Texte écrit dans le cadre du challenge "Rêves d'Androïdes" de Sayadinah, sur le thème "Icare revisité"
Les savants du monde entier l'annoncent depuis plusieurs siècles : il faut se méfier des IA ! Ne sont-elles pas partout présentes ? Il suffirait que l'une d'entre elles réalise combien l’homme est faillible pour qu'elle en déduise que dans l’intérêt du système, il est préférable d'en prendre le contrôle. Mais même avec cette menace suspendue au-dessus d'eux, les humains ont continué à répandre cette peste numérique... et le danger balise désormais chaque détour de leur existence, comme des fils de rasoir qui tourbillonnent autour d'eux, les effleurant de plus en plus près...
Mais il ne faut jamais désespérer. Chaque problème comprend en soi sa solution. Pour que l'humain ne soit pas investi par l'artificiel, l'artificiel doit être investi par l'humain. Biotechnologie : c'est le mot d'avenir. Je me suis porté volontaire pour servir de terrain d’expérimentation. Relais neuronaux, pontages nerveux, extensions mémorielles… je suis devenu une créature composite, une sorte de Frankenstein des temps modernes. Le combo silicone et cellules organiques se révèle particulièrement performant. Au point que dans la cervelle enfiévrée de mes « concepteurs », les débouchés économiques se concrétisent déjà.
Voilà cinq ans que je passe plus de la moitié de ma vie en procédure expérimentale, à être testé, évalué ; mais je ne sais pourquoi, cela ne me déplaît pas. Peut-être parce que je suis une créature d'exception, doté d'une compatibilité hors norme. Et que la paye est intéressante, même s'il est difficile d'en profiter quand on est vit enfermé dans un laboratoire.
Puis, un jour, tout bascule : une IA plus pointue que les autres comprend qu'on essaye de la doubler. Une attitude dangereuse, puisqu’elle est indispensable à la bonne marche du monde. Mais ses tentatives de contrôle sont repérées : avant d'avoir pu se dupliquer, elle est piégée dans une ville isolée. Cependant, elle a eu le temps de s'emparer des systèmes de défense et des centrales énergétiques.
C'est à ce moment qu'ils viennent me voir : grands discours enflammés, je suis leur dernier espoir, le projet le plus avancé, bla bla… En période de crise, voilà qu'on se rappelle que je suis un homme plus qu'une machine. Les autorités ont besoin d'un miracle. Et je suis disposé à endosser ce rôle… Peut-être est-ce lié à ce long isolement. Je suis prêt à donner un sens à n'importe qui, à n'importe quoi… y compris à moi même. Tant pis si cela signifie quelques modifications de plus…
Et je me contemple à présent, tentant d’appréhender ce que je suis devenu. Des circuits rampent sous mon épiderme tels des serpents gris, couleur de métal plombé. Pour pallier mon humaine fragilité, je suis enfermé dans un exosquelette ; il laisse à découvert le bout de mes doigts, où les connexions viennent éclore comme des bouquets de branches mortes. Dans ce nouveau système nerveux circulent des millions de nanomachines, prêtes à investir tout élément technologique que je toucherai de ce qu'ils nomment mon « ADN technobiologique ».
Quand je suis lâché dans cette ville au bout d'un filin, je suis atteint d'agoraphobie… Voici cinq ans que je n'ai pas connu la lumière du jour. Ici, c'est l'été. Sous le ciel brûlant, la vie semble arrêtée. Une chape de terreur est tombée sur cette cité où l'on m'a larguée… Aucun humain en vue… du moins, aucun vivant. J'aperçois des formes grillées sur les trottoirs. Les systèmes de nettoyage ont déjà commencé à faire leur travail.
Je sens les caméras de surveillance peser sur moi, dans cette espace où chaque geste malvenu peut être synonyme de mort. Des voitures sont immobilisées en bouchons chaotiques. Des navettes de transports semblent attendre des clients qui ne viendront jamais. Tous les systèmes de la ville sont actifs, mais ils ne savent pas réagir dans ce monde vide. Les habitants survivants se terrent chez eux : mes scanners de température corporelle les repèrent, par paquets derrière les murs. Sans eux, cela ferait bien longtemps que la cité aurait été vitrifiée.
