Le réveil d'Élie
© Rose P. Katell (tous droits réservés)
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La chaleur de la mi-août était accablante, suffocante. Sous Élie, les draps du lit d’hôpital étaient humides. Son corps était moite.
Elle soupira. La chambre était tellement calme… Seuls les « bips » réguliers de son moniteur cardiaque rompaient le silence ambiant ; un bruit dont elle se serait bien passée. Désireuse de s’évader, elle regarda la montagne par la fenêtre. Que n’aurait-elle pas donné afin d’être jeune et capable de la gravir ! Hélas, son heure était proche, elle le sentait. C’était déjà miraculeux qu’elle ait tenu jusque-là. Son cancer ne lui laissait pas de répit…
Malgré son état, Élie sourit. Quatre-vingt-deux ans, n’était-ce pas un âge honorable pour mourir ? Pas toujours facile et simple, sa vie n’en avait pas moins été remplie. Elle n’aurait pas souhaité la changer.
Un moineau vola soudain devant la vitre. Dès qu’elle le remarqua, Élie songea à sa fille. Naguère, Hyser adorait observer les oiseaux avec elle. Ensemble, elles parcouraient en rêve le monde à leurs côtés.
Cette époque était révolue désormais. Il y avait des années qu’Hyser n’avait plus passé un moment en sa compagnie, c’était à peine si elle venait lui rendre visite. Néanmoins, Élie ne parvenait pas à lui en vouloir. Son enfant était mariée. Elle avait un ménage à gérer et un petit garçon à élever. N’en était son absence, la vieille femme ne doutait pas qu’elle l’aimait. Elle regrettait juste de ne pas lui avoir dit à quel point elle la chérissait.
Elle scruta le ciel et distingua un dragon dans les contours d’un nuage. Ses lèvres se rehaussèrent. Elle adorait inventer des histoires à partir des cumulus ! Quand elle était petite, ses camarades de classe l’imitaient et se plaisaient à apercevoir telle ou telle forme dans l’azur, mais plus elle avait vieilli, et moins ils s’étaient pris au jeu. Beaucoup lui avaient affirmé qu’elle avait une imagination débordante ; trop peut-être pour ses parents.
Élie n’était pas en mesure d’estimer le nombre de fois où son père l’avait prié de redescendre sur terre en lui rappelant qu’elle devait rester dans le monde réel plutôt que de vivre dans ses rêves… Souvent, de tels mots l’avaient attristée. Aujourd’hui, ils l’amusaient. Elle espérait les entendre à nouveau, rejoindre son paternel parti trop tôt… Si le paradis existait, leurs retrouvailles ne tarderaient pas. Elle se réconfortait avec cette pensée.
Élie ne craignait pas la mort. Elle avait décidé de l’attendre comme une amie qui l’emmènerait loin et lui offrirait l’aventure qu’elle avait escomptée au long de son existence. Elle était bien sûr triste d’abandonner ses proches derrière elle ; cependant, l’excitation à l’idée de découvrir l’inconnu l’emportait sur son ressenti.
Élie ne s’était jamais vraiment sentie à sa place durant son existence. Elle avait grandi avec la conviction qu’elle était différente, que ce monde n’était pas le sien. Fallait-il y voir une conséquence de son esprit fantasque ?
Sur sa réflexion, elle ferma les yeux…
Ses paupières frémirent, puis s’entrouvrirent. Élie s’étira. Avait-elle beaucoup dormi ?
Elle roula sa tête vers la fenêtre et constata que la nuit était tombée. La pénombre était telle qu’elle n’était pas en mesure de lire l’heure sur l’horloge murale.
Un poids invisible l’oppressa. Quelque chose n’allait pas… Mais quoi ? Elle ne réussissait pas à le définir.
Élie se redressa et s’assit sur son matelas. Sa bouche s’arrondit aussitôt. Elle n’éprouvait pas la moindre douleur ! Comment était-ce possible ? Le silence l’angoissa. La nuit était calme, trop calme. Elle n’entendait plus les « bips » caractéristiques de son électrocardiogramme. Intriguée, elle pivota.
L’appareil n’indiquait rien !
Elle hoqueta. C’était insensé, absurde. Si son moniteur n’affichait plus rien, elle ne pouvait pas être là, plus maintenant…
Paniquée, elle chercha à se lever du lit. Il fallait qu’elle appelle une infirmière, il y avait une erreur ! Elle fut sur ses pieds en un seul bond et s’en étonna. Où étaient passées ses courbatures ? D’ordinaire, elle perdait cinq minutes à se redresser. Son malaise s’accentua. Sans comprendre ce qui la poussait à agir ainsi, elle se retourna et distingua son corps allongé.
