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A Grand-Père, Papi et Pépé, à Mémé aussi, qui sont déjà partis, certains depuis longtemps, d’autres trop récemment.

À Mamie et à Mija, qui se tiennent sur le seuil.

A vous qui nous avez fait vivre ces temps passés depuis longtemps révolus, puissions nous les conserver dans notre mémoire.

« Mamie ? Mamie Émilie ! »

Au début, PerLin n’osait pas la toucher. Cela faisait des années déjà qu’elle ne la manipulait qu’avec les plus grandes précautions, parce ce que la vieille dame était devenue si frêle, si fragile en apparence que la jeune femme avait toujours l’impression qu’elle allait se briser sous ses doigts. Aussi légère qu’un oiseau déplumé, elle vivait recroquevillée dans un fauteuil à répulseur dans lequel elle ne tenait même plus droite. Elle habitait désormais dans un monde dont le reste de l’humanité était exclu.

Émilie était née si longtemps auparavant… Pour d’obscures raisons, elle avait survécu quand tous ses contemporains disparaissaient autour d’elle. À présent, elle était considérée comme un précieux témoin des temps passés… Après tout, elle avait vu de ses yeux tout ce que tous les autres ne connaissaient plus qu’indirectement : les arbres, les fleurs, les animaux, le ciel bleu au-dessus de sa tête… Elle avait toujours aimé raconter ces âges révolus. PerLin, qui était en fait son arrière-arrière-petite-fille – et peut-être plus encore, l’avait écouté avec fascination, laissant son imagination vagabonder au fil des mots.

Jusqu’à ce que la mémoire d’Émilie disparaisse.

Les médecins parlaient de démence sénile, de syndrome d’Alzeimer, et autres termes plus révoltants encore... mais personne ne savait en réalité ce qu’il en était. Les yeux de la vieille dame, qui déjà ne distinguaient plus grand-chose, demeuraient fixés dans le vague ; elle riait, pleurait sans raison. Son enveloppe dévasté ne lui appartenait plus. Et PerLin, le seul membre de sa famille qui n’avait pas tourné le dos à ce naufrage du corps et de l’esprit, rentrait bien souvent en larmes de la maison de retraite.

Elle se réfugiait dans ses propres souvenirs, à une époque où Émilie partageait avec elle son monde intérieur, tenant dans sa main vaste et chaude celle de la petite fille. Elle lui racontait son jardinet – luxe inouï en son temps déjà, les criquets qui crissaient durant les soirs d’été, l’odeur des herbes sèches, des feuilles froissées, des cerisiers en fleur, des délicates nuées de myosotis et de gypsophile, les oiseaux qui s’égosillaient sur les plus hautes branches des arbres…

PerLin réentendait les accents parfois chantants, parfois plus graves de la mamie qui lui avait tant donné, quand ses propres parents dissipaient leur vie aux quatre coins du globe, autant pour leur métier que par pur plaisir. Elle évacuait loin de son esprit une réalité trop dure et haïssable. Cette coque frêle promenée en fauteuil n’était qu’une relique, qui n’avait qu’un vague rapport avec la femme qui s’était enfuie en laissant derrière elle, comme une mue, cette défroque si pitoyable.

Quand le laboratoire avait contacté sa famille pour utiliser Émilie comme sujet d’expérimentation, elle était la seule à avoir répondu ; sans autres avis de la part du reste des ayants droit – après tout, il n’y avait rien à gagner à l’affaire - PerLin avait accepté. La vieille dame ne serait pas un simple cobaye, il s’agissait plus d’une opération de la dernière chance. D’après le laboratoire, c’était une immense faveur envers la doyenne de l’humanité… Qu’avait-elle à perdre, après tout ? Dans le pire des cas, Émilie serait délivrée de cette ultime attache. Dans le meilleur, elle retrouverait en tout ou partie ses facultés intellectuelles – son corps déficient pourrait alors être assisté par un exosquelette ou des implants musculaires. PerLin avait choisi d’avoir foi en l’avenir et en la science, parce qu’elle n’avait pas d’autre alternative.

