Un long manteau marron de laine brute avance dans la neige et une puissante et longue queue écailleuse traine derrière. La silhouette d’un mètre dix environ avance pas à pas au cœur d’un petit massif boisé au nord du campement. Pas très loin d’elle, un petit nez dodeline et agite ses moustaches pour humer l’air. Ses oreilles se dressent. Le manteau se fige, une langue fourchue frétille dans l’air durant un instant, puis la silhouette foudroie le lapin en lançant une petite hache avec une redoutable précision. L’impact fait détaler un autre rongeur aux grandes oreilles. Une seconde hache de lancer fend l’air. Elle cueille l’animal en plein bond d’un coup derrière la nuque. Ce jet aura été tout aussi meurtrier que le précédent.
* * *
À l’ouest du camp se tient une fine silhouette humaine. Elle est vêtue d’une tunique de velours rouge sang superbement cousue et agrémentée d’un liseré bleu ciel. La jeune femme guette le passage des poissons au bord du ruisseau. Deux truites nagent l’une au-dessus de l’autre. Elle tend au-dessus de sa flamboyante chevelure rousse bouclée son bras équipé d’un harpon de fortune et, par un geste vif et précis, abat l’arme au moment opportun. Elle le ressort presque aussitôt de l’eau. Deux belles prises frétillent dessus. Le soleil de l’Est éclaire son visage rond. Elle a le teint laiteux et sa peau a la texture d’une pêche de vigne mûre à point.
* * *
Quelques bosquets d’églantiers épars un peu au sud du camp sont garnis de cynorhodons charnus, seuls fruits disponibles ici durant l’hiver. Un elfe cueille ces baies pour leurs excellentes qualités nutritives. Elles sont si riches et si denses qu’elles constituent l’aliment de survie par excellence. Grâce à sa grande connaissance des plantes, il distingue et délaisse sans difficulté celles qui sont toxiques. Certains voyageurs inexpérimentés sont déjà morts de s’être trompés.
Élancé, les traits fins, il se dégage de cet elfe de la douceur et de l’harmonie. Comme tous les siens il est symbole de beauté. Son teint est clair, légèrement rosé et sa peau est lisse comme la cire. Il est imberbe et ses oreilles sont pointues. Sa chevelure est longue et argentée comme la lune. Elle tombe sur son manteau fait d’un velours vert et lézardé comme le lierre grimpant sur un feuillage de printemps. Ses manches sont amples et se terminent par une bordure d’un vert plus soutenu. Il se nomme Roriil Cremieel.
En plus des baies, il ramasse un peu de bois mort pour le feu. Les couleurs qu’il porte sont si nuancées qu’il se confond à merveille avec la végétation. Cela explique en partie pourquoi le hasard ne suffit pas à rencontrer un elfe qui ne le souhaite pas.
* * *
Je poursuis ma descente depuis les hauteurs du ciel et je continue à observer mes compagnons.
Un troisième rongeur vient d’être fauché. La petite silhouette marron rabat sa capuche et révèle deux yeux ronds et rouges aux pupilles verticales. Ils trônent sur une tête reptilienne inexpressive traversée par une grande et profonde cicatrice qui part de la droite des narines, passe par le centre de la face et remonte jusqu’au front au-dessus de l’œil gauche.
C’est Croesus Verbeek, un reptinahain des savanes du pourtour du lac d’Eaufière. Il ouvre son manteau et essuie le tranchant de ses armes sur l’intérieur du tissu. Son corps est nu et sa peau est blindée de petites plaques osseuses formant une côte de maille naturelle, sauf aux articulations où elle s’amasse en bourrelets souples.
Il accroche ses armes de chasse et son gibier à sa ceinture verte. Elle est faite d’un solide cuir écailleux sur laquelle on trouve sa gourde de peau de sanglier brute. Il la traine régulièrement dans l’eau ou la neige pour que les poils retiennent l’eau. Ainsi, l’eau s’évapore tout au long de la journée et la gourde conserve fraiche sa boisson. Après avoir rangé ses affaires, il retourne immédiatement au campement. Ses mains de nouveau libres, il dévore cru l’un des trois lapins fraichement tués. Le sang frais perle de son menton, macule ses mains et forme des tâches sur son manteau.
