la pluie et le beau temps, mais, pour le moment, l’instant était mal choisi.

— Monsieur Abbey, donc… Attendez un instant !

Nicholas put entendre le combiné du téléphone être posé. Il entendit également des papiers qu’on feuilletait. C’est tout du moins ce qu’il en déduisit. Et il dut patienter une nouvelle fois. Il lâcha un soupir las. Il en avait marre, d’attendre. Il commençait à jouer avec le fil de son téléphone, quand la voix d’Ofir se fit de nouveau entendre.

— Je suis navré, Docteur Willys, mais Monsieur Abbey est absent. Nous ne l’avons pas revu depuis deux jours. Il doit être sur un site de fouille. Il devrait revenir bientôt, ses effets étant toujours à l’hôtel. Souhaitez-vous lui laisser un message ?

— Deux jours, dites-vous ?

Nicholas fronça les sourcils. Il était impossible que Kent soit sur un site de fouille. Il l’avait appelé ce midi même. Puis, il se souvint de ses dernières paroles. Il sentit une boule se former au creux de son estomac. Une angoisse dont il n’arrivait pas à déterminer l’origine. La voix d’Ofir le ramena à la réalité, sans pour autant calmer sa peur primaire.

— Oui, deux jours. Avez-vous un message, Docteur Willys ?

— Euh… Non ! Merci…

— Bien ! Si vous avez be…

Ofir n’eut guère le temps de finir sa phrase que Nicholas avait déjà raccroché. À vrai dire, l’égyptologue ne l’avait même pas entendu lui répondre. Il était trop inquiet pour Kent. Abasourdi par la nouvelle, il se laissa tomber sur son canapé éventré et la lampe qui était dessus. Il ne s’en formalisa pas. Il se contenta d’ébouriffer ses cheveux, avant de glisser sa tête entre ces deux mains. Mais que se passait-il ? Il se trouvait idiot, à présent, d’avoir été si excité par le colis en occultant son ami. Il s’en voulait. Il aurait dû chercher à le recontacter depuis la bibliothèque !

Ruminant son manque de réflexion et de compassion envers Kent, il manqua de s’étrangler quand le téléphone sonna. Il sauta presque sur son combiné, avec le secret espoir d’avoir son meilleur ami à l’autre bout du fil.

— Kent ? Où étais-tu ? À l’hôtel Casablanca, Ofir m’a dit que tu étais absent depuis deux jours ? Quel est le souci ? Que t’est-il arrivé ?

Nicholas avait parlé d’une traite, sans laisser le temps de répondre à son interlocuteur. Si bien que, lorsque la voix de sœur résonna, il hoqueta de surprise. Un malaise s’installa, alors que son soulagement disparaissait en même temps que son inquiétude progressait à nouveau.

— Kent ? L’abruti qui te cause mille et un ennuis quand tu te trouves avec lui ? J’espère qu’il ne t’a pas entraîné dans une de ses sales affaires ! Sinon, c’est Lawrence qui va s’en charger personnellement ! Et j’espère que ce cambriolage n’est pas de sa faute, Nicholas Gabriel Willys !

— Sy… Sybell ? Ah… Euh…

Il bafouilla plus qu’il ne parla. Réalisant ce fait, il se ressaisit aussi vite qu’il le put avant que sa sœur n’intervienne.

— Oh ! Il est tard ! Je n’ai pas le temps de te parler. Je dois être chez toi dans une demi-heure. À tout de suite !

Il raccrocha aussitôt. Il ne voulait pas laisser le temps à sa sœur de rétorquer. Il attrapa son manteau et enfila ses baskets. Puis, il sortit avec précipitation de son appartement. Des inquiétudes plein le cœur, il nourrissait un profond espoir que sa sœur soit amnésique d’ici son arrivée chez elle. Il avait une demi-heure devant lui pour que le miracle se fasse. En attendant, il devait réfléchir. Et il devait le faire vite. Il devait trouver une histoire pour son aînée. Il n’oubliait pas pour autant Kent. Mais, pour le moment, il ne pouvait rien faire. Il allait appeler les autorités au Caire. Peut-être s’inquiétait-il pour rien ? Il l’espérait, en tout cas. C’est en lâchant un profond soupir qu’il s’aventura dans sa rue principale à la recherche d’un taxi.

