Evana Violvet ignorait combien de temps s'était écoulé depuis leur première rencontre. Lorsqu'elle revînt dans la pièce adjacente, Armstrong avait changé. Le corps désarticulé était toujours là, mais le visage de porcelaine et ce qu'il cachait avaient disparu. À la place se tenait ce qu'elle ne pouvait qualifier que de « momie ». Une forme enveloppée dans des bandes noires et si petite qu'elle aurait pu la tenir dans ses mains. Vers le haut, cet épais ruban ressemblait à une paupière et encerclait un œil unique, noir comme le charbon.
— Tu es réveillé ? demanda-t-elle.
— Depuis quelques minutes maintenant.
— Que t'est-il arrivé ?
Il ne répondit pas. Une grande tristesse avait envahi l'air ambiant. Une lourde pierre, qui broyait les cœurs comme les esprits. Des regrets aussi. Une pluie de regrets acidifiée par la rage.
— Mon ami...
La voix cette fois était une plainte, un gémissement presque.
— J'ai trahi mon ami. Je ne sais pas s'il va bien. Cela m'a paru justifié sur le moment mais... Maintenant que la colère s'est dissipée... je ne suis plus très sûr. Je ne peux même pas savoir s'il va bien.
— Pourquoi avoir fait cela ?
— Je voulais prouver que j'étais libre. Laisser les chaînes derrière moi. J'ai échoué. J'ai blessé mon ami qui n'avait rien à voir avec tout cela. J'en suis désolé.
— Il faudrait peut-être le lui dire à lui, tu ne crois pas ?
— Pour cela il faut d'abord que je regagne mon monde. Que je le retrouve.
Les paroles d'Armstrong résonnaient douloureusement dans son cœur. Qui avait-il trahi ? Avait-il eu, également, une destinée toute tracée par d'autres, contre sa volonté ? Ils avaient l'air si similaires au premier abord. L'étrange visiteur l'avait dit lui-même lors de leur première discussion.
— Toi aussi, tu as eu un professeur qui t'a créé et élevé ?
Il eut un ricanement à la fois nerveux et asthmatique :
— Je suppose que l'on peut dire ça, d'une certaine manière. Mais enfin, tu ne peux pas sérieusement penser qu'un simple homme puisse être responsable de ta création.
— C'est pourtant ce qu'il m'a dit et je le crois.
La momie se remit à rire, plus joyeusement cette fois.
— Tu es si jeune et si naïve. C'est magnifique. Je suis un fossile si l'on se compare. Mes siècles pèsent lourd tu sais.
Cela faisait très longtemps qu'Evana n'avait plus fait la moue ainsi. Son invité la vit et alors qu'elle s'attendait à de la désapprobation, sûrement par réflexe, le ton de cette voix grave n'exprima que de l'enthousiasme.
— Oui, ton professeur a peut-être conçu le corps abrité par ton âme, en revanche je t'assure qu'il ne t'a pas créée, quoi qu'il en pense.
— Vraiment ?
— Il va être très simple de te le montrer. As-tu grandi selon son dessein ?
— Non, répondit-elle simplement.
— Dans ce cas, comment pourrait-il prétendre qu'il t'a faite entière ? Clairement une grande partie de toi a été conçue par la force même des choses, sinon, tu te serais conformée à ce qu'il avait tenté d’insuffler. Non, dire qu'il t'a créée est tout à fait incorrect. Au mieux, il a provoqué ta venue sur cette terre dans des circonstances spécifiques. Au pire, c'était un hasard.
Elle n'avait jamais envisagé le problème sous cet angle-là. À vrai dire, ces temps-ci elle évitait d'y penser pour se concentrer sur ce qu'elle voulait devenir, ce qu'elle voulait vivre. Elle trouvait que c'était une très bonne manière d'avancer dans l'existence.
— Tu as l'air d'avoir un avis très tranché sur la question.
— C'est que ma liberté est déjà plus grande que la tienne, lança-t-il sans sourciller.
Evana observa cette forme immobile sur son parterre avec beaucoup de perplexité.
— Dans ce cas, comment t'es-tu retrouvé chez moi ?
— Ah, oui, la question essentielle. Ce n'est pas facile à expliquer à une conscience qui ne l'a jamais expérimenté dans le cours de sa vie. Voyons. Imagine la plus haute montagne qui n'ait jamais existé. Visualise-la. Cette montagne, j'ai voulu la gravir avec mes propres moyens. J'aurais pu le faire à dos d'oiseau, mais j'ai voulu le faire à la seule force de ma volonté. Appelons ça un défi. Le plus beau défi jamais imaginé. Faire ce que personne n'a jamais pu faire. Faire ce que personne n'a jamais pu envisager.
— En as-tu vu le sommet ?