* * *
Près du ruisseau, l’humaine profite de la fraicheur et du soleil matinal. Quatre saumons sont embrochés sur son harpon qui est posé sur son vêtement étendu au sol. Les pieds à l’air, elle barbote dans l’eau claire et pure pour en sentir la fraicheur contre sa peau. Tout à ses rêveries, elle aperçoit un jeune héron blessé pris dans des branchages au bord du ruisseau. Il tente de se sortir de là mais son aile semble endommagée. Pasiphaé est attendrie et s’en va lui porter secours. À son approche, l’oiseau est inquiet, bat d’une aile mais ne peut s’envoler. Elle tente de le rassurer avec douceur. Elle utilise sa main droite pour écarter délicatement les branchages tandis que sa main gauche saisit la dague à son flanc droit. D’un geste habile et félin, elle fait sauter la tête du héron qui retombe dans la rivière en l’éclaboussant.
— Voilà. Ton problème est réglé, ton aile ne te fera plus souffrir, déclame-elle avec un sourire empathique.
Pasiphaé plonge sa dague dans l’eau et secoue la main pour en nettoyer le sang. C’est une lame effilée et parfaitement équilibrée, forgée dans un métal brillant comme un miroir. Elle la range dans son fourreau d’hermine blanche.
— Et ne me remercie pas, c’est de bon cœur ! semble-t-elle ronronner.
Elle ressort de l’eau et se sèche les jambes avec sa cape, puis enfile ses longues cuissardes. Elles ne laissent apparaitre qu’une petite bande de peau sous sa courte tunique. Une ceinture de cuir tressée de couleur brune lui serre la taille. Elle remet sa longue cape de velours pourpre sur ses épaules et fait disparaitre ainsi à la vue ses formes généreuses.
* * *
Roriil Cremieel part des bosquets du sud pour revenir au campement. Sous son manteau vert, il porte une longue chemise d’une blancheur éclatante. Elle se fond dans la neige du paysage ambiant et lui descend jusqu’aux chevilles. Sans son pardessus on ne verrait de lui qu’une tête fantomatique flottant dans l’air. L’ensemble tranche avec son écharpe violette qu’il porte nonchalamment autour du cou.
Une joie discrète se lit en permanence sur son visage où se dessine un sourire énigmatique. Une délicate odeur de jasmin émane de lui et se remarque dans les senteurs boisées des bosquets. Ses yeux d’un bleu intense et profond se perdent souvent dans l’infini, ou scrutent avec précision l’objet de son attention.
Une bande de corneilles remontent vers le nord et survolent le mage. Il comprend leur langage. Elles s’expriment par leur façon de voler mais également par les émotions qu’elles émettent : Cascades. S’amuser. Viens. Toi chaud et repos ! lui piaillent-elles en cœur. Attention. Grand lézard pas loin. Prudent !
L’elfe a toujours le cœur réchauffé par ces moments de grande intimité avec la nature. Merci à vous et amusez-vous bien, jeunes corneilles, sourit-il.
Débordant de joie, il lève son bâton. Une spirale de fumée violacée s’en échappe et fonce sur la bande. Elle perturbe son vol et les oiseaux tourbillonnent dans des gazouillis de plaisir. C’est sa façon à lui de les amuser tout en les respectant. Puis il reprend : Les bois de la forêt d’Arduina m’attendent à l’est. Je vais à la source du grand savoir.
Bon voyage. Merci pour distraction, continuent-elles en poursuivant leur route.
Les corneilles passées, il abaisse son bâton qui est fait d’un large bois noueux et torsadé. Son sommet est surmonté d’un cristal blanc à la base duquel sont sculptées trois roses rouges aux tiges entrelacées le long d’une spirale descendante. Celui qui regarde avec attention voit que le cristal pulse suivant un rythme lent et avec une intensité qui est fonction de l’état émotionnel de son propriétaire. En cet instant d’allégresse, le cristal rayonne de mille feux.