*****

Londres, Angleterre, le 21 décembre 1991, 15h35.

Appartement de Joshua Isaiah.

Joshua avait conclu le concert avec Souvenirs et s’était retiré sans un mot. Le texte reflétait son état d’esprit actuel. Il savait que sa traque était nécessaire, ne serait-ce que pour toutes les victimes que sa proie semait à droite et à gauche. Mais son cœur, lui, était rempli de doutes. N’y avait-il pas d’autres moyens de régler cela ? Ne pouvait-il pas le raisonner ? Même si sa dernière tentative s’était soldée par un combat, il continuait de s’interroger. Ce fut donc avec un soupir las qu’il rejoignit sa loge pour récupérer sa veste en cuir et sa canne.

Comme à son habitude, il se dirigea droit vers la sortie.

Comme à son habitude, il ouvrit la porte pour s’engager dans la rue.

Comme d’habitude, il avait déjà son programme pour la soirée en tête.

Cependant, contrairement à d’habitude, il fut arrêté net. Il venait à peine de mettre un pied dehors, qu’une main le saisit par le bras, l’obligeant à s'immobiliser. Joshua se tourna, mécontent, prêt à grogner, quand l’odeur de son empêcheur de tourner en rond lui parvint.

« Et merde ! »

Antony Switch venait de se rappeler à son bon souvenir. Tout comme le fait qu’il allait devoir le supporter vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il ravala son grognement. Il était inutile de fournir un bâton pour se faire battre. Il y aurait assez de désaccords entre eux pour en rajouter une couche. Au lieu de cela, il croisa les bras, dans un geste de protection. Décidément, ce type le mettait toujours sur la défensive, en plus de lui donner une furieuse envie de le croquer.

— Quoi ?

Bon, d’accord, il n’était pas doué pour arrondir les angles. Son ton était un peu trop agressif pour cela. Mais ce n’était pas à son âge qu’il allait changer.

— Comme il est mignon, à sortir les griffes comme ça !

— Très drôle !

Joshua serra les dents, en se répétant sans cesse de ne pas le tuer. Mais une petite voix sournoise et terriblement tentante lui signalait qu'il pourrait craquer au moins une fois. Il n’avait qu’à faire passer son laisser-aller sur le dos de sa proie. Comme c'était tentant… Mais non ! Ce n’était pas raisonnable. Et Dieu seul sait ce que Jon lui mettrait sur le dos pour remplacer son premier garde du corps. Il valait mieux jouer le gentil chanteur sage. Pour le moment, tout du moins…

— Je sais ! Merci de remarquer ma première qualité !

Si Joshua ne pouvait voir son vis-à-vis, il entendait son sourire dans ses mots. Il était fier de sa remarque. Et s’il la lui faisait ravaler ? Non, ce n’était toujours pas raisonnable. Il se contenta de lâcher un « Hm, si tu le dis... » avant de reprendre sa marche, décroisant ses bras afin de pouvoir se servir de sa canne comme guide. Il ne l’attendit pas, il se doutait qu’il le suivrait. Mais, évidemment, ce ne fut pas le cas. Au lieu de cela, Antony le ressaisissait par le bras pour l’arrêter dans son élan.

— Minute, Chaton ! Ma voiture est de l’autre côté !

Joshua se tourna vers Antony et lui lança un regard glacial. Enfin, un regard qu’il espérait glacial. Il reprit son bras et les croisa à nouveau. Décidément, il le provoquait. Le chanteur ne voyait pas d’autres explications.

— Déjà, cessez de m’appeler « Chaton » ! Je ne suis pourvu d’aucune oreille extravagante et encore moins de queue…

— Ah bon ?

