Entends-tu ami le temps qui crisse ? Entends-tu, là, dissimulé à nos sens le grain qui glisse le long de la paroi de verre ? Cela fait si longtemps que je les compte. Chacun a son propre grincement, chacun dépend du nombre de grains qu’il reste derrière lui. Eh bien, crois-le ou non, il n’en reste plus beaucoup, juste à peine de quoi finir le jour, le dernier jour…
Tu me demanderas sans doute combien ? Une centaine tout au plus. Tiens, là, encore un qui s’apprête à s’écraser sur le tas amorphe de ses prédécesseurs. Je l’entends qui roule, pierre qui coule dans le ravin du temps. Il s’arrête, il semble hésiter, mais je ne peux lui donner la pichenette dont il aurait besoin. Pourquoi ? Mais tu le sais petite sotte, parce qu’il est dans ma tête. Hi, hi, le sablier du temps, les grains du dernier jour.
Lettre du Dr H., date inintelligible, à Mlle M.
Bonjour Mademoiselle,
Je me permets de vus écrire encore une fois et de vous solliciter tout autant. Quand vous m’avez adressé votre frère S., il y a maintenant sept mois, je vous avoue avoir été très surpris par son état. Il était pris dans un délire exalté mais pacifique. Tout au plus aurait-on pu le prendre pour un prophète, s’il s’était mis en tête de répandre ses visions. Par la suite, il est entré dans une phase de furia artistique écrivant et dessinant à tour de bras, ce qu’il appelait ses onirismes. Seulement, j’ignore tout du sens de ce mot et ce qu’il peut revêtir pour lui. Encore une fois, pouvez-vous m’éclairer sur ce dernier point ? J’ai sollicité nombre de mes confrères, qui ont tous été dans l’incapacité de donner un sens à ce mot inconnu. Plus tard il est entré dans une sorte de transe ou de torpeur, d’où il ne sortait que pour se mettre à pousser des cris perçants ou à se mettre pleurer jusqu’à ce que ces larmes se tarissent. Par moments, il lui arrivait de parler mais pour mieux libérer une logorrhée sans fin. Et malgré ses propos pour la plupart délirants et inintelligibles, un motif a fini par émerger. Il semblerait qu’il ait deviné votre future maternité, ce qui l’a plongé dans un état effroyable plusieurs semaines durant. Aujourd’hui, il ne manifeste plus qu’une indifférence polie à cet égard. Mais là n’est pas la chose qui me tracasse le plus, même s’il y a lieu de s’en étonner. Il semble se détacher de toute chose matérielle, il est… je n’ose écrire le mot mademoiselle, vous m’en voyez navré. Toujours est-il qu’il ne cesse de parler du temps et de ses rythmes. Une chose m’inquiète, il m’explique qu’il perçoit le sablier du temps et que celui-ci ne contient presque plus de grain. Aujourd’hui est le dernier jour…
Lettre de Mlle M., date inintelligible, au Dr H.
Docteur H.
Je vous prierai une dernière fois de ne plus me solliciter quant à la folie douce de mon frère. Il est une tâche indélébile qui souille déjà suffisamment le nom de notre famille. Quant à sa connaissance de ma grossesse, il ne peut s’agir que d’une indiscrétion de votre part.
Tiens encore une. Me serais-je trompé dans mes comptes, mon oreille aurait-elle défailli ? Que nenni ! Je voulais te faire peur, ô toi lecteur du Dernier Jour. Qui pourrais-tu bien être d’ailleurs ? Puisque, lorsque le dernier grain sera tombé, plus personne ne sera là pour en profiter. Hi, hi, à moins, à moins que je ne te crée de toutes pièces dans ma tête, à partir de ce petit grain de folie qui m’habite. Tiens c’est décidé. Je vais prendre tous les grains déjà tombés et te façonner. Un corps, bah semblable au mien avec deux bras et deux jambes, et une tête bien sûr, pour que tu puisses lire dans mon délire. Mais attention, je te laisse le choix de ton visage. Il n’appartient qu’à toi. Ah ! Je te laisse, j’en vois encore un qui coule, qui roule, coule et… tombe. Il est déjà si tard, hi, hi, plus que dix et après, hi, hi,… l’apocalypse. À tout à l’heure lecteur, si c’est bien le Dernier Jour.
Lettre du Dr H., date inintelligible, à Mlle M.
Bonjour Mademoiselle M.
Je regrette infiniment que vous vissiez les choses ainsi, et ce d’autant plus que dans sa dernière lettre, votre frère m’inquiète encore un peu plus. En plus d’une évocation plus prégnante de ce Dernier Jour, il explique avoir créé un lecteur à partir des grains du sablier du temps. Si ceci ne s’accompagnait pas d’une transformation physique, je ne me permettrais pas de solliciter ainsi de nouveau votre venue, ici même, à mon cabinet.
Lettre de Mlle M., date inintelligible, au Dr H.
Bonjour Dr H.
Encore une fois je vous oppose une fin de non-recevoir. Tout cela devient vraiment grotesque.
Adieu Dr H.
Ça y est le dernier grain arrive. Le pauvre, il est tout seul là-haut, malheureux d’entendre gémir ses frères tout en bas. Le Dernier Jour touche à sa fin et moi que vais-je devenir ? Comment lecteur, tu ne l’as pas encore perçu ! Ô ma créature !
Mais je deviens le Dernier Jour, quand ce dernier grain tombera, tout s’achèvera. Hi, hi, le voici dans sa course folle, le voilà qui passe le col et… oh ! que sa chute dure. Je le vois, là, bientôt il s’écrasera et tout disparaîtra… à l’aube du Dernier Jour.
Bonne lecture, Ô ma créature.
Lettre du Dr H., date inintelligible, à Mlle M.
Bonjour Mademoiselle M.
Je vous écris une dernière fois, sans me faire grande illusion sur votre réponse. Cependant, je dois vous annoncer le décès de votre frère S.. Sans doute n’y prêterez-vous guère attention. Peu importe.
P.S : À la lecture de la dernière lettre de votre frère, je me demande, si vous et moi avons jamais existé…
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