Revenu au campement, Roriil Cremieel s’en va nourrir abondamment de bois le foyer qui doit être ravivé pour le repas. La flamme s’est éteinte durant la nuit. Descendu de ma hauteur je suis maintenant à côté du bûcher, en compagnie de l’elfe. Nous nous ressentons toujours avec autant de plaisir. Je l’assiste dans ses tâches et souffle une longue flamme pour embraser le bois. Le feu reprend immédiatement et diffuse sa chaleur tout autour de nous.
Croesus Verbeek arrive au campement. Il se dégage de lui une odeur de charogne qui ne semble pas le gêner. Elle est la marque d’un prédateur aux stratégies redoutablement efficaces, que ce soit à la guerre ou à la chasse. C’est une véritable machine à tuer dépourvue d’émotion.
Son odeur tranche avec celle de Pasiphaè qui les rejoint. Les parfums qu’elle dégage résument d’ailleurs sa complexité. Une note de poivre blanc souligne le piquant de son caractère, une note de lait et une note de miel en tempèrent les excès. Elle est une mante religieuse pourvue d’émotions qu’elle manie avec la précision meurtrière d’un assassin. Son charme naturel fait chavirer les cœurs qu’elle arrache de ses mains avec délectation. Que ce soit la rondeur de ses courbes, la délicatesse de ses traits, la subtilité des couleurs qu’elle arbore, tout en elle embrase les sens si bien que les barbares les plus rustres sont sous son charme. Elle pourrait prétendre être une elfe tant il y a de magie dans son portrait.
Le reptinahain s’arrête prêt du feu. Tel un trait décoché d’un arc par un geste fluide, il envoie ses prises au bord du foyer de braises. Les flammes crépitent d’excitation et s’en délectent à l’avance. Il s’adresse à ses deux compagnons :
— La chasse a été bonne. Il y a beaucoup de gibier. J’ai déjà mangé ma part sur le chemin. Faites pareil. Le temps est orageux. Nous devons prendre la route. Il faut atteindre la forêt avant les grandes eaux.
— Le soleil est radieux et le ciel sans aucun nuage, lui répond Pasiphaé. À moins que les aigles ne nous déversent leurs fientes sur leur passage, je ne vois vraiment pas quelles eaux peuvent nous tomber sur la tête. Tu n’as visiblement pas une très bonne vue. Ni un bon odorat d’ailleurs, se moque-t-elle.
— Le temps m’a l’air plutôt beau en effet, complète Roriil Cremiiel. Les oiseaux ne m’ont pas dit qu’il allait changer. Ce serait donc étonnant qu’il le fasse si vite, même dans les montagnes.
Personne ne semblant de son avis, le grand lézard saisit à sa ceinture son puissant couteau de chasse. Il tranche la tête de ses deux lapins et entaille leur cuir pour les dépecer. D’un geste sec, il leur arrache la peau pour ne laisser que la chair sanguinolente à l’air libre. Pour chacun des deux animaux, il prend une broche de chêne à côté du feu et l’empale d’un seul coup.
A la viande, Pasiphaé préfère le délicat fumet du poisson des rivières translucides. Elle seule d’ailleurs a suffisamment de raffinement et d’inutile coquetterie pour tenir dans sa besace quelques citrons qui agrémenteront avec délice la chair tendre, rose et onctueuse de ses prises. D’un geste leste, elle retire le fruit de sa pêche de son harpon. Elle a la grâce et la dextérité d’une voleuse émérite. Sa dague lui sert à évider les truites qu’elle enroule ensuite dans une grande feuille d’arbre tropical dérobée sur les étals des marchés ambulants rencontrés sur leur route. Un peu de jus de citron, des baies et quelques herbes avant de refermer le tout. Elle s’affaire ensuite à dresser des branches épaisses pour cuire ses poissons en papillote au-dessus des flammes.
— Ce n’est pas le moment de te lancer dans la grande cuisine, Pasiphaé, lui lance Roriil Cremieel avec un regard en coin. Nous sommes en campagne, pas à la cour d’un duc ! Ne l’oublie pas.
— Nous avons du temps, il fait beau, profitons de l’instant présent ! minaude-t-elle. Sachons jouir de chaque moment et de chaque chose. Sinon, il ne sert à rien de vivre.