Antony ne put résister à la tentation et coupa Joshua :

— Pourtant, si je me fie à mon regard, je peux te contredire sur ce dernier point !

— Pardon ?

Joshua se figea quand il comprit le sens de ses mots. Comme s’il avait besoin de ça ! Grommelant, il se tourna et se remit à marcher, sa canne frappant avec agacement contre le sol.

— Votre voiture restera ici. Nous ne sommes qu’à cinq minutes à pied de chez moi. De plus, il n’est pas question que je mette les pieds dans votre engin !

— Okay ! Si tu insistes, Chaton. Tes désirs sont des ordres. Mais je suis certain que tu ne diras plus ça quand tu découvriras mon engin !

Antony avait insisté sur le mot « engin », semblant avoir une idée bien précise en tête. Mais Joshua ne la capta pas, ou, du moins, il ne chercha pas à la saisir. Il se contenta de se diriger vers son appartement, sa canne martelant toujours avec agacement le sol. Déçu, le garde du corps se contenta de suivre. Mais il ne perdit néanmoins pas son sourire. Il sentait que ce boulot allait être un vrai plaisir. Cependant, il n’en oubliait pas son travail, comme le démontraient ses différents regards autour d'eux, afin de vérifier s’ils n’étaient pas suivis.

Arrivé chez Joshua, Antony ne laissa pas le temps au chanteur de réagir. Pourtant, ce dernier ne manquait pas de réflexes. Le garde du corps saisit les clefs des mains de son protégé et ouvrit la porte. Il avait un travail : vérifier que tout était sans danger. Lorsqu’il pénétra dans l’appartement, il fut surpris. La décoration était minimaliste. S’il ne savait pas qu’il était chez le chanteur, il aurait juré qu’il était dans une chambre d’hôtel. Il n’y avait qu’un canapé délavé aux couleurs douteuses – il hésitait entre un beige et un marron épuisé –, et une sorte de bibliothèque. Quand il vit le nombre de livres – car elle était pleine –, il se demanda comment un aveugle pouvait lire. Cependant, il effaça vite cette pensée. Il vérifia les autres pièces pour réaliser que la décoration minimaliste était générale. Dans la chambre, il n’y avait qu’un lit deux places et une armoire. Dans la salle de bain… Il n’y avait rien, mise à part une baignoire avec une serviette qui séchait sur son bord d’un côté, une douche de l’autre et, entre les deux, un lavabo. Quant à la cuisine, elle ne possédait qu’une petite cuisinière à gaz, un frigo et, évidemment, l’évier pour la vaisselle. Il y avait également une table toute simple, carrée et en bois. Elle était accompagnée de deux chaises de la même teinte. Non, décidément, la décoration n’était pas du tout chaleureuse. Satisfait qu’il n’y ait aucun visiteur indésirable, il retourna à l’entrée.

— Tu peux entrer ! La voie est libre, Chaton !

Antony vit que Joshua ne l’avait pas attendu puisqu’il était déjà à l’intérieur, en train de se débarrasser de ses chaussures. Il lâcha un soupir et se laissa tomber sur le canapé.

— Franchement, tu pourrais faire un effort ! Comment veux-tu que je te protège si tu ne fais pas un tant soit peu attention à ta sécurité !

Joshua ne releva pas cette remarque. Il se contenta de rejoindre le canapé et de poser sa canne. Il avait retiré son blouson, qu’il avait accroché à sa place habituelle. Tout devait rester à sa place. Et il allait le signaler à son boulet du jour.

— Retirez vos chaussures et rangez-les à l’entrée. Faites de même avec votre pardessus !

Antony ouvrit la bouche pour répliquer, afin de le provoquer un peu plus, mais il n’eut pas le temps.

— Et si vous n’obéissez pas, sachez que le palier est assez large pour que vous y séjourniez tout le temps de votre mission !