— Malheureusement non. Je suis tombé dans une crevasse, sous le sol, encore plus bas que le niveau d'où j'étais parti. De cette obscurité bien sûr, j'ai voulu revenir vers la lumière, vers mon but, mon ambition. Je suppose que j'ai dû me perdre dans les cavernes au fil des ans et me voici !
— Alors est-ce une coïncidence ? Que nous soyons tous deux nés en tant que pantins ?
— J'en doute fort, reprit Armstrong. Il n'y a pas de boussole là d'où je viens. Rien que le noir et le vide. Je me suis raccroché à la sensation la plus familière que j'ai pu trouver et de là je me suis guidé à l'aveugle. J'ai cru que c'était mon ami et qu'il allait bien. En réalité c'était toi. Ce qui ne présage rien de bon, j'en ai peur. Mon ami...
La tristesse était revenue. Plus sourde cette fois. Elle s'imagina alors dans des circonstances différentes. Que se serait-il passé si elle n'avait jamais quitté l'influence du professeur ? Que serait-elle devenue ? Elle n'aurait jamais voyagé comme elle l'avait fait. Elle n'aurait jamais compris la vie, ses déboires, sa beauté, ses hasards. Elle n'aurait jamais su qui elle était, dans son identité particulière, unique. Aucun monument n'aurait un jour porté ses peintures, aucun livre d'herboristerie n'aurait été tenu entre ses doigts. Certains la disaient exploratrice, d'autres universitaire, d'autres artiste. La pantine ne comptait pas choisir. Elle était tout à la fois. Était-ce cela qui le tourmentait ? L'absence de vie ? La tristesse de son invité devint ainsi sa propre tristesse.
— Et toi alors, qui es-tu ? demanda-t-il. Parle-moi de toi.
Avec un plaisir non dissimulé, elle lui conta ses années telles qu'elles avaient été, depuis ses débuts, enfermée dans sa prison de pierre, jusqu'à sa libération, sans oublier les rencontres, ce qui avait fait d'elle l'Evana Violvet de maintenant, bien plus humaine qu'elle ne l'avait jamais été, bien plus libre, mais encore pantine car élevée dans une souffrance que peu de gens avaient endurée. En tout cas de cette manière-là.
— Tu as eu une belle vie. Tu dois en être heureuse.
— Armstrong, j'aimerais te demander... N'as-tu pas un jour souhaité que rien de tout ça ne se soit passé de cette manière ? N'as-tu jamais voulu être né humain ?
La momie eut un mouvement de recul. Son œil noir se plissa.
— Ne souhaite jamais une telle chose, Evana. Ton expérience n'appartient qu'à toi et à toi seule. Jamais ta vie ne sera vécue deux fois, ni ici, ni dans aucun autre univers. Ta disparition serait une perte pour tout ce qui est, tout ce qui n'a jamais été et tout ce qui ne sera jamais.
Même si les phrases se voulaient réconfortantes, elles dégoulinaient de mélancolie.
— La souffrance de ton passé ne te hante-t-elle pas ?
Le silence qui suivit fut plus puissant que tous les mots. Il sembla méditer un long moment, peser chaque pensée, chaque idée qui venaient hanter sa conscience.
— Nous sommes si différents, toi et moi. Et si similaires. Tu es devenue si humaine avec le temps, tout en restant qui tu es. Tu as pu connaître le bonheur de l'indépendance, de l’interaction avec autrui, le vent qui soufflait sur ta peau... Tout ce dont je rêvais. Je n'ai pas eu cette chance-là. Je suis devenu tout autre. L'inverse d'un être humain.
— Qu'est-ce que cela ? L'inverse d'un être humain ?
— Tu ne le sais pas ? J'ai senti ta grande frayeur quand tu m'as regardé. N'était-ce pas parce que tu avais compris, au fond de toi, ce que j'étais ? Ce que je suis ?
Elle ne répondit rien. Elle ne comprenait pas ce qu'il voulait dire. Il continua :
— Mes choix ont été limités pendant si longtemps. Aujourd'hui, ils sont infinis. Ce que nous sommes peut être vu comme un cadeau. Qui peut réellement avoir la chance de percevoir le monde comme nous ? Qui, mieux que ceux que nous représentons, peut apprécier le parfum d'une fleur, le bleu du ciel, la chaleur dorée des astres ? Nous sommes gardiens d'une sagesse disparue. Et en même temps, c'est une malédiction. Ce que nous sommes nous suivra à jamais, polluera notre conscience, teintera notre joie de tristesse ou d'amertume, chaque seconde pour l'éternité.
— C'est idiot, mais je veux croire qu'un jour, mes blessures seront totalement guéries.
— Il est trop tard pour moi. Ne te méprends pas sur qui je suis. Au moins ton professeur a eu la décence de t'offrir un corps fonctionnel. Avec des yeux qui peuvent voir, les jambes qui peuvent marcher, des lèvres qui peuvent sourire.