Alors qu’elle se baisse délicatement pour déposer ses préparations sur son dispositif de cuisson, le manteau de Pasiphaé s’entrouvre et laisse voir ses porte-bonheur bien en arrière de ses armes, accrochés à sa ceinture. Ce sont des mains humaines coupées et partiellement décomposées. Elles ont été séchées, réduites et préparées pour les conserver. Elles pendent le long d’une lanière de cuir.
Croesus Verbeek les observe régulièrement sans comprendre ce que ces objets révèlent de Pasiphaé. Il scrute la belle rousse de son regard inexpressif et lui demande :
— Tu as encore à manger à ta ceinture. Tu as tout le temps faim ?
— Mais ce n’est pas pour manger voyons ! lui réplique-elle. Ce sont mes porte-bonheur.
Pasiphaé affiche un sourire sincère :
— Lorsque je les regarde, j’ai la nostalgie de ces moments heureux avec ces vieux amis à qui ces mains appartiennent. Aujourd’hui, j’aurais plaisir à les revoir.
La notion de porte-bonheur est totalement inconnue du reptinahain qui, comme les siens, ne pense qu’en termes d’efficacité. Il continue :
— Je ne comprends pas. Ce sont des amis et tu les mutiles. Quand Roriil Cremieel dit « ami » il ne fait pas ça. Je ne comprends plus ce que veut dire « ami ».
L’humaine sourit simplement en poursuivant ses occupations.
— Tu les as mutilés sans les tuer. Tu aurais dû, expose le grand lézard. Tant d’effort pour si peu de viande, ce n’est pas rentable.
Pasiphaé ne s’en laisse pas conter et sait conserver de la virtuosité dans ses gestes comme dans ses mots. Arborant un sourire malicieux elle déclare :
— Je ne peux pas les tuer froidement comme ça. Je respecte trop la vie, je te l’ai déjà dit de nombreuses fois. Tu manques de subtilité !
Son sourire s’efface et laisse place à un regard ambigu, pervers et angoissant :
— En revanche, je peux trancher la sale patte que ces porcs immondes ont posée sur moi. Voilà de quoi m’amuser et me ravir !
Son expression redevient friponne et sarcastique :
— Il faut savoir se faire respecter tout en goûtant aux plaisirs de la vie. Je ne fais de mal à personne après tout. Et puis, à ma ceinture, c’est du plus bel effet ! Ne trouves-tu pas ? Je devrais lancer la mode. Je suis sûre que cela ferait fureur dans les châteaux. Les princesses en raffoleraient.
Le reptinahain est trop primitif pour saisir toutes les nuances de la pensée de la voleuse. La dualité qu’elle exprime le dépasse. Et il est encore moins à même de comprendre qu’elle pense vraiment ce qu’elle énonce. Il la réfute :
— Tes porte-bonheur vont nous créer des ennuis. Ils attireront des bêtes. En plein combat, ils contraindront tes mouvements. Ils causeront ta perte. Tu dois les jeter.
Tout en complexité et pleine de contradictions, Pasiphaé est insaisissable pour le commun des mortels. Ils n’ont pas assisté comme moi à ce spectacle horrifiant d’un pauvre homme maladroit qui s’était approché un peu trop près d’elle. Elle venait juste de le mutiler et lui se tordait de douleur à terre. Tout en plongeant son regard de femme fatale dans le sien, elle suçait goulument le sang rouge et encore chaud du membre refroidissant qu’elle venait de trancher. Elle me fascine. Elle est dotée d’une intelligence subtile qu’elle utilise trop souvent contre elle-même sans qu’elle n’en ait conscience.
Occupé par le feu, Roriil Cremieel surveille la cuisson des lapins et des poissons. Ses mains ouvertes entourent la grande flamme et semblent la nourrir. En retour, telle une ballerine, la flamme danse sa joie. L’elfe la dirige, il fait corps avec. Elle lèche avec délicatesse les chairs du gibier et des poissons. Les chairs répondent en chœur par une mélodie crépitante portée par la bise du matin. C’est une symphonie naturelle.
