— Maman !

Dans la cuisine, flotte une délicieuse odeur de citron chaud. Une silhouette se tient de dos devant le plan de travail. De longs cheveux noirs descendent en cascade sur ses épaules, dissimulant les bretelles de sa robe en soie blanche. Soudain, elle s’arrête et frappe ses mains l’une contre l’autre ; le nuage de farine s’envole. Dans les airs, les grains semblent ne jamais vouloir retomber, comme si le temps désirait demeurer inachevé.

— Oui ?

La voix est douce et lointaine à la fois, amère aussi. Le froid s’infiltre sous ses habits ; cependant, il ne tremble pas ; sa maman est là. Derrière, le piano joue toujours, un air de printemps.

Du visage, il n’aperçoit que la bouche, vide, figée dans un éternel sourire ; le reste, le reste n’est que clarté ombragée. Les lèvres remuent, des sons s’en échappent.

— Tiens !

Sa vue se trouble, des larmes coulent le long de ses joues ; il aime tant ces odeurs d’enfance, ces odeurs d’innocence. Entre ses mains, elle ne tient plus le rouleau ; le rouleau avec lequel elle confectionne ses gâteaux ; elle l’a posé sur le plan de travail et de nouveau s’élève des nuages de farine, comme elle passe ses mains fines sur le tablier de mousseline. Elle lui tend un biscuit, un biscuit fait avec de la farine, de la farine et de l’amour.

Il hésite, il hésite, car il sait que tout n’est que malice, que les délices ne sont que des maléfices. Mais il s’en saisit ; il s’en saisit et s’emplit des si savoureux parfums. Il sourit ; il sourit et les ténèbres aussi ; il est triste. Entre ses doigts, les biscuits ne sont déjà plus ; ils ne sont plus que cendre, une cendre grise et rougeoyante qui s’envole au milieu des tourments. Il a croqué dedans ; il a croqué dedans et sa bouche s’est emplie de cendre ; une cendre fine et douce comme sa maman. Devant lui, la silhouette se désagrège, mais l’odeur de citron chaud demeure comme celle de la meringue tout juste sortie du four ; une meringue blanche comme la neige.

— Prends donc une part, mon garçon !

La voix crachote à la manière d’un vieux disque empoussiéré et un peu de poussière jaillit de ses lèvres. À sa taille, le tablier vert ; le tablier vert qu’il lui avait offert. Elle lui tend une part de tarte, délicieuse, mordorée et ses odeurs de caramel et de citron chaud qui s’en échappe. Posée dans une assiette en faïence, elle semble aussi réelle que le chaos ambiant. Mais déjà l’assiette s’efface ; elle se désagrège ; elle se désagrège en une fine poussière qui s’envole par la fenêtre. Autour de lui, tout n’est plus que cendre, seulement un peu de cendres…

Entre ses doigts s’écoule une poussière grisâtre qu’un souffle brusque emporte soudain ; la part de tarte n’est plus, son image non plus. Las, il lève les yeux. Autour de lui, tout n’est plus qu’ombre et silence. À ses pieds son fusil ou plutôt ce qu’il en reste le regarde, obscène, bientôt lui aussi ne sera plus que poussière. Ses camarades… ses camarades ne sont plus que des ombres figées pour l’éternité. La vie, les autres, tout n’est désormais plus qu’un lointain souvenir, semblables à une ville enchâssée dans une boule de verre. Entre ses doigts, il serre un rouleau en forme de fusil. Mais déjà lui aussi se désagrège et tombe en poussière, une poussière que le vent balaie. Par la fenêtre, il aperçoit le ciel où s’agitent encore quelques grains de poussière céleste. Au zénith, un ange se dresse, son glaive a frappé les ténèbres et a réduit la lumière en poussière. Les jambes douloureuses, il se lève ; déjà il sent son corps qui se désagrège. Un instant, il contemple sa main, elle aussi tombe en poussière.

— Encore un peu de temps, encore un peu de cendre, murmure-t-il tandis qu’il s’avance vers la fenêtre pour admirer l’ange.