Il y a tant d’histoires dans ce vieux miroir, tant de souvenirs, tant de visages ; en fait, il y a tant à voir dans ce palais de mémoire. Du bout des doigts, il en caresse la surface comme pour en éprouver l’âge et il soupira. Par endroits, il en sent les fêlures, les brisures, toutes ces failles minuscules qui disent les jours, les années, les siècles qui passent ; en d’autres, c’est le métal, corrodé, tordu, enfoncé, qui susurre et lui murmure des mots durs ; du bout des lèvres, il l’embrasse.
Que n’a-t-il vu ? Que n’a-t-il entendu ?
Cette pensée, lui arrache presque un sourire, cependant qu’il se détache de la surface lissée et salie par les innombrables mains passées devant lui. Par instant, il surprend quelques-uns de ces échos protéiformes du passé ; images fugitives et évanescentes, capturées par la fenêtre miroitante. Alors il ouvre les yeux et savoure le silence des lieux. Réfléchis tout autour de lui, il les revoit ; ces héros d’un jour, ces silhouettes de figurants invisibles que tout le monde oublie ; ces petites mains qui font le monde, ces petites gens qui conduisent le monde. Oh comme il les aime, avec leurs corps marqués par les événements, leurs visages burinés, surtout leurs visages lorsqu'il se penchait et le dévisageait sans le voir. Alors, il s’éveillait et les observait qui allaient et venaient. Jamais imparfait, il mimait le moindre de leurs gestes, les moindres de leurs expressions, même leurs traits jusque dans leur imperfection. Quand le temps passait, il les regardait grandir, s’épanouir, puis vieillir et se flétrir, mais toujours ils conservaient cette étincelle qu’ils nommaient vie.
De temps en temps, ils se rassemblaient et l’un d’entre eux sortait d’un antique étui en cuir une caisse sur laquelle un artisan avait tiré des cordes. Sentencieux, il les effleurait du bout des doigts et en jaillissaient des sons sans pareil, des sons qui racontaient le monde, alors il se mêlait à eux et se rappelait un autre comme lui.
Quand était-ce ? Il ne se souvenait plus. Mais quelle importance cela pouvait-il avoir quand on a l’éternité pour soi ?
Assis sur un balcon, le dos calé contre le mur pignon, il l’apercevait qui tirait des notes graves de son instrument, des notes qui lui arrachaient des larmes chaque fois qu’il posait ses doigts sur les cordes. En ces instants, il le déposait et tournait son visage vers le ciel, cependant qu’il dodelinait de la tête, au rythme d’une musique qui n’existait que pour lui. Ses lèvres s’entrouvraient, elle formait un nom, un nom sans aucune signification ; l’index joint au pouce, il regarda par le trou dans sa direction. Mais il ne l’apercevra pas, en fait jamais il ne le verra, comme toutes les autres fois. Assis sur la rambarde de son balcon, le corps en équilibre, il oscillait de droite puis de gauche, de gauche puis de droite, tandis que s’élevait à nouveau cette musique aux accents si tristes et si mélancoliques ; la guitare plaquée contre lui.
Ainsi perdu dans la narration de son palais de mémoire, il s’enfonce dans la nuit noire, dans la nuit noire de son monde miroir.
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