— Mais tu es libre à présent, s'insurgea Evana, tu l'as dit toi-même, tes possibilités sont infinies !
— Regarde autour de toi. Il me manque l'essentiel. Mon corps est en lambeaux.
— Ne peut-on pas le réparer ?
— Pas celui-ci, non. Pas dans cette réalité. Si ton professeur existe encore...
— Non, il n'est plus. Il ne peut pas t'aider. Moi je vais te remettre debout ! Et ainsi tu rentreras...
— Arrête ! Tu ne comprends toujours pas ! Ouvre les yeux Evana ! Tu sais dans le fond de ton âme ce que je suis !
Le silence retomba. Plus inconfortable qu'il ne l'avait été précédemment. Une pensée toquait à l'arrière de sa conscience et elle l'ignorait constamment, sans comprendre pourquoi.
— Tu as dit, reprit-elle, tu as dit que tu n'as pas été créé avec un corps fonctionnel. Mais c'est faux, tu peux me voir, ici, devant toi. Pourquoi ne serait-il pas fonctionnel alors ?
— Ce corps n'est pas mon corps d'origine. Si tant est que l'on puisse considérer la marionnette que j'étais comme un véritable corps. Je n'ai quasiment plus de souvenirs de cette période. Seulement récemment... Il avait été taillé dans un grand tronc d'arbre. Je ne connais pas les détails. Oh bien sûr j'avais des yeux, mais il avaient été gravés là pour l'esthétique, pour me faire ressembler à un être humain. Ma fonction était d'amuser, je n'avais pas besoin d'avoir d'organes en état de marche.
— Comment faisais-tu pour voir ? s'exclama-t-elle, indignée. Comment faisais-tu pour te diriger ? Pour manger ? Pour respirer ?
— Précisément. Je n'avais pas de nécessité pour me nourrir puisque je n'ai jamais réellement été en vie. Je ne voyais rien. Je n'entendais rien. Je ne parlais pas. Mes mains ne pouvaient rien toucher. J'étais seul avec moi-même, sans aucune chance de contact avec le monde extérieur. Je ne percevais qu'au travers de mon maître, de mon professeur comme tu le dis si élégamment. Je l'aimais de la même façon que tu aimes le soleil, le vent, la pluie, l'espace. Je ne pouvais percevoir qu'au travers de sa conscience, je ne pouvais me diriger qu'au travers de ses instructions, je n'entendais du bruit qu'au travers de ses oreilles. Il était tout pour moi. Et je n'étais rien. Comment se rebeller alors, quand ce mot même n'a aucun sens ? Comment partir, quand la séparation signifie le noir absolu ?
Son hôtesse avait peur de comprendre. Elle regarda les morceaux de porcelaine étalés dans la pièce. Ils étaient creux. Elle repensa à ce bout de chair qu'elle avait vu dépasser de ce masque. Cela ne pouvait pas être vrai. Tremblante, elle demanda :
— Qu'est-il arrivé à ton professeur ?
— La même chose qu'au tien je présume.
Elle se releva d'un bond, le visage crispé, ses entrailles saisies par des brûlures glacées.
— Non ! Non ! Je ne lui ai rien fait !
La momie grandissait de seconde en seconde. Une émotion dangereuse s'élevait dans l'air, une émotion née de la souffrance.
— Sais-tu comment s'appelait mon Professeur Evana ? demanda la voix doucereuse.
— Tais-toi, dit-elle en reculant, je ne veux pas le savoir.
— Il s'appelait Armstrong.
Elle fixait cette forme noire avec horreur, consciente pour la première fois que cet œil unique, cet œil à qui elle parlait depuis le début, avait été volé... Pris probablement sur le cadavre d'un être humain. Celui de son propre créateur. Elle imagina soudain le pire, le pantin avait assassiné cet homme pour y prendre son corps et à présent... Qu'est-ce qui l'empêchait de faire de même avec elle ? La momie sortit de ses bandes de minuscules pattes de chair rouge. Ces dernières le faisaient ramper dans sa direction.
— Qu'y a-t-il Evana ? Je croyais que tu voulais m'aider ?
— Laisse-moi tranquille !
Elle se précipita vers sa chambre, sous l'emprise d'une nouvelle terreur, et en verrouilla la porte. De longues rivières d'eau salée coulaient sur ses joues, elle le sentait. Elle pouvait encore entendre sa voix de l'autre côté du panneau :
— N'aurais-tu pas fait de même si tu avais été à ma place ? Reviens Evana ! Moi aussi j'ai le droit d'avoir un corps ! Evana ! Evana !
Seulement Evana Violvet pleurait. Et bientôt, elle sentit qu'Armstrong faisait de même.
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