Elle hurla.
Élie pria pour qu’une aide-soignante accoure. Hélas, son cri demeura sans réponse. La peur l’envahit. Que lui arrivait-il ? Il était inconcevable qu’elle se tienne là, debout, et qu’elle soit également couchée. Elle inspira. Il fallait qu’elle se calme, la panique ne l’aiderait pas.
Tremblante, elle osa s’approcher de son « autre elle »… Nulle respiration n’animait son torse. Elle déglutit, gagnée par un pressentiment. Puis elle posa ses doigts dans son cou. Aucun pouls ne les cogna.
Alors Élie saisit la vérité.
Elle était morte…
Le constat lui permit de recouvrer son sang-froid : informée de sa situation, elle se maîtrisait à nouveau. Vinrent ensuite les interrogations. Qu’allait-il se passer ? Devait-elle rester ici ou bien était-elle libre de circuler à sa guise ? Son trépas lui accordait-il une deuxième chance d’accomplir les voyages qu’elle n’avait pas réalisés de son vivant ?
Élie n’aurait pas imaginé que décéder lui apporterait tant de questions. Elle avait l’impression d’être à nouveau une petite fille, curieuse et avide d’apprendre ce que le lendemain lui réservait. Elle n’eut toutefois pas le loisir d’y méditer davantage, car une pression sur son épaule la fit sursauter. Elle effectua un demi-tour, mais ne repéra personne.
Il est temps, murmura une voix.
Son être vibra à son écoute. Élie n’avait jamais entendu un son si doux, si pur ! Elle ne fut pas surprise par l’apparition de la tonalité dans son esprit, comme si elle était naturelle. Elle lui évoquait un ange…
Émerveillée et excitée, elle chercha son interlocutrice du regard. Cependant, elle ne vit toujours rien. Où était-elle ? Se cachait-elle ou était-elle invisible ?
Il est temps de prendre le passage.
Le son provenait de son dos, Élie n’avait pas de doutes là-dessus. De quel passage lui parlait-on ? Elle brûlait de l’apprendre. Néanmoins, découvrir à qui elle avait affaire lui tenait encore plus à cœur.
Elle scruta son environnement et n’avisa pas un chat. Par contre, une porte se trouvait derrière elle. Était-ce le fameux « passage » ? Étrangement, elle aurait envisagé autre chose. Un long couloir blanc, ou une magnifique grille dorée. Qu’importe, la simplicité de l’huis lui plaisait. Pour autant, était-elle prête à partir ? Elle devinait qu’il lui fallait franchir l’ouverture, mais l’incertitude la rongeait. Elle ignorait à quoi s’attendre. Atterrirait-elle dans un endroit meilleur ou pire que celui qu’elle avait jusqu’ici connu ? Elle n’avait qu’un moyen de le savoir…
Élie avança vers la porte. Nerveuse, elle tendit une main vers la poignée, puis l’empoigna. Une légère rotation, et elle obtiendrait des réponses. Pourtant, elle freina son élan. Hyser s’en sortirait-elle sans elle ? Elle n’était pas certaine d’avoir envie de partir si elle était en mesure de demeurer auprès d’elle…
Nous veillerons sur elle, c’est promis.
Son hésitation s’envola avec la caresse de cette voix si agréable. Si les anges prenaient soin de son enfant, elle n’avait plus de raison de rester.
Rassurée, Élie prit sa décision. Après une profonde inspiration, elle traversa l’encadrement.
Une sensation d’air frais contre sa peau lui fit relever les paupières. Sous elle, de nombreux brins d’herbe la chatouillaient. Élie papillonna des yeux, comme émergeant d’un long sommeil, et revint doucement à elle. Le vent lui arracha un frisson. Elle se redressa… et remarqua sa nudité !
Dans un réflexe instinctif, elle se cacha à l’aide de ses bras et se recroquevilla. Que lui arrivait-il ? Qui l’avait déshabillée ? Où se trouvait-elle ?
Elle considéra les environs. Elle était seule. Le constat l’apaisa : nul ne la surprendrait dans sa tenue d’Ève.
Élie se leva. Elle n’éprouva pas la moindre douleur et s’en étonna. Un hoquet lui échappa lorsqu’elle observa ses mains ; elles n’avaient plus de rides ! Elle se jaugea. La stupeur la figea plusieurs secondes. Elle avait récupéré le corps de ses vingt ans ! Même si elle ne s’expliquait pas les événements, elle devait avouer qu’un détail pareil n’était pas pour lui déplaire.