— Carrément ? Et tu vas me mettre une laisse et me sortir de temps à autre, aussi ?

— Ne me tentez pas…

Quelque chose dans le ton de Joshua fit réaliser à Antony qu’il était sérieux. Ne préférant pas pousser le bouchon trop loin, il se releva et s’exécuta. Il rangea ses baskets blanches à côté des bottes de son hôte. Et il mit même son blouson en jean dans le vestibule prévu à cet effet. Il se retrouvait en chaussettes, avec un trou à celle à gauche au niveau du gros orteil. Il souleva un peu son jean délavé, qui traînait par terre, pour voir l’étendue des dégâts avant de hausser les épaules. C’était sans importance, son client était aveugle. Il se contenta de rajuster son t-shirt noir, histoire de se redonner contenance avant de revenir dans le salon.

— Voilà, Chaton ! Satisfait ?

— Ne m’appelez plus ainsi !

Joshua lâcha un soupir las, sachant parfaitement qu’il aurait beau répliquer, son boulet continuerait quand même. Et s’il écoutait sa petite voix maintenant ? Juste un tout petit peu… Histoire de lui foutre la trouille de sa vie ? Non ? Bon, d’accord… Mais on ne devait pas lui en vouloir s’il se montrait agressif. Il avait ses limites. Déjà qu’il allait devoir jongler entre cet invité indésirable et ses activités nocturnes. Il ne fallait pas trop lui en demander non plus.

— Vous dormirez ici. Ma chambre vous est interdite ! Mettez-y un seul pied, et vous dormez dehors. Pour le reste, vous faites ce que vous voulez !

— Cool ! Pas la chambre, mais le reste, oui ! Impec’ !

Ne perdant pas sa bonne humeur, bien au contraire, le jeune homme sentait que les prochains jours allaient être mémorables. Joshua ne l’avait jamais apprécié. Antony en était conscient. Il en ignorait la raison et il s’en moquait, car le chanteur était pile-poil son genre. Il était son contraire. Joshua était brun avec la peau ambrée et les yeux verts, tandis que lui était blond avec la peau aussi blanche qu'un cachet d'Aspirine et les yeux marron. Joshua était svelte et un peu trop maigre, et lui était musclé et avait un peu trop ventre pour son propre bien. Son hôte était un mec froid et énigmatique, qui était bien plus fragile qu’il ne voulait le laisser croire, alors que, lui, il était sûr de lui, trop direct, et il était loin d’être fragile. Plus son protégé se montrait distant, moins le garde du corps ne pouvait résister. C’était comme si Jon Bramfield lui avait offert son cadeau de Noël avant l’heure.

— Alors, on mange quand ?

— On ne mange pas !

— Pardon ?

Sans lui répondre, le chanteur se dirigea vers sa chambre. Il claqua la porte derrière lui. Il n’allait pas pouvoir chasser ce soir. Son boulet serait sans doute trop sur la défensive et trop attentif. Il allait devoir patienter un peu. Ça ne lui plaisait pas, mais il n’avait guère le choix. Il se laissa tomber sur le lit et resta immobile. Comment avait-il réussi à se mettre dans une merde pareille ? Il n’arrivait pas à voir où il avait fait une erreur. Un autre soupir s’échappa de ses lèvres alors qu’il fermait les yeux. La nuit allait être longue.

Antony arqua un sourcil quand il se retrouva seul dans le salon. Le message avait le mérite d’être clair. Il haussa les épaules. Il ne chercha même pas à fouiller dans le frigo. Il ne tenait pas à provoquer le chaton – c’est qu’il pouvait griffer fort. Il opta donc pour se faire livrer une pizza. Il se dirigea vers le téléphone de Joshua, soulagé qu’il en ait un. Puis, il composa le numéro de la pizzeria située non loin du « Blue Moon ». Sa commande faite, il retourna au canapé. C’est seulement à cet instant qu’il réalisa que son hôte n’avait pas de télévision. Il leva les yeux au ciel devant cette constatation…

— Sérieux… Qui de nos jours n’a pas de télévision chez lui ?