— Préparez les affaires, nous partons juste après nous être restaurés, lance-t-il sans pour autant quitter des yeux le feu rougeoyant. Le chemin est encore long et nous n’avons point le temps de faire ripaille. Vous gloserez sur la route, vous aurez tout le temps nécessaire.
Il reste en effet quelques effets à rassembler. Une épée courte dans un fourreau serti de pierres précieuses posé sur un sac à dos au milieu de quelques ustensiles pour Pasiphaé. Des protections en cuir épais pour les épaules et les articulations, un casque de métal incrusté d’écailles tranchantes, une grande hache de bataille noire finement ciselée – elle porte de multiples inscriptions – le tout autour d’un second sac de voyage pour Croesus Verbeek.
Mais Pasiphaé ne l’entend pas de cette oreille :
— Nous ne sommes pas pressés ! Il fait beau et je profite du soleil. Grâce à cette rivière poissonneuse je vais me régaler. J’en salive d’avance. Je connais bien cette espèce et leur chair est particulièrement délicate.
— Cesse tes enfantillages, Pasiphaé ! la rappelle à l’ordre l’elfe. Des trésors t’attendent, je suis sûr que tu ne veux pas qu’ils se morfondent. Ils pourraient préférer d’autres bras venus avant toi. Mais rassure-toi, le frisson et l’amusement seront au rendez-vous ! Je te le garantis.
Pasiphaé n’aime pas qu’on lui dise comment elle doit agir. Elle n’aime faire que ce qui lui plait. Mais le goût de l’aventure et des richesses suffisent à la motiver à se mettre en route.
* * *
Je sens une présence. Des yeux sortis du néant braqués sur moi. Pourtant, le mystère reste entier et mon intuition est trop affutée pour que je fasse la confusion avec un danger matériel.
Des questions me viennent de partout autour de moi. Que me veux-tu ? Qui es-tu ? … Ce n’est pas l’habituelle présence dans ma tête de Roriil Cremieel. Cet elfe est télépathe et je connais parfaitement sa signature mentale. Je distingue pourtant mal la source de ces idées. Est-ce une personne ou est-ce plusieurs personnes ? Je vous ressens comme étant plusieurs, et pourtant je vous perçois comme un seul être !
Est-ce un homme ou une femme ? Est-ce entre les deux ? Difficile à déterminer ! Leurs corps sont différents mais leurs esprits se ressemblent. Je ressens une interrogation partout et en chacun de vous ! Et pourtant une profonde unicité s’impose à moi. Je vais considérer que tu es Un si tu le veux bien. Du moins, tant que je n’en sais pas plus sur toi. Alors dis-moi, que veux-tu savoir exactement ? … Il est vrai que je ne me suis pas présentée.
Je me nomme Rhoswen et je suis de la race des dragons, du moins je le crois. Même si c’est la conclusion à laquelle je suis arrivée, un doute subsiste. Ce qui est sûr c’est que je peux engendrer mes semblables. Il y a tant de féminité et de délicatesse en moi ! Par contre, ne me demande pas comment je fais pour te parler car je n’en sais rien. J’ai juste l’impression que tu comprends ce que je pense. C’est assez rare ! D’autant que je ne m’exprime pas dans la langue des hommes. Ni celle des elfes ou encore moins celle des nains. Je ne me souviens pas non plus d’avoir conversé avec des reptinahain. Ceci dit, la pensée est universelle !
Tu n’es pas très bavard. À quoi est-ce dû ? Pourrais-tu être une pierre ? Ou es-tu simplement un peu idiot ? Non, évidemment que tu n’es pas idiot, ce n’est pas possible. C’est à Croesus Verbeek que tu rendrais visite sinon !
Bon, où en étais-je ? Dans ce monde nous pourrions dire que je suis le familier de Roriil Cremieel. Nous allons bien ensemble et le vert de mes écailles s’accorde parfaitement à la couleur de son manteau. Que de beauté ici-bas. Je dis familier car c’est ce qui y ressemble le plus. Ou du moins ce qui me semble le plus compréhensible. Ou ce que ce que je suis le plus à même d’expliquer.