Un sourire sur le visage, elle virevolta. Ses mouvements étaient fluides et ne la gênaient plus. C’était merveilleux… Une joie nouvelle s’emparait de son âme. Elle eut besoin de deux ou trois minutes afin de retrouver une clarté d’esprit propice à la situation. Aussi réjouissant soit le fait d’avoir recouvré sa jeunesse, il ne lui fallait pas oublier n’avoir aucune idée de là où elle se tenait.
Elle s’obligea à examiner le paysage. Elle n’était entourée que par de l’herbe. L’étendue verte ne paraissait pas posséder de fin.
Bon sang, où était-elle tombée ?
Élie fouilla sa mémoire. Elle se souvint avoir contemplé les nuages par la fenêtre, puis s’être endormie. Et ensuite ?
Soudain, ça lui revint… Elle était décédée.
Un ange lui avait ordonné de prendre le « passage », elle visualisait la scène avec netteté. Et désormais, elle était ici. Ne lui restait qu’à apprendre ce qu’était cet « ici ». La mort ressemblait-elle à une vaste prairie ? Elle ne parvenait pas à croire qu’il n’y avait pas davantage. Son intuition la poussait à chercher plus loin.
Élie s’arma de tout son courage et effectua un pas, puis un autre, et encore un autre. Le soleil l’honora de sa présence, déposant sur sa peau nacrée une agréable sensation de chaleur qui la motiva à continuer sa progression. Elle allait en découvrir plus, elle en était convaincue.
Un arbre surgit tout à coup devant elle. Elle cria. Il n’était pas là auparavant !
Élie se figea et admira ensuite le feuillu. Comment et quand était-il apparu ? C’était insensé ! Mais… peut-être n’avait-ce rien d’étonnant dans un tel endroit ? Peut-être était-elle trop enfermée dans ses carcans humains ? Si elle voulait comprendre le fonctionnement du lieu, il lui fallait libérer son esprit.
Sûre de sa conclusion, Élie se remit en marche. Divers arbres se matérialisèrent et l’émerveillèrent par leur présence ; le phénomène était presque magique. Une pensée l’amusa : et si c’était elle qui les créait à chacun de ses pas ? Et si la mort consistait à inventer son propre Éden ?
Désireuse de vérifier sa théorie, elle ne résista pas à la tentation et commença à courir. Un rire lui échappa. Depuis combien d’années n’avait-elle plus filé ainsi ? Trop, elle n’en doutait pas ! Élie se sentait plus libre que jamais. Elle aurait aimé que l’instant dure éternellement. Hélas, au bout d’un moment, épuisée par sa galopade, elle fut contrainte de s’arrêter.
Elle se laissa tomber dans l’herbe et profita du calme. Une telle connexion à la nature avait tout pour la charmer. Il ne manquait plus que les nuages dans le ciel…
Bientôt, une douce et légère odeur lui chatouilla les narines. Élie se redressa et aperçut une première fleur à côté d’elle, qu’elle n’avait pas notée en se couchant. Elle se pencha et en distingua une deuxième, puis une troisième. Dès que son regard se posait ailleurs, il en jaillissait ! Le spectacle était splendide.
Un bruit étouffé la surprit. Élie se leva. Y avait-il un intrus ? Elle se remémora sa nudité et rougit. De quelle façon agir ? Par chance, il ne s’agissait que d’un écureuil. Apprendre que des animaux évoluaient dans ce qu’elle appelait maintenant « son paradis » la combla de joie. Attentive, elle repéra des oiseaux, un lapin, et même un cerf.
Un craquement lui parvint en provenance de son dos. Élie pivota, enchantée d’accueillir un nouveau visiteur, mais ne vit qu’un arbre. Plus imposant que ses congénères, il avait quelque chose de majestueux, quelque chose qui la charma immédiatement.
Elle s’approcha. Le bruit qu’elle avait perçu s’intensifia. Venait-il du végétal ? Mi-curieuse, mi-stupéfaite, elle posa sa main sur l’écorce. Celle-ci frémissait ! Elle en resta muette.
Contre sa paume, la vibration s’accentua. Un visage se révéla dans le tronc, un visage féminin. Élie recula.
— N’aie pas peur, lui murmura une voix chaude et bienveillante tandis qu’un corps émergeait de l’arbre.