Il se résigna à attraper un livre. À peine l’eut-il ouvert qu’il comprit pourquoi il y avait autant de livres chez Joshua. Ils étaient tous écrits en braille. Dépité, il reposa l’ouvrage et se dirigea vers la porte de la chambre. Il n’était pas question qu’il se fasse chier tout seul. Il préférait taquiner le chaton. Ce fut dans cette optique qu’il cogna trois coups à la porte.

— Quoi ?

Joshua se redressa, agacé.

— J’m’ennuie ! Tu n’as ni télé ni livre lisible. Alors, tu vas devoir sociabiliser. Sinon, je tambourine à ta porte toute la nuit.

Le chasseur ne l’avait pas vu venir, celle-là. Il ne pensait pas que ce fichu boulet viendrait le déranger quand il était dans sa chambre. Il avait établi cette zone interdite pour avoir la paix. Mais le message ne semblait pas avoir été transmis. C’était bien sa chance.

— J’arrive…

Il n’avait pas vraiment le choix. Il lâcha un grognement avant de rejoindre Antony qui attendait sagement à côté de la porte. Il avait un sourire triomphant que Joshua ne pouvait pas voir. Mais ce dernier le devinait et ça l’enrageait. Il rejoignit son canapé et s’y laissa tomber. Il n’y avait plus aucun doute permis : la nuit allait être longue.

Antony le suivit et s’installa juste à côté de lui. Il l’observa un moment avant de finalement se lancer. Il était temps pour le garde du corps d’en apprendre un peu plus sur le mystérieux chanteur vedette du « Blue Moon », que ce dernier soit conciliant ou non. Il avait plus d’un tour dans sa manche.

— Alors ? Si tu me disais d’où tu viens, Chaton.

*****

Londres, Angleterre, le 21 décembre 1991, 19h08.

Appartement de Sybell et Lawrence Folcard.

Nicholas mit moins d’une demi-heure pour arriver chez sa sœur. Pour une fois qu’il voulait être en retard, il arrivait en avance. Ce n’était vraiment pas son jour. Il grimpa les quelques marches qui le séparaient de la porte de la maison avec une certaine appréhension. Il était anxieux. Sybell ne pouvait pas avoir oublié leur discussion en si peu de temps. Il secoua la tête, avant de rabattre une de ses mèches aux reflets violacés derrière son oreille droite. Puis, il s'apprêta à frapper à la porte. Il était trop tard pour reculer à présent.

Il eut tout juste le temps de frôler la porte de son poing, que celle-ci s’ouvrit. S’il avait encore un doute, à présent, il était fixé : il était attendu. Il recula d’un pas, persuadé qu’il s’agissait de sa sœur. Il ne tenait pas à prendre une soufflante sur le pas de la porte, même si ça n’aurait pas été la première fois. Mais, à son grand étonnement, il eut Lawrence devant lui. Il lui faisait toujours l’impression d’être un homme du désert, avec son teint miel et ses yeux marron sombre. Si ce dernier n’avait pas eu les cheveux teintés en blond, il l’aurait très bien vu en tant que représentant d’un pharaon. Nicholas ne pouvait pas s’empêcher de toujours comparer les personnes qu’il connaissait avec sa passion. Voir son beau-frère le rassura. Au moins, avec lui, tout irait bien. Il était devant lui, fidèle à lui-même. Il était souriant. Il avait un regard avenant et les sourcils froncés…

Les sourcils froncés ?

Oups… Ce n’était pas bon, tout ça !

— Sybell est si remontée que ça ?

— Remontée ? Je te trouve gentil. Elle est furieuse !

— Ah… Désolé…

Tout penaud, Nicholas se sentit gêné pour Lawrence. Le pauvre, il avait dû subir la crise de sa sœur. Une crise dont il était responsable. Il se gratta la tête, ne sachant pas s’il devait fuir ou secourir son beau-frère. Le choix était complexe. Cependant, Lawrence fit le choix pour lui.