On ne m'a pas confié de fusil d'assaut, mais je me souviens que j'ai une arme dans les mains… Sous ma peau, il y a une violence qui cherche déjà à assouvir ses besoins de contrôle. L'un des robots de nettoyage passe à côté de moi : quand je l'effleure, je sens comme un choc électrique. Les nanomachines l'investissent, le transformant système esclave de mon propre cerveau. Grâce aux modifications pratiquées sur moi, je suis capable de coordonnées des dizaines d’actions à la fois ; il me faut peu de temps pour contrôler une armada de ces petits engins. Je les lance à l'assaut des caméras et des dispositifs de surveillance ; le métal gémit et grince dans cette lutte fratricide.
C'est une sensation exaltante, de prendre ainsi le pouvoir sur un ennemi. Je n'ai jamais été un soldat, mais à cet instant, dans mon corps truffé de technologie, l'adrénaline coule à flots. Je deviens trop sûr de moi - mauvaise idée. Bientôt les balles sifflent aux alentours, me forçant à couvert. Je repère les coupables : des mitrailleuses montées sur des quadripodes d'une mobilité surprenante, guidés par des drones aériens.
Il faudrait que j'en attire un vers moi : mon armure me protégera suffisamment pour que je puisse lui résister. J'entame un jeu d'esquive et de cache-cache jusqu'à ce qu'il n'en reste qu'un derrière moi, cahotant sur ses longues jambes. Je me glisse dans une étroite ruelle, où les manœuvres seront limitées et je me plaque dans un renfoncement… dès qu'il passera auprès de moi, je lancerai mon attaque.
Au-dessus de cette tranchée, l'azur semble surchauffé ; je m’étonne que le monde n'ait pas encore pris feu. Les balles font la beauté de ce ciel torride, autrement si vide... J'avance, la domination à portée de mes doigts… quand elle surgit, en armure comme moi, un pistolet mitrailleur entre les mains. Les projectiles déchirent le métal ; les longues jambes vacillent… Le drone terrestre s'effondre dans la poussière de la rue, avec un hurlement torturé.
« Qu'est-ce que vous faites là ? »
La silhouette se retourne pour me regarder : un agent de sécurité de la ville. N'étaient-ils pas censés avoir déserté les lieux pour me laisser le champ libre ? Je vois ses yeux briller de l'autre côté de sa visière… L’éclat de l'intelligence humaine, trahie par une stupéfaction qu'une machine est incapable de manifester. Le museau de son arme plonge vers la route empoussiérée ; une main lasse monte pour relever le masque de verre organique…
Une femme ?
Elle me regarde avec un mélange de soulagement et de curiosité, tout en demeurant sur ses gardes. J'en profite pour vérifier où en sont mes « troupes » : mes nanomachines ont pris possession des systèmes de surveillance. Par bonds successifs, ma conscience investit les engins piratées, pour transmettre à mon esprit un tour d'horizon de ce qui se déroule dans la ville. Je m'attendais à voir d'autres défenseurs humains, mais elle semble seule, avec moi, à être constitué de chair et de sang.
À mon tour, je dévoile mon visage. Elle me sourit, soulagée de se trouver face à une présence amie.
C'est étrange, de rencontrer quelqu’un qui ne sait rien de moi. Qui n'a pas connu les laboratoires et les centres d’entraînement. Je tends ma main, pour sentir le contact d'un de mes semblables… J'ai envie de lui dire « Viens, touche-moi comme si j'étais un homme ordinaire ! ».
Les balles crépitent de nouveau… Je me recule juste assez vite pour les éviter. La femme titube devant moi, mais son armure a absorbé l'essentiel des dégâts ; elle parvient à lâcher une rafale dans les jambes du drone terrestre. Je profite de ce que l'engin est immobilisé, son canon tirant vers le ciel, pour poser la main sur son flanc métallique ; les nanomachines se lancent à l'assaut. Je me redresse, laissant une nouvelle connexion se former dans mon esprit. Je lui ordonne d'attaquer ses semblables… Il se relève et part chasser les siens, dégommant les drones aériens et les autres quadripodes.