Bref, tout n’est pas clair pour moi non plus. Je sais que je ne suis pas très grande et que je peux tenir perchée sur l’épaule de l’elfe. Je ne me rappelle pas l’avoir jamais fait. Mais, ceci dit, il n’y a pas si longtemps, j’avais la taille d’une galaxie. Ou bien ai-je rêvé ? Tout cela est confus. Je sais que j’ai une histoire mais chaque fois que j’essaye de la parcourir je me perds dans les limbes de mon esprit et je ne me rappelle vraiment que de cette chute vertigineuse. Tout le reste est flou.
Et quand je dis que je sais, je n’en suis finalement pas si sûre. Je finis même par douter de ce que je crois savoir. Roriil Cremieel plonge souvent son regard dans le mien alors que Croesus Verbeek et Pasiphaé ne me regardent jamais. C’est à croire qu’ils ne me voient pas, ou que je n’existe pas. À moins que je ne me fasse des idées. Non, non, c’est impossible.
L’elfe et moi nous nous parlons souvent. Sur ce point-là je n’ai aucun doute. Nous nous parlons d’esprit à esprit bien entendu ! Il a besoin de s’épancher et je suis la seule à qui il peut se confier totalement et sans limite. Sans faux semblant ! Quand j’y pense, heureusement que ses doutes ne sont pas un abime car plus d’un se serait rompu le cou en y tombant.
Il y a moins de questions autour de moi à présent. J’ai donc répondu à ta curiosité. Maintenant, tu veux savoir pourquoi nous sommes là, c’est normal. Eh bien, nous ferons la conversation sur le chemin, ça me fera de la compagnie. Ce sera toujours plus agréable que la compagnie du reptinahain !
Allez suis-moi ! J’espère que j’existe car j’ai l’impression de parler dans le vide tout en ayant la sensation d’être entendue.
Vraiment étrange que tout ça ! Qu’est-ce que le rêve, qu’est-ce que la réalité ? Peut-être ne sont-ils que le miroir de mes propres pensés ou de mon âme ? Qui suis-je finalement et surtout, que suis-je ?
* * *
Après que chacun a contenté sa panse, la troupe a lève le camp. Les paquetages faits, nous cheminons vers l’Est en direction des bois.
Nous sommes à une demi-journée de marche. C’est l’occasion de parler de ce qui nous attend, de rêver, ou bien de poser les questions qui nous préoccupent.
— Tu ne nous as pas donné de détails sur la forêt. Que va-t-on y rencontrer ? As-tu un plan de bataille ? questionne Croesus Verbeek.
Le reptinahain aime tout prévoir dans les moindres détails. Il lui arrive même de vouloir prévoir l’imprévisible.
— Les textes évoquent ce que nous allons trouver et indiquent où nous pouvons espérer le trouver, lui répond Roriil Cremieel. Mais ils ne disent pas par où nous allons passer et ce que nous rencontrerons en chemin. Il va nous falloir éveiller nos sens. Nous devrons agir avec autant d’intuition que d’instinct. C’est bien pour ça que j’ai fait appel à vous. Vous êtes les plus qualifiés pour cette mission.
Au fur et à mesure du voyage, le soleil monte dans le ciel depuis l’est. Le froid de l’hiver rehausse l’effet des rayons chauds sur nos peaux. Le vent d’ouest souffle et nous pousse vers l’avant en donnant une sensation de légèreté à chacun de nous.
— Tu n’as même pas une idée de ce que nous pourrions affronter ? s’enquière Pasiphaé de sa voix mélodieuse. Une vague description de monstres pour nous faire frissonner d’avance ?
C’est un moment où se mêle anxiété et excitation dans un subtil mélange de sentiments ambivalents et contradictoires pour ceux qui en éprouvent.
— Les textes sont cryptés et voilés dans leur sens. Ils font appel à des allégories, des images et des symboles. Ce n’est pas aussi clair et précis qu’un rapport de patrouille de la milice des contrées inexplorées, répond doucement l’elfe. C’est moins pratique pour se repérer mais ça nous assure que le premier chevalier en mal de gloire ne soit pas passé avant nous. Tu serais très déçue, ironise-t-il.