— Et je ne suis pas ravi non plus, Nicholas ! Je trouve que tu cumules un peu trop les ennuis depuis que tu es revenu d’Égypte.

— Navré… Mais je t’assure que, à part le cambriolage, je n’ai rien fait qui mérite une quelconque remontrance.

— Tu en es certain ? Et cette histoire avec Kent ?

— Euh… Ça… En fait, j’en sais autant que toi. Quoiqu’un peu plus, peut-être… Il m’a appelé ce midi et son appel m’a un peu inquiété. Alors, j’ai appelé à son hôtel tout à l’heure, mais le réceptionniste m’a informé que Kent était sur un site de fouille. En bref, rien de bien dangereux, comme tu peux le voir…

Bon, d’accord, Nicholas avait omis volontairement quelques détails. Mais Lawrence n’avait rien à envier à sa sœur quand il passait en mode beau-frère inquiet. Il avait ce côté ultra possessif qui n’acceptait pas qu’un membre de sa famille souffre ou ait des ennuis. L’égyptologue avait toujours trouvé cela déroutant. Car l’inspecteur, à part cela, était le genre de type compatissant, discret et ne se mêlant pas des affaires des autres. Et il ne jugeait jamais. Comme quoi, Lawrence et sa sœur s’étaient vraiment bien trouvés.

— En effet ! Allons donc rassurer ta sœur. Je ne sais pas ce qu’elle a en ce moment, mais elle hurle pour un rien. Alors, une bonne nouvelle ne pourra que la dérider !

Les sourcils froncés disparurent du visage de Lawrence. Cela démontrait à quel point son argumentation avait fonctionné.

Ouf ! Un problème venait d’être réglé. Nicholas pouvait enfin respirer.

L’inspecteur poussa gentiment l’égyptologue à l’intérieur et ferma la porte derrière lui. Ce geste rassura l’historien. Il appréhendait de subir les agressions de Sybell. Il avait déjà assez de soucis comme ça. L’affaire avec Kent hantait toujours ses pensées. Il pénétra dans le hall d’entrée, puis il se dirigea droit vers le salon où il y trouva sa sœur en train de faire les cent pas. Effectivement, elle était remontée. Instinctivement, il rentra les épaules et se voûta. Sybell l’avait élevé à la mort de leurs parents. Il avait dix ans et elle en avait vingt. Il ne pouvait donc pas s’empêcher de craindre une punition, même s’il était adulte et vacciné à présent.

Quand la jeune femme vit son frère, elle s’arrêta net. Elle le jaugea de toute sa hauteur. Son regard bleu acier se posa avec dureté sur lui. Ses longs cheveux bruns virevoltèrent quand elle se rapprocha enfin. Nicholas ne relevait toujours pas les yeux. Et quand ses longs doigts fins saisirent son visage, il dut la regarder. Mais le geste lui arracha un hoquet de surprise. Sa sœur avait les traits tirés. Elle semblait épuisée. Il posa un regard rapide sur Lawrence, afin de demander des informations à ce sujet, mais ce dernier répondit avec un sourire, l’encourageant au lieu de le rassurer. Il n’avait pas compris sa question. Il lâcha un soupir, qui fut immédiatement mal interprété.

— Nicholas Gabriel Willys ! On ne soupire pas quand on est poli !

— Oh… Désolé !

Il hésita un instant avant de continuer.

— Sybell ? Tu te sens bien ?

— Oui ! Pourquoi ?

— Tu as les traits…

— Quoi ? Je suis vieille ? C’est ça ? Tu trouves que j’ai des rides ?

— Mais… Mais non ! Ce n’est pas ce que j’allais dire…

— Et tu allais dire quoi ? Ce n’est pas parce que j’ai quelques nausées ces derniers temps, que je suis devenue subitement vieille et moche !