La femme qui en sortit était plus belle que les personnes qu’elle avait rencontrées de son vivant. Altière et mince, elle possédait une longue chevelure blonde qui ne prenait fin qu’à hauteur de ses genoux, deux yeux vert émeraude et un teint hâlé. Sa robe était étrange. Elle semblait constituée de mousse et de bois, ce qui n’enlevait rien à sa beauté. Néanmoins, le plus fabuleux résidait dans son dos. Deux fines membranes transparentes partaient de ses omoplates… Des ailes.
Une fée. Elle se tenait en face d’une fée !
L’apparition la contempla, mais malgré sa peau nue, Élie n’en fut pas gênée. Rien de malveillant ne se dégageait de son être. Souriante, l’inconnue s’approcha. Élie ne bougea pas, confiante, et la dévisagea pendant qu’elle posait ses lèvres sur son front. Elle n’avait pas le souvenir d’avoir déjà reçu autant d’amour.
— Bienvenue chez toi, chuchota la fée, qui lui prit la main et l’entraîna à sa suite.
Toutes deux progressèrent parmi la végétation. Du coin de l’œil, Élie crut distinguer une dizaine de créatures ailées qui les observaient. Elle s’interrogea. Était-ce elle qu’on scrutait ? Qu’avait-elle de spécial ?
Soudain, sa « compagne » s’arrêta et la lâcha. Trois de ses semblables les rejoignirent aussitôt, tenant une robe faite d’eau et d’écume. Élie en fut subjuguée. Intriguée, elle ne protesta pas quand elles entreprirent de la lui passer. Doux et lisse, le vêtement était agréable au toucher. Fluide, il ondulait sur elle.
— Merci, souffla-t-elle.
Après lui avoir caressé la joue, l’une des fées alla cueillir plusieurs perles de rosée, qu’elle plaça en couronne sur son crâne. Chacune brillait comme un diamant !
— Tu es fin prête, susurra sa première interlocutrice.
Celle-ci l’invita derechef à la suivre. D’un pas leste, elle la mena au centre de cinq chênes, puis recula. Ses pairs se regroupèrent auprès d’elle. Ensemble, elles l’encerclaient. Élie était incrédule. Se tenait-elle vraiment là, entre des êtres de contes ?
La brise se leva et ses accompagnatrices pivotèrent de concert dans la même direction. Elle les imita… et son souffle se figea.
Si elle avait trouvé la fée qui l’avait guidée magnifique, sa beauté n’était rien comparée à celle de l’étrangère qui marchait vers elle la tête haute. La taille élancée, elle dardait sur elle un regard bleu profond et paraissait sonder son âme. Toutefois, son attitude n’avait rien d’effrayant ; au contraire, à sa vue, Élie se sentit sereine. Ses cheveux étaient aussi blancs que la neige et encadraient son faciès anguleux. Ses traits étaient harmonieux. Elle avait l’air fragile. Pourtant, une aura puissante se dégageait d’elle. Les autres s’inclinèrent d’ailleurs devant elle. Elle possédait des membranes dorsales bien plus grandes que les leurs. Était-elle leur reine ?
La nouvelle venue approcha d’Élie sans la quitter des yeux. La jeune femme fut incapable de bouger tant elle la fascinait ! Qui était-elle ? Que lui voulait-elle ? Elle brûlait de le découvrir. La mort lui offrait là une aventure excitante !
— Te voilà enfin, déclara la bonne dame une fois à sa hauteur.
Sa voix ! Elle appartenait à l’entité qu’Élie avait entendue dans sa chambre d’hôpital avant de franchir le passage. C’était donc une fée qui lui avait parlé, et non un ange. L’ex-vivante ne sut lui répondre. Elle se contenta de sourire. Lui rendant son geste, la « reine » exécuta un gracieux mouvement de poignet. Un collier apparut dans sa paume. Une stupéfiante bulle vaporeuse tenait lieu de pendentif, une bulle animée de sa propre vie. Fascinée, Élie la détailla. À quoi servait-elle ?
La fée prit le bijou et le dressa au-dessus d’elle.
— Pour moi ? s’étonna Élie.
— Il a toujours été à toi.
Surprise par la réponse, elle ne rétorqua rien et patienta. Elle ne s’expliquait pas pourquoi, mais elle était convaincue qu’il allait se produire quelque chose d’important, voire de crucial pour elle.
D’un geste fluide, l’ailée lui passa le collier autour du cou…
La mémoire d’Élie lui revint avec ses ailes.
Fée trop orgueilleuse, elle avait choisi de vivre une existence mortelle afin d’expier ses fautes. Maintenant, elle était rentrée chez elle, de retour parmi ses sœurs.
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