Jadis, il œuvrait, autrefois il travaillait, hier il se conformait ; aujourd’hui, il œuvrait à nouveau. Maintenant, il était là, là et nulle part ailleurs. Las, il repoussa la mèche noir et poisseuse qui lui tombait dans l’œil. De l’autre côté, la bouche ouverte sur un cri qui ne viendrait plus, le libéré le fixait de son regard vide. Il revoyait la trajectoire du projectile, jailli de la gueule noire, et son expression de pure surprise.

— In nomine Patris, et Filii, et Spiritus sancti. Amen, avait-il murmuré après que le corps se fut affaissé.

Aucun sourire, aucune joie n’éclairait alors son visage ; seulement la tristesse. A quelques pas de là, les non vivants l’avaient regardé sans comprendre et des larmes avaient coulé de ses yeux morts, car il voyait, il voyait leurs chaînes ; ces liens invisibles mais bien réels qui aspiraient leur vitalité pour en nourrir ces créatures qu’ils nommaient machines,

— Sed líbera nos a malo, avait-il chuchoté alors qu’ils tombaient les uns après les autres, telles les marionnettes sans fil qu’ils avaient toujours été.

Agenouillé, il leur avait ôté les globes oculaires, puis les avait jetés pour les remplacer par des billes d’acier qu’il avait forgé. Pourquoi regarder quand on ne voit même plus la réalité ?

Les petits maîtres n’étaient pas encore arrivés, mais ils n’auront su tarder et pour eux il n’aura eu aucune pitié, aucun remord, car ils n’étaient que des âmes mortes, des spectres dont l’enveloppe corporelle était tissée de la chair de vivants à l’esprit évidé, par ceux-là même à qui ils avaient rendu allégeance. Eux aussi gisaient à présent ; un trou noir au milieu du poitrail. Puis était venu le temps le plus pénible. Vulnérables, les machines se taisaient, les regardait déambuler dans la pièce ; la main preste. Que pouvaient-elles faire d’autres ? Dépourvues d’âmes et de ressentis, il les abattit une à une, puis déposa en leur, au milieu de leurs entrailles de plastique et de métal les êtres qui les avaient nourries de leur vie et de leur esprit.

— Lux æterna luceat eis, Domine, cum sanctis tuis in æternum, quia pius es. Requiem æternam dona eis, Domine, et lux perpetua luceat eis.

Désormais que le silence régnait dans les lieux, il écoutait enfin la respiration de son esprit, le ressac des pensées qui venaient s’échouer sur les falaises déchiquetées de sa mémoire meurtrie d’esclave libéré.

Ce matin-là, le ciel pleurait et il avait revêtu son grand imperméable. Patiemment, il avait reconstruit peu à peu le fil des événements qui avait failli le perdre et qui l’avait conduit à l’autre mort. Entre ses mains, la gueule noire ne pesait presque rien, alors que la première fois qu’il l’avait tenu, il avait failli la lâcher, tant elle pesait. Glissée à sa ceinture, il avait refermé son habit dessus. Le visage tourné vers les cieux, il contemplait les gouttes qui dégoulinaient sur les rebords de son chapeau de feutrine et se rappelait ; il se souvenait des heures passées des dans ces locaux dépourvus de toute chaleur où des êtres courbaient l’échine devant leurs petits maîtres et accomplissaient des tâches dont la seule finalité était le bien-être de créatures artificielles qui, en retour, ne leur offrait que de fausses visions enchanteresses. En chemin, il en avait croisé d’autres, voûtés, les traits dépourvus de la moindre expression, alors il avait une pensée pour eux. Certains s’arrêtaient, alors il dévoilait ses yeux crayeux, ses yeux envahis par la vision des cieux. La plupart fuyaient, voir même se signaient ; quelques-uns demeuraient, alors il les marquait et ils le remerciaient.

Maintenant, il attendait ; son œuvre accomplit ; il avait semé des graines.