— Mais je n’ai rien dit de tel… Laisse tomber…

Il joua avec ses doigts avant de reprendre, se lançant dans une série de questions qui n’étaient pas en rapport avec leur discussion. Il venait de réaliser ce que sa sœur avait dit.

— Tu as des nausées ? Tu es malade ? Tu as mangé des fruits de mer avariés ?

— Hein ?

Prise au dépourvu, la colère de Sybell retomba comme un soufflé. Elle observa un instant son frère, avant de tout bonnement éclater de rire. La situation explosive venait de laisser place à un simple moment familial. Lawrence profita de cet instant de complicité pour proposer à tout le monde d’aller manger. Ce qui fut accueilli avec joie par la fratrie.

*****

Londres, Angleterre, le 21 décembre 1991, 21h45.

Appartement de Nicholas Willys.

La soirée avait été mouvementée et elle s’était terminée par leur habituel Cluedo. Lawrence, fanatique des enquêtes – ce n’était pas pour rien qu’il en avait fait son métier –, avait instauré cette coutume. Nicholas devait avouer qu’il la trouvait divertissante, surtout que, une fois sur deux, il coiffait son beau-frère au poteau. Ce dernier avait tendance à oublier que, être archéologue, c’était aussi être enquêteur de temps à autre.

Ce fut avec le sourire aux lèvres qu’il attrapa son taxi. Lawrence avait insisté pour qu’il prenne ce moyen de locomotion. Il craignait qu’il soit en danger, avec ce tueur en série qui hantait les rues de Londres. Nicholas avait tenté de signaler le fait que, si c’était si dangereux de rentrer chez lui à pied, pourquoi était-il chez lui au lieu de bosser à son bureau ? Il avait eu pour réponse que même les flics avaient droit à leurs congés. Le grognement qui avait suivi la réponse avait empêché l’historien de continuer sur le sujet. Il avait donc dû accepter de prendre le taxi. Il s’était même excusé. Des excuses qui avaient été acceptées et les sourires avaient été retrouvés.

Mais, à présent qu’il était seul, tous ses soucis refirent surface. Il songea au coup de téléphone qu’il avait reçu de Kent. Puis, il se souvint de la conversation qu’il avait eue avec Ofir. L’annonce que Kent n’était pas revenu à l’hôtel depuis deux jours résonnait encore dans son oreille. Il pensa à Sybell et à ses nausées étranges. Il l’avait même vue dans la soirée courir au moins une fois aux toilettes. Elle couvait quelque chose, mais elle se bornait à dire que tout allait bien. Sa sœur avait vraiment un fichu caractère.

Il laissa ainsi vagabonder ses pensées jusqu’à ce qu’il arrive chez lui. Il paya le taxi et gravit les marches qui le conduisaient à son appartement avec empressement. Il voulait savoir si Kent lui avait laissé un message sur son répondeur. Il trouva, cette fois-ci, très rapidement ses clefs. Il put donc rentrer chez lui sans encombre. Il ferma soigneusement derrière lui et se dirigea droit vers son téléphone, oubliant au passage de se déchausser et de retirer son manteau. Il marqua un temps d’arrêt devant le décor de son salon, avant de se souvenir qu’il avait été cambriolé. Il avait déjà occulté ce fait. Néanmoins, il fronça les sourcils. Il avait oublié de rebrancher le répondeur. Donc, si Kent l’avait appelé, il n’avait pas pu laisser de message. Il était un vrai idiot ! Il se frappa le front en grognant contre lui-même. Il y avait des jours, comme ça, où rien n’allait comme on le souhaitait.

Il s’apprêta à saisir son téléphone pour appeler le Casablanca, l’hôtel de Kent, quand une voix se fit entendre derrière lui.

— Si j’étais toi, j’éviterais ! À moins que tu souhaites me mettre un peu plus en colère… bien entendu !

— Que… Comment… ?