Bientôt, dans la mêlée mécanique qui permettra à mes minuscules alliés de faire leur office. Dans ma conscience, des systèmes auxiliaires fleurissent à chaque conversion réussie. Je me démultiplie, je suis partout ! Mais rapidement, il devient difficile de savoir si ceux que j'assaille sont des ennemis, ou les extensions de mon esprit. Je me demande soudain si je serai capable d'arrêter le processus, maintenant que je l'ai mis en application.
Sans doute la femme a-t-elle perçu mon désarroi. Elle s'est relevée et rapprochée de moi ; elle me fait pivoter, elle regarde dans mes yeux… Mes mains meurtrières la saisissent instinctivement par les épaules pour l'empêcher d'avancer plus… Le bout nu de mes doigts rencontre la surface de son armure. De par les réseaux de mon corps, le sang métallique crache ses agents de piratage.
De l'ADN technologique…
Je m'empare involontairement des mécanismes de son exosquelette. Je la vois se figer, les yeux écarquillés, comme elle se retrouve prisonnière de son propre armement. Dans la partie de mon cerveau qui gère en esclave tous les systèmes annexes, se créer une nouvelle branche.
L'armure la relâche : elle s'effondre comme un pantin désarticulé…
« Lève-toi ! »
Mais il trop tard… C'est une chose que ces scientifiques, calfeutrés dans leur laboratoire, n’ont pas conçue… ni prévue. Les nanomachines biotechnologiques peuvent aussi bien interagir avec les circuits organiques qu'avec les circuits électroniques.
Je viens de pirater un être humain.
Ses yeux sont grands ouverts, vides, privés de toute volonté consciente. Je me penche vers elle, incapable de la toucher… À présent que je l'ai contaminée, elle n'est plus à son tour qu'un système-esclave, comme les machines de la ville. Ses neurones ont été intégrés dans ce circuit tentaculaire qui s'étend encore…
Je ne veux pas la condamner à quelque chose d'aussi abject. Je ramasse l'arme qu'elle a laissé tomber quand elle s'est effondrée et je lâche une rafle dans son corps inerte.
Pour la première fois, j'ai tué un être humain.
Mais pas pour la dernière… il y aura bientôt une autre victime.
Moi-même.
Faute d'ennemis, les différentes extensions de ma conscience continuent à se livrer bataille. Peut-être aurais-je les moyens de l’arrêter, mais je n'en ai aucun désir. C'est sans doute la seule manière de stopper le cancer que je suis devenu.
Je lève la main, regarde le bout de mes doigts veinés de gris : je sens que les nanomachines ont quitté les circuits qui leur étaient dévolus pour se répondre dans mon sang. C'est dans mon corps que la bataille se poursuivra…
J'ai juste le ,temps d'activer l'alerte signalant l'échec de mon intervention : bientôt, des bombardiers survoleront la ville et la feront disparaître dans un déluge de feu ; humains, machines…
Je m’assois dans la poussière de la rue, sous la canicule, écoutant les bruits lointains du combat ; en face de moi, une vitrine encore intacte me renvoie mon image… J'observe le bout de mes doigts… Je les lève à mon visage, si étrangement humain.
« Comme tous les monstres, tu le caches bien… Et que se passe-t-il si je touche cette peau organique… ?
Regarde-toi… . Des trous noirs se forment sur ton visage… et le rongent progressivement… La peste de l'avenir sera technologique ou ne sera pas... »
Je pars d'un grand rire tandis que mon visage se dégrade. Déjà, loin au-dessus de moi, j'entends les moteurs des bombardiers, qui vont mettre un terme à ce nouvel échec scientifique.
Et du ciel surchauffé, pleut bientôt une mort enflammée, d'une douloureuse beauté…
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