Le principe était simple à résumer – même si dans les faits, le processus se révélait d’une incroyable complexité : grâce à des injections d’un composé de silicium, un réseau secondaire cristallin serait constitué dans le cerveau d’Émilie, pour pallier la dégénérescence des connexions neuronales. Envers et contre tout, malgré ce monde qui se délitait autour d’elle, Émilie s’était toujours montrée d’un optimisme forcené. Accepter cette solution, c’était un peu rendre hommage à sa force et son esprit positif. Elle aurait trouvé, sans doute aucun, celle aventure palpitante…

Mais même elle n’aurait jamais imaginé les effets imprévus, insensés, qui avaient profondément altéré son corps. Quand les scientifiques avaient réalisé que l’expérience tournait mal, ils avaient fait venir PerLin en urgence. En arrivant au laboratoire, la jeune femme s’attendait à bien des choses, mais certes pas… à cela.

« Nous ne savons pas ce qui a provoqué ce phénomène… Aucun des tests n’avait laissé supposer que cela pouvait arriver… Sans doute l’organisme de votre ascendante est-il très particulier... »

Mais les explications ampoulées des scientifiques importaient peu, face au résultat de leurs manipulations.

Dans le laboratoire tout blanc où elle se trouvait à présent, sur une couche dure et aseptisée, sa grand-mère se transformait, lentement. Elle reposait sur le dos ; sa silhouette jadis recroquevillée comme une vieille carapace d’insecte s’était détendu. Contre toute attente, le phénomène induit dans son cerveau s’était propagé à tout son corps. Tout d’abord à ses os, dont le carbone s’était mué en une substance proche du diamant. Les fibres de protéines se changeaient en un conglomérat cristallin dont les couleurs variées prenaient sous les projecteurs un éclat irisé et translucide. La peau elle-même ressemblait à présent à une fine couche de verre qui laissait apparaître toute cette architecture scintillante…

En contemplant Émilie à travers la vitre, PerLin avait du mal à comprendre ce qu’elle éprouvait… Elle aurait dû être furieuse contre ces apprentis sorciers. Le médecin à côté d’elle était un homme terriblement ordinaire, mince, les traits mous, le cheveu rare, une lippe qui semblait dédaigner la vie elle-même. Il ne possédait même pas assez de personnalité pour donner prise à un sentiment quelconque. Les paroles de sa grand-grand… mère résonnaient dans sa mémoire :

« Il y a de la beauté en toute chose, PerLin… pour qui sait la regarder. Nous avons vite fait de nous cataloguer, de tout hiérarchiser, de vouloir la perfection, mais elle n’est pas où nous la cherchons... »

Peut-être était-ce une fin parfaite, après tout… Elle se laissa aller à sourire, mais avant que l’expression n’atteigne ses lèvres, le docteur – dont elle n’avait pas compris le nom hâtivement prononcé – intervint :

« Nous captons des traces d’activité cérébrale. En un sens, l’expérience a fonctionné… Elle semble encore en vie, d’une certaine manière... »

Encore en vie ? Et on la laissait seule dans cette pièce déserte ?

Personne ne s’attendait à ce que PerLin bouscule la blouse blanche et se précipite vers la salle vitrée… Aucune précaution particulière n’avait été prise : en quoi cette situation pouvait-elle se révéler menaçante pour une autre personne que le sujet atteint ? Il suffit d’une chaise balancée dans le verre pour lui ouvrir un passage ; le mur translucide s’effondra dans une symphonie impromptue de tintements cristallins. Peu importait si les éclats qui restaient enchâssés dans le cadre fendaient sa peau... en quelques enjambées, elle fut auprès d’Émilie…

« Mamie ? Mamie Émilie ! »

* * *

Au début, PerLin n’osait pas la toucher. Mais elle s’enhardit et posa le bout de ses doigts sur la peau qui crissa doucement sous son contact. Elle nota avec détachement que sur le plastique blanc de la couche, un fin réseau brillant commençait à s’étendre, comme une toile d’araignée qui scintillait sous ces éclairages trop violents, ou une de ces étoiles de givres qui se formaient parfois sur les vitres, les jours de grand froid si fréquents dans le climat détraqué de la planète.