Il hoqueta de surprise et se tourna vivement sur lui-même. Il avait pourtant fermé sa porte. Il en était certain. Il l’avait promis à Lawrence. Pourtant, devant lui se trouvait un inconnu. C’était un homme à peu près de sa taille, mais plus fin que lui, avec des cheveux bruns et la peau blanche. Il n’avait rien d’inhabituel au premier abord. S’il n’y avait pas eu ses yeux. Son regard était noir, au sens littéral du terme… Et ses dents… Elles n’étaient pas normales. Nicholas ne put réprimer un frisson de crainte. Pour une fois, son instinct de survie se réveilla. Il recula même d’un pas et buta contre sa table basse.

— Je vois que tu as plus de jugeote que ne le laissait penser Menset ! Amusant… Très amusant !

— Men… Menset ?

Le nom lui était familier, mais son cerveau refusait de fonctionner correctement. Il était trop occupé à tenter de le mettre en sécurité pour penser à autre chose.

— Men… Menset ?

L’inconnu venait d’imiter avec un amusement certain, l’égyptologue. Il se moquait ouvertement de sa victime et il adorait cela. Alors, tout naturellement, il continua sur sa lancée :

— Un vrai petit ange tout tremblant ! Pathétique…

Le regard amusé de l’inconnu se transforma en un regard rempli de haine. Et, avant même que Nicholas ait eu le temps de répliquer ou réagir, l’inconnu fonça droit sur lui – ou plutôt droit sur sa gorge. L’archéologue se retrouva capturé par deux bras puissants alors que son cou était transpercé.

Il ne put retenir un cri de douleur. Cette dernière était atroce. Il se mit à trembler alors qu’il sentait la pression sur lui augmenter. Il ne comprenait pas ce qu’il se passait. Il ne pouvait pas bouger. Il avait mal… si mal… trop mal... Pourtant, son corps ne réagissait pas. Pourquoi n’arrivait-il pas à donner des coups de pieds ? Il se sentait impuissant.

Et, peu à peu, son regard se voila. La douleur était toujours présente, mais son esprit s’en moquait à présent.

Il se moquait de ce visage qui lui déchiquetait le cou et semblait se régaler de son sang.

Il se moquait de son cœur qui ralentissait.

Il voulait fuir. Oui, seulement fuir.

Alors, il ferma les yeux et, quand son agresseur fut repu de lui, il tomba contre la table basse. Son corps était tout mou, mais il n’en avait plus conscience. Il ne réalisa pas non plus que, dans sa chute, son corps avait entraîné avec lui la petite urne que lui avait envoyée son ami Kent. Il ne se rendit pas compte de la poussière qui s’en échappa après qu’elle se soit brisée en tombant au sol. Il ne réalisa pas que, dans ses derniers souffles, il aspirait cette poussière vieille de plus de quatre mille cinq cents ans. Il se moquait de tout cela. Il voulait simplement ne plus avoir mal. C’était ce qui comptait. Et il sombra dans l’obscurité.

L’inconnu le regarda perdre conscience, les lèvres encore colorées du sang de sa victime. Il eut un fin sourire. Il savait qu’il n’avait pas eu l’ordre de le tuer. Il se ferait certainement punir par son maître. Mais il n’avait pas pu résister. Il détestait cet historien. Il était dans ses pattes depuis trop longtemps à présent. Il donna un dernier coup de pied à Nicholas, lui faisant inspirer davantage de cette poussière ancienne. Puis, naturellement, il se pencha sur lui et saisit ses cheveux pour lui murmurer quelques mots à l’oreille.

— Sois heureux ! Je t’offre un aller simple, mais direct, pour le paradis. Tu diras bonjour de ma part à ton cher Kent. Il a été un vrai régal, tout comme toi, petit ange !

Il laissa tomber la tête de sa victime sur le sol avec violence et il partit.

Il riait comme un dément.

Il riait de satisfaction…


Texte publié par Jessy K., 13 octobre 2016 à 14h59
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tome 1, Chapitre 3 « Réalité troublante » tome 1, Chapitre 3
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