Et c’est surement mieux que vous ne sachiez pas réellement ce qui nous attend, pense l’elfe. Si nous le savions, nous n’aurions peut-être plus le courage de l’affronter.
Roriil Cremieel avait promis à ses compagnons de quoi les ravir. Il connait leurs penchants et sait ce qui les attire. Il sait également en jouer pour les rallier et les mettre au service de son idéal. C’est certes de la manipulation, mais c’est tellement facile et pour la bonne cause. Selon lui en tout cas ! Gageons qu’il ne se trompe pas.
Croesus Verbeek est venu pour l’or. Il n’a pas fallu beaucoup d’efforts pour le convaincre d’entreprendre le voyage. C’est un être basique aux besoins et aux désirs basiques eux aussi.
Pasiphaé est venue pour l’aventure, la richesse et la découverte. La jolie rousse est beaucoup plus complexe et subtile que son compagnon à la demi-taille. Elle a besoin de plus d’arguments, plus de perspectives pour que son intérêt soit accroché. Roriil Cremieel lui a parlé de la prophétie. Du moins en partie. Il lui a donné les éléments qu’elle avait besoin de connaitre pour accepter de se mettre en marche.
Le texte contient suffisamment de promesses d’aventure, de quête et de gloire à celui qui ne le lit pas correctement. Le mystère que Roriil Cremieel a laissé dans son récit suffit à faire place aux rêveries, aux espoirs et aux fantasmes.
Excitée par ces perspectives, elle est passée d’une attitude passive et réfractaire à une attitude beaucoup plus enjouée. D’ailleurs, il ne se passe pas un jour sans que, à au moins un moment de la journée, elle ne harcèle l’elfe pour aller plus vite. Cela ne l’empêche pas, à d’autres moments, de prendre son temps quand son esprit s’accroche à un autre plaisir.
S’il a évoqué le contenu des textes, s’il leur a parlé des trésors et du souterrain qui mène à la montagne, en revanche, il ne les a pas instruits de son véritable but. En effet, les textes que l’elfe a trouvés au cœur de la cathédrale mentionnent la quête qu’il poursuit. Ils sont tenus pour sacrés par les moines gardiens des savoirs et des rites. Roriil Cremieel a eu de la chance d’y avoir accès. À moins qu’il n’y ait été conduit.
C’est la quête de l’éternité ! Tout un programme ! J’espère que ce n’est pas encore une mystification de ces faux sectateurs. Quoi qu’il en soit, Roriil Cremieel tient cette quête comme étant son véritable but. Il a conscience que l’or et la gloire sont trop futiles pour être de véritables richesses. Il sait qu’il peut attendre autre chose de la vie. Caché parmi les mystères se trouve une connaissance supérieure. On ne peut la découvrir qu’après des recherches, de la persévérance et des souffrances. La volonté du mage d’accomplir cette quête est sans faille mais il ne sait pas lui-même ce qu’il trouvera. Il ne sait pas ce qu’est exactement cette connaissance et cette vérité. Il n’en a même pas l’idée. Il peut donc encore moins l’expliquer à ses compagnons.
* * *
Nous approchons de la mi-journée et le soleil est à son zénith. Alors que la luminosité était forte depuis l’aurore, des nuages se sont joints depuis peu à notre aventure. Les paysages neigeux sont maintenant moins rayonnants et la mélancolie nous envahit en même temps que la température chute. Nous ne sommes plus très loin et une vaste plaine s’ouvre devant nous.
Quelques signes furtifs nous laissent penser que la forêt nous appelle : les murmures du vent, une impression que les bois viennent à notre rencontre, le vol d’oiseaux autour de nous. D’ailleurs, si je fais le vide en moi, je peux entendre sa voix mélodieuse, douce et suave. C’est une voix qui n’est perçue que par ceux qui s’ouvrent à la nature. Une voix que l’on ne peut rencontrer qu’avec le cœur mais qui vous habite et vous transcende.
Un aigle plane très au-dessus de nous, presque immobile. Il me rappelle ces éclipses de soleil, longues, lentes, nous plongeant dans l’obscurité. Nous pourrions croire qu’il nous surveille ou qu’il nous accompagne. Serait-il possible qu’il soit là pour nous guider ?