« Mamie ? Tu peux m’entendre, Émilie ? »

Bien sûr que non, lui soufflait sa raison, comment son tympan pouvait-il encore vibrer, s’il était changé en couche minérale ? Et pourtant, il lui sembla que déferlaient dans son esprit les souvenirs qu’elle s’était appropriés à travers le prisme de son imagination : la chape mouvante des feuilles que traversait la lumière du soleil, les senteurs estivales, les bruits ténus de la vie autour d’elle… Clairs comme le cristal…

« À chaque situation, on peut trouver un bon côté. N’oublie jamais d’aller de l’avant… »

Émilie était purifiée, sublimée dans une ultime et éclatante beauté. Effacées, les rides, les craquelures ; la surface de nouveau lisse livrait en transparence sa symphonie de couleurs irisées, aussi envoûtante qu’un ciel étoilé…

« Une étoile fait son ultime voyage… fais un vœu… »

PerLin aperçut à peine la brillance remontrer le long de ses doigts, entraînant avec elle des myriades de couleurs qui virent jouer sous sa propre peau. Elle réalisa avec un étonnement détaché qu’elle ne pouvait plus bouger ; elle demeurait figée, à genoux auprès du lit d’Émilie, l’esprit titubant à la frontière de ce monde intérieur qui ne demandait qu’à la happer, à présent qu’il était restauré dans toute sa gloire. Celle d’un modeste jardin qui frémissait sous le vent et le soleil, où les criquets stridulaient dans l’air de l’été, où une enfant venait prendre, sous le couvert des frondaisons, la main de son aïeule.

« Je n’ai jamais bougé d’ici… PerLin. Je t’attendais… »

Tandis que, lentement, le cristal finissait d’habiller la jeune femme du même scintillant costume, médecins, infirmiers et laborantins se hâtèrent de mettre en action les mesures de sécurité jusque-là négligées. Mais il était trop tard… Déjà, le réseau arachnéen se répandait, enchâssant ceux qui l’avaient traité comme un rat de laboratoire dans ces rets splendides et dangereux.

Et tour à tour, ils se retrouvèrent piégés par les émanations cristallines ; leur esprit colonisé fut entraîné dans cet univers depuis longtemps disparu, teinté de couleurs tendres, parfois un peu amères, par la nostalgie d’une vieille femme. Le réseau de silicium avait rendu à Émilie l’intégralité de ses souvenirs, parfaitement clairs et limpides, à la place du chaos fragmenté qui encombrait son cerveau. Sa conscience formait le cœur de ce dispositif, emmenant à sa suite tous les humains atteints par cette étrange épidémie.

Un à un, ils pénétraient dans ce rêve figé en un temps plus doux, découvrant avec émerveillement à quoi ressemblait le dernier paradis terrestre, avant d'être effacés à jamais.

En l'espace de quelques jours, un monde disparu était rendu à l’humanité… Le parfum d'un bonheur bucolique entraîna, progressivement, tous les habitants de la Terre dans cet univers où leurs soucis, leurs aigreurs et leurs lourdes tristesses se dissipaient… à la suite d’Émilie et de PerLin qui couraient en avant, dans ce jardin qui avait à présent la taille d’un continent, ou peut-être deux, ou bien quatre…

Pendant ce temps, une Terre silencieuse poursuivait sa révolution, peuplés de statues de cristal plongées dans un rêve sans fin.


Texte publié par Beatrix, 1er juillet 2016 à 01h04
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