Nous marchons maintenant avec un vent contraire venu de l’est. Nos visages sont fouettés par le froid. Les nuages se sont encore assombris, un orage se prépare. Croesus Verbeek disait donc vrai. Nous accélérons le pas pour ne pas être surpris. Il nous faut encore du temps pour arriver près des bois.
Nous nous arrêtons net. À la lisière de la forêt, un grand et majestueux cerf blanc nous fait face. Sorti de la sylve sans que nous ne l’ayons vu ni entendu, il nous fixe de son regard profond et intense. Plongés dans ses yeux nous communions avec l’animal. Ses bois immenses nous fascinent et impriment nos esprits. Nous ressentons de la bienveillance et une mise en garde. C’est un message porté par l’émissaire de la nature. Il tourne ensuite son regard vers le ciel. Une inquiétude nous gagne progressivement tandis que nous ne parvenons pas à détacher notre regard du somptueux animal. Un rayon de soleil perce l’épaisse couche nuageuse. Il éclaire sa tête et le nimbe d’une aura scintillante couleur or. Il se cabre et immédiatement après, galope vers l’intérieur de la forêt. Nous avons l’impression qu’il ne fait aucun bruit. L’expérience est fascinante. Peut-être n’est-elle qu’une hallucination. Si c'est le cas, c’est une merveilleuse hallucination.
Sans détacher son regard de la forêt, Croesus Verbeek annonce de façon toujours aussi inexpressive :
— Pas naturel cet animal. Des créatures étranges peuplent les bois. J’en suis sûr. Notre chemin va être difficile. Il y aura des complications.
Pasiphaé n’est pas en reste. Un sourire illumine son visage, elle est remplie d’allégresse :
— Le cerf blanc est un signe de réussite, réjouissons-nous ! Je peux voir d’ici les pierres précieuses qui nous attendent. Ma tenue frétille déjà de joie à l’idée d’être richement décorée.
— Ce n’est pas un signe ! renchérit le reptinahain. Si le cerf blanc n’est pas réel nous aurons des ennuis. Si le cerf blanc est réel nous aurons à manger.
Roriil Cremieel ferme les yeux et médite en silence. Il entre en contact avec moi : L’entends-tu toi aussi ? Es-tu suffisamment éveillée pour percevoir ses pensées ?
Un bruissement de feuille accompagne sa complainte : Fais un effort mon amie, le cerf nous invite à le suivre ! L’entends-tu également ou est-ce un mirage ?
L’elfe rouvre les yeux et tente de pénétrer les profondeurs des bois de son regard : Je peux sentir sa force et son message. Nous sommes sur la bonne voie mais je doute à présent. Que vais-je réellement trouver au bout du chemin ?
Il n’est plus temps de se poser la question, compagnon, lui dis-je. Moi aussi je perçois l’appel du grand cerf blanc. Mais je n’ai aucune autre certitude à t’offrir. Il te faut avancer jusqu’au bout de ce chemin avec courage et assumer tes choix ! C’est la seule façon que tu as d’obtenir des réponses.
Roriil Cremieel s’adresse doucement à ses deux compères. Il a toujours le regard enfoui au cœur du royaume sylvestre.
— Nous sommes sur le bon chemin et nous touchons au but. Mais préparez-vous à vous battre et restez sur vos gardes, car nous ne savons pas ce que nous allons affronter. Je crains tout d’un coup que nous ne nous confrontions à nos plus grandes peurs au cœur de la forêt.
Après une profonde inspiration, nous pénétrons dans les bois obscurs et humides. Notre destin nous attend, qu’il en soit ainsi !
* * *
Au-dessus de la forêt, un tourbillon de nuages noirs s’exécute lentement comme aspirant le cœur des bois. Ils sont de plus en plus noirs et on peut distinguer un vortex se former. Quelques éclairs tombent et déchirent l’espace d’un son strident.
Sous le vortex se trouve une farandole d’aigles noirs. Ils tournent comme dans une procession rituelle. C’est un sabbat qui s’organise dans les cieux. La farandole surplombe la colline recouverte d’arbres. Il se passe quelque chose au centre des bois, mais